LE DÉMON

Conte oriental       

 

PREMIÈRE PARTIE

I.
Le Démon triste, ange exilé,
Survolait ce monde pécheur ;
Des souvenirs lui revenaient
Du temps où il était heureux,
Quand il brillait, pur chérubin,
Dans le séjour de la lumière ;
Quand, dans sa course, la comète 
Le saluait d’un doux sourire ;
Quand, dans le brouillard éternel,
Toujours avide de savoir,
Il poursuivait les caravanes
Des astres jetés dans l’espace ;
Quand il croyait, quand il aimait,
Heureux premier-né de la création !
Quand il ignorait la haine et le doute,
Quand son esprit n’était pas menacé
De subir sans fin des siècles stériles.
Les souvenirs revenaient... et pourtant
De tout se rappeler il n’avait pas la force.

II.
Depuis longtemps le réprouvé
Errait dans le désert du monde,
Sans trouver d’asile. Les siècles
Succédaient aux siècles, l’instant
À l’instant. Suite monotone !
Maître d’un monde méprisable,
Il semait le mal sans plaisir ;
Il y travaillait sans jamais
Trouver devant lui nul obstacle.
Le mal finit par lui peser.

III.
L’exilé du ciel poursuivait
Son vol au-dessus du Caucase ;
Sous lui, brillaient les neiges éternelles
Du Kazbek, comme des diamants.
Tache noire au fond de l’abîme,
Fissure où se cache un serpent,
Coulait le Darial sinueux.
Comme un lion à la forte crinière,
Le Terek bondissait, hurlait,
Les bêtes des montagnes, les oiseaux
Qu’on voit tournoyer dans l’azur  
Tous écoutaient la parole de l’eau.
Venus d’un lointain midi, jusqu’au nord
Les nuages lui faisaient cortège.
Les rochers, en troupes serrées,
Dans leur sommeil mystérieux,
Inclinaient la tête pour suivre
Le jeu chatoyant de ses flots.
Les tours des châteaux sur les cimes
Le regardaient dans le brouillard,
Géants terribles qui montaient
La garde aux portes du Caucase.
Le monde de Dieu, tout autour,
N’était que merveille sauvage.
Mais l’esprit d’orgueil contemplait
Avec mépris la Création,
Et rien ne semblait émouvoir
Le calme hautain de son front.

IV.
Mais devant lui s’épanouirent
Les vives couleurs d’un autre tableau.
La Géorgie déroulait devant lui
Comme un tapis ses superbes vallées.
Heureux pays, pays splendide !
Les peupliers sont comme des colonnes ;
En murmurant, les ruisseaux courent
Sur des cailloux de toutes les couleurs ;
Les rossignols, dans les buissons de roses,
Chantent les belles, insensibles
À la plainte de leur amour ;
L’ombre gracieuse des platanes
Est couronnée de lierre épais ;
Dans les cavernes, au plus chaud du jour,
Se cachent les biches timides.
La vie est splendeur ; on entend
Frémir les feuilles, résonner cent voix.
Mille plantes exhalent leur parfum.
Voluptueuse touffeur de midi !
Odorante rosée qui rafraîchit les nuits !
Étoiles brillantes, semblables
Aux yeux des jeunes Géorgiennes !
Mais la beauté de la nature n’éveillait
Dans le cœur sec de l’exilé
Rien qu’une froide jalousie ;
Pas d’émotions, pas de forces nouvelles.
Tout ce qu’il voyait devant lui,
Il le méprisait ou le haïssait.

V.
Le vieux Goudal s’est fait bâtir
Une haute maison dans une large cour.
Elle aura coûté bien des peines,
Aux esclaves dociles, bien des larmes.
Dès l’aurore les murs jettent leur ombre
Sur les pentes de la montagne.
Dans le rocher des marches sont taillées.
Elles mènent de la tour d’angle
À la rivière ; on aperçoit,
Couverte d’un long voile blanc,
Tamara, la jeune princesse,
Qui va puiser de l’eau dans l’Aragva.

VI.
La maison est sombre et silencieuse
Toujours ; du roc, elle regarde la vallée.
Mais aujourd’hui il y a grand festin.
La cornemuse chante et le vin coule.
Goudal va marier sa fille.
Il fait venir toute la parenté.
Sur le toit couvert de tapis
La fiancée trône avec ses amies.
Le temps se passe en jeux et en chansons.
Déjà les montagnes lointaines
Cachent le disque du soleil.
On chante, on frappe dans ses mains,
En mesure ; et la fiancée,
Prenant son tambourin, l’agite
Au-dessus de sa tête ; et voilà que soudain
Elle s’élance plus légère qu’un oiseau,
Puis s’arrête, jette autour d’elle
Un regard.  Sous les cils jaloux,
On voit briller ses yeux humides.
Elle fronce ses sourcils noirs.
Et soudain, penchée à demi,
Elle traverse en courant le tapis ;
On dirait que son pied divin
Flotte dans l’air. Elle sourit ;
Sa joie est celle d’une enfant.
Le rayon de lune qui joue
Dans une ombre humide ne peut
Se comparer à ce sourire
Qui est la vie et la jeunesse.

