LE CONVIVE DE PIERRE

DE POUCHKINE

Par Anna Akhmatova[1]

 

 

1.

On sait que, pendant la première période de son activité créatrice (lorsque parurent  Le Prisonnier du Caucase, La Fontaine de Bakhtchisaraï  et les poésies de jeunesse), Pouchkine était aimé de ses contemporains ; il suivait en pleine lumière une voie toute droite. Mais voici que vers1830 les lecteurs et es critiques se détachèrent de lui. La cause en est surtout Pouchkine lui-même. C’est lui qui a changé. Au lieu du Prisonnier du Caucase, il écrit La Petite Maison de Kolomna ; au lieu de La Fontaine de Bakhtchisaraï , il écrit les petites tragédies, puis Le Coq d’or  et  Le Cavalier de bronze. Les lecteurs ne le comprenaient plus ; ses ennemis et ceux qui l’enviaient jubilaient. Ses amis se taisaient. Pouchkine écrit en 1830 :

                                               Les almanachs et les revues

                                               Qui nous enseignent la morale,

                                               Qui me traitent de tous les noms,

                                               Mais où j’ai trouvé autrefois

                                               Des compliments d’un autre style…[2]

 

Comment Pouchkine a-t-il changé et en quoi ?

 

Dans la préface destinée aux chapitres VIII et IX d’Onéguine (1830), Pouchkine s’en prend à la critique : « Que le siècle progresse à son gré, la poésie demeure à la même place… Son but est unique, ses moyens restent les mêmes. »

Pourtant, la même année, dans son brouillon d’article sur Baratynski,[3] Pouchkine donne une tout autre idée des rapports du poète et de son lecteur : « les idées, les sentiments d’un poète de dix-huit ans sont encore accessibles et familiers à chacun, les jeunes lecteurs le comprennent et découvrent avec transport dans ses œuvres leurs propres sentiments et leurs propres pensées, exprimées avec clarté, vivacité et harmonie. Mais es années passent, le jeune poète mûrit, son talent croît, ses idées s’élèvent, ses sentiments se modifient ; ses chants ne sont plus les mêmes. Cependant les lecteurs sont devenus plus insensibles, plus indifférents à la poésie de la vie. Le poète se sépare d’eux et, peu à peu, s’isole complètement.  Il crée pour lui seul et si parfois il publie encore ses œuvres, il ne rencontre que froideur et indifférence, et ne trouve un écho à ses mélodies que dans le cœur de quelques admirateurs de la poésie, aussi isolés, aussi perdus que lui dans le monde. »

Il  est étrange que l’on n’ait jamais remarqué jusqu’ici que cette pensée a été soufflée à Pouchkine par Baratynski lui-même, dans une lettre de 1828, où il explique l’insuccès d’Onéguine de la manière suivante : « Je pense qu’en Russie un poète ne peut espérer un grand succès que pour ses premiers essais, les moins parfaits. Il a pour lui tous les jeunes gens, qui retrouvent en lui presque tous leurs sentiments, presque toutes leurs  pensées, revêtues de couleurs éclatantes. Le poète grandit ; il écrit avec plus de réflexion, plus de profondeur ; il ennuie les officiers, et les généraux lui en veulent parce que ses vers ne sont tout de même pas de la prose. Ne prends par pour toi ces réflexions. Elles valent pour tous. »[4]

On voit en comparant ces deux citations comment Pouchkine a développé la pensée de Baratynski.

Ainsi ce n’est pas la poésie qui est immobile, c’est le lecteur qui n’arrive pas à suivre le poète.

Tous les contemporains de Pouchkine se reconnaissaient avec enthousiasme dans le héros du Prisonnier du Caucase. Mais qui eût consenti à se reconnaître dans l’Eugène du Cavalier de bronze ?

 

2.

Au nombre des œuvres de la maturité de Pouchkine qu’ont négligées ses contemporains et même ses amis figurent les petites tragédies. Aucune œuvre de la poésie universelle ne pose peut-être avec autant de rigueur et de complexité les plus terribles questions de la morale. La complexité est parfois telle que, liée à un laconisme vertigineux, elle en vient presque à obscurcir le sens et mène aux interprétations les plus diverses (voyez, par exemple, le dénouement du Convive de pierre). Pouchkine donne lui-même, me semble-t-il, une explication dans une remarque sur Musset (24 octobre 1830), où il loue l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie de ne pas moraliser et où il déconseille d’une manière générale « d’accoler à n’importe quoi un enseignement moral ». Cette observation donne en partie la clé pour comprendre la fin apparemment plaisante de la Petite Maison de Kolomna (9 octobre 1830) :

                                « N’avez-vous pas au moins quelque moralité ?

                                — Non… Ou peut-être si. Un instant. Patientez.

Voici, c’est mon avis du moins, votre morale… »[5]

                Suit une parodie nettement provocatrice des conclusions édifiantes

Ce récit que voilà on pourrait le presser,

Plus rien n’en sortira.

                Evidemment si le poète pose en ces termes la question de l’enseignement moral, les chemins habituels de la description des passions lui sont interdits. Tout ces réflexions peuvent particulièrement bien s’appliquer au Convive de pierre qui est pourtant une reprise du thème universel du châtiment ; les prédécesseurs de Pouchkine, en traitant ce thème, ne se privaient pas de moraliser ouvertement.

               

 

 

 



[1] L’article a été écrit en 1947, publié en 1958 par les éditions de l’Académie des sciences de l’URSS.

[2] Eugène Onéguine, chapitre VIII, strophe 35

[3] Baratynski Eugène (1800-1844), poète romantique, ami de Pouchkine, qui l’admirait beaucoup.

[4] Lettre à Pouchkine de février 1827.

[5] Traduction Eugène Guillevic.