ORPHÉE ET EURYDICE


Orphée
J'entends, j'entends la douceur de tes pas
J'entends ton pas derrière moi.
Nous montons sur ce dur sentier,
Sur ce sentier de mort vers la vie.

Eurydice
Tu me guides, je te suis , docile;
Il faut que je marche, il le faut…
Mais j'ai devant les yeux un nuage noir,
C'est le voile noir de la mort;

Orphée
Plus haut! plus haut! les marches nous mènent
A la lumière, au bruit, au soleil!
Là-haut le regard dissipera l'ombre,
Là-haut m'attend mon amour.

Eurydice
Je n'ose pas, je n'ose pas,
Mon époux, mon ami, mon frère!
Je ne suis qu'une ombre sans force,
C'est une ombre que tu conduis;

Orphée
Crois-moi! crois-moi! près du seuil
Tu retrouveras le printemps!
En chantant j'ai vaincu le dieu,
En chantant je te ferai revivre!

Eurydice
Les chants ont perdu tout leur sens
Pour qui connaît le silence secret.
Le printemps n'existe pas pour qui
A vu les champs d'asphodèles.

Orphée
Souviens-toi, souviens-toi de la prairie,
On y chantait, on y dansait!
Souviens-toi de la nuit mystérieuse
De nos caresses douces, brûlantes!

Eurydice
Mon cœur est mort; je ne respire plus;
Je ne vivrais plus dans tes bras.
Je me rappelle des rêves, mon ami,
Mais ce que tu dis ne m'atteint pas.

Orphée
Tu ne te rappelles rien! Tu oublies!
Et moi, je revois chaque moment!
Non, le tombeau est incapable
D'effacer en moi ton visage.

Eurydice
Mon ami, je me rappelle un bonheur,
Un amour, comme un songe sans voix…
Mais dans une ombre, une ombre sans retour,
Ton visage blême s'efface.

Orphée
— Regarde! — Et Orphée se retourne,
L'œil hagard, vers l'obscurité.
— Eurydice, hélas, Eurydice!
Tout autour gémissent les ombres.

Valerii Brioussov (1873-1924)