 

VII.
Je jure par l’étoile de minuit,
Par le rayon du soir et par celui de l’aube,
Il n’est pas sur la terre un roi,
Fût-ce le riche maître de la Perse,
Qui ait posé ses lèvres sur un œil pareil.
Le jet d’eau qui s’élance au milieu du harem
N’a jamais, quand brûle le jour,
Jeté ses perles de rosée
Sur un corps aussi merveilleux !
Jamais la main d’un être de la terre
Vagabondant sur un doux front
N’a démêlé cheveux pareils.
Du jour où s’est perdu le paradis,
J’en fais serment, sous le soleil du sud
Jamais n’a fleuri pareille beauté.

 

VIII.
Elle dansait pour la dernière fois.
Hélas ! ce qui le lendemain
Attendait l’héritière de Goudal,
L’enfant libre, primesautière,
C’était le triste destin de l’esclave,
Une patrie jusqu’alors étrangère,
Et une famille inconnue.
Souvent une crainte secrète
Assombrissait son beau visage.
Elle avait dans ses mouvements
Tant d’élégance et de délicatesse,
Tant de douce simplicité,
Que si le Démon, en passant,
Avait jeté les yeux sur elle, il se serait,
Pensant à ceux dont autrefois il était proche,
Détourné, avec un soupir.

 

IX.
Et le Démon l’aperçut. D’un seul coup,
Il éprouva une émotion inexprimable.
Une musique bienfaisante
Remplit le désert de son âme.
Il comprit soudain combien sont sacrés
Le bien, l’amour et la beauté !...
Longtemps ce tableau délicieux
Le tint sous le charme ; une longue suite
De rêves lui montra son bonheur d’autrefois.
Ce fut comme si un cortège
D’étoiles passait devant lui.
Enchaîné par une force invisible,
Il découvrait une autre forme de tristesse.
Le sentiment se mit à lui parler
La langue qui avait été la sienne.
Allait-il se régénérer ? Était-ce un signe ?
Il ne retrouvait plus dans son esprit
Les mots perfides qui séduisent.
Dieu ne lui avait pas donné l’oubli.
Et cet oubli, il l’aurait refusé !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

X.
Impatient le fiancé pousse
À toute force son cheval,
À la chute du jour vers le festin des noces.
Il est parvenu sans encombre
Au rivage de l’Aragva.
Pliant sous le poids des présents,
Pas à pas, marchant avec peine,
On voit un long cortège de chameaux
Sur le chemin s’étirer à sa suite.
On entend le bruit des sonnailles.
Le roi de Sinodal lui-même
Guide la riche caravane.
Une courroie serre sa taille souple ;
Son sabre et son poignard damasquinés
Brillent au soleil ; sur son dos,
La crosse du fusil est travaillée à jour.
La brise joue avec les manches
De sa "tchouka" (1) que tout autour
Orne un galon d’or. Sur la selle
Brillent des soies de toutes les couleurs.
Les rênes sont bordées de houppes.
Son fier cheval est blanc d’écume.
Sa robe est rare : toute d’or.
Il est né dans le Karabakh.
Il pointe l’oreille ; il a peur ;
Du haut de la pente, en râlant,
Il regarde bondir les vagues.
Étroit, dangereux, ce chemin !
Du côté gauche, des rochers.
À droite un abîme furieux.
Il se fait tard. Sur la cime enneigée,
La lueur rose disparaît. La brume
Se lève. Et l’on presse le pas.

 

		    

XI.
Voici sur le chemin une chapelle…
Ici repose en Dieu depuis longtemps
Un prince autrefois tué par vengeance
Et aujourd’hui vénéré comme un saint.
Depuis ce temps le voyageur,
Quel que soit son but, qu’il s’en aille
À une bataille ou à une fête
Récite près de la chapelle
Avec ferveur une prière.
Cette prière le protège
Contre les musulmans et leurs poignards.
Mais le fiancé téméraire
A méprisé le rite des aïeux.
Le Démon lui envoie un rêve
Trompeur afin de l’égarer.
En pensée, au fond de la nuit
Il tient sa fiancée, baise ses lèvres.
Soudain devant lui deux silhouettes,
D’autres encore…Un coup de feu.
Debout sur l’étrier sonore, (2)
Il redresse sa « papakha » ; (3)
Le prince vaillant n’a pas dit un mot ;
Le fusil turc a brillé dans sa main ;
Sa cravache siffle. Il s’élance
Comme un aigle… Autre coup de feu.
Un cri sauvage, une plainte étouffée
Ont retenti au fond de la vallée.
Le combat n’aura pas duré longtemps.
Ils ont fui, les timides Géorgiens !

       

XII.
Tout s’est tu. Se pressant en foule
Les chameaux effrayés regardent
Les cadavres des cavaliers.
Dans le silence de la steppe
Leurs sonnailles font un bruit sourd.
On a pillé la caravane.
Au-dessus des corps des chrétiens
L’oiseau de nuit trace des cercles.
Ils ne connaîtront pas la paix dans un tombeau
Sous les dalles d’un monastère.
Là où sont enterrés leurs pères
Ils ne verront pas leur mère ou leur sœur
Venir, couvertes de longs voiles,
Pour sangloter et pour prier.
En revanche une main pieuse,
Là, près du chemin, dans le roc,
Plante une croix en leur mémoire.
Le lierre, au printemps, grandira,
La couvrira, comme d’une caresse,
De son filet de légère émeraude.
Et, s’écartant du chemin malaisé,
Plus d’une fois un piéton fatigué
Trouvera du repos sous son ombre divine.

XIII.
Le cheval, plus rapide que la biche,
S’élance comme s’il allait à un combat.
Tantôt il interrompt sa course,
Respire la brise légère,
Ouvrant largement ses naseaux ;
Tantôt il martèle la terre
Avec les fers de ses sabots sonores.
Déployant sa crinière, il court,
Il galope à perdre le souffle.
Le cavalier qu’il porte ne dit mot.
Il tient à peine sur sa selle ;
Sa tête s’est posée sur la crinière.
Il ne peut plus tenir les rênes.
Ses pieds sont à fond dans les étriers.
Sur la chabraque on voit couler
Le sang. Les taches s’élargissent.
Vaillant cheval, comme une flèche,
Tu as sauvé ton maître du combat.
Mais la balle féroce de l’Ossète
L’a frappé dans l’obscurité.

XIV.
Dans la famille de Goudal,
On pleure, on gémit. Une foule
Se presse dans la cour. À qui
Appartient ce cheval qui, épuisé,
Vient de s’abattre sur la pierre près du seuil ?
Qui est ce cavalier qui ne respire plus ?
Sur son visage basané les rides
Expriment encore une ardeur guerrière.
Ses armes, ses habits sont pleins de sang.
Dans une étreinte ultime, frénétique,
Sa main sur la crinière s’est crispée.
Jeune fille, tes yeux n’auront pas attendu
Longtemps ton jeune fiancé.
Il a tenu sa parole de prince.
Il est venu au festin de ses noces.
Plus jamais, il ne montera
Hélas ! sur son cheval ardent.

XV.
Le fléau de Dieu a frappé
Comme l’éclair la famille insouciante.
La pauvre Tamara s’est affalée
Sur son lit. Les sanglots l’étouffent.
Les larmes succèdent aux larmes.
Sa poitrine respire à peine ;
Et voici qu’il lui semble entendre
Près d’elle une voix d’enchanteur :
« Enfant ! pourquoi pleurer en vain ?
Tes larmes ne sont pas une rosée
Qui rendraient vie au cadavre sans voix.
Elles ne font que voiler ton regard,
Brûler tes joues de jeune fille.
Il est loin désormais, il ne voit pas
Ton deuil, il n’en sait pas le prix.
C’est maintenant la lumière du Ciel
Qui baigne son regard désincarné.
Le paradis chante pour lui.
Les rêves étroits de la vie,
Les gémissements de la pauvre fille
Ont-ils pour lui quelque importance ?
Tu es mon ange sur la terre.
Crois-moi, le sort des créatures
Ne mérite pas un instant
Cette tienne tristesse qui m’est chère.

Dans le ciel, mer infinie,
Sans gouvernail et sans voiles,
Vont doucement dans la brume
Les chœurs bien rythmés des astres.
Dans l’espace sans limites
Passent sans laisser de trace
Les cortèges floconneux
Des nuages insaisissables.
Séparation, retrouvailles,
Rien n’est joyeux, rien n’est triste.
Pas de désir du futur.
Pas de regret du passé.
Quand le malheur frappera,
Rappelle-toi ce qu’ils vivent.
Sois indifférente au monde.
Oublie comme eux tout souci.

Quand la nuit étendra son voile
Sur les montagnes du Caucase,
Dès que le monde se taira,
Enchanté par un mot magique,
Dès que le vent sur le rocher
Fera trembler l’herbe flétrie,
Dès que les oiseaux qui s’y cachent
Voleront plus joyeux dans l’ombre,
Quand, sous les branches de la vigne,
La fleur de nuit, se gorgeant de rosée,
Ouvrira ses larges pétales,
Quand le disque d’or de la lune
Apparaîtra au sommet des montagnes,
Pour te contempler en secret,
D’un coup d’aile j’irai vers toi ;
Je resterai jusqu’à l’aurore.
Sur la soie douce de tes cils
Je tisserai des rêves d’or… »

XVI.
Les mots se sont perdus dans le lointain.
Les sons se sont éteints l’un après l’autre.
Elle sursaute, regarde autour d’elle.
Un trouble inexprimable oppresse sa poitrine.
La tristesse, l’effroi, le feu de l’enthousiasme
Ne sont rien en comparaison.
Tous les sentiments s’animent en elle ;
L’âme a brisé les chaînes qui l’enserrent.
Un feu a couru dans ses veines.
Cette voix nouvelle, il lui semble
Qu’elle l’a toujours entendue.
Le sommeil désiré, juste avant l’aube,
A fermé enfin ses yeux épuisés.
Mais sa pensée reste troublée
Par un étrange rêve prophétique.
Le visiteur muet, enveloppé de brume,
Brillant d’une beauté qui n’est pas de la terre,
S’est approché de son chevet.
Son regard s’est posé sur elle
Avec un tel amour, une telle tristesse
Qu’il semble d’elle avoir pitié.
Ce n’était pas l’ange des cieux,
Le gardien divin de son âme.
Sur ses cheveux on ne voyait
Pas de couronne de rayons.
Ce n’était pas l’affreux esprit d’enfer,
Le supplicié corrompu, certes pas !
Il ressemblait à la clarté d’un soir :
Ni jour, ni nuit ; ni ombre, ni lumière.

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

I.
« Cesse, mon père, tes reproches.
Ne gronde pas ta fille Tamara.
Ces larmes que tu vois ne sont pas les premières.
C’est en vain que les prétendants
Accourent des pays lointains.
Pour eux, la Géorgie ne manque pas de filles.
Mais moi, je ne serai la femme de personne.
Mon père, ne me gronde pas.
Tu l’as compris : jour après jour
Je languis, un poison me tue.
L’esprit malin pour me faire souffrir
M’envoie un rêve irrésistible.
Je me meurs, aie pitié de moi !
Abrite dans un asile sacré
Ta fille qui perd la raison.
Le Sauveur m’y protégera.
Je lui dirai ce qui fait mon angoisse.
Il n’y a plus pour moi de joie au monde.
Que se ferme sur moi la paix du sanctuaire,
Que me reçoive une sombre cellule,
Comme un tombeau prématuré. »

II.
Et ses parents la conduisirent
Dans la solitude d’un cloître.
Autour de sa jeune poitrine
On attacha l’humble cilice.
Et cependant, sous l’habit des moniales
Comme sous les brocards aux teintes vives,
Son cœur ne cessait pas de battre,
Sous l’effet d’un rêve interdit.
Devant l’autel, à la lueur des cierges,
Pendant que l’on chantait les hymnes solennelles,
Elle entendait, à travers les prières,
Sonner à son oreille un discours familier.
Sous la sombre voûte du temple,
Se glissait un profil qu’elle connaissait bien,
Sans un bruit, sans la moindre trace.
Dans la fumée légère de l’encens
Il brillait doucement comme une étoile.
D’un signe il l’appelait. Où la mènerait-il ?

III.
Le monastère saint était caché
Dans un frais vallon, entre deux collines.
Des peupliers et des platanes
Croissaient alentour, et parfois
Quand la nuit s’étendait sur la montagne,
À la fenêtre on voyait scintiller
La lampe de la jeune pécheresse.
Les amandiers jetaient leur ombre
Sur des rangées de tristes croix,
Muettes gardiennes des tombes.
Les chœurs des oiseaux résonnaient.
L’eau froide des sources coulait
Sur les pierres en murmurant.
Sous une roche en surplomb les ruisseaux
Se réunissaient comme des amis,
Puis allaient plus loin, entre les buissons
Que couvrait un givre de fleurs.

IV.
On distingue au loin les montagnes
Quand au matin brille l’aurore ;
Alors une vapeur bleuâtre
S’étend au fond de la vallée ;
Tournés vers l’Orient les muezzins
Lancent l’appel à la prière.
La voix sonore de la cloche
Tremble et réveille l’ermitage.
À cet instant de calme solennel
On voit la jeune Géorgienne
Descendre un chemin escarpé,
Sa longue jarre sur l’épaule.
Les cimes couvertes de neige
Font comme un mur d’un mauve pâle
Qui contraste avec le ciel pur.
Au crépuscule elles revêtent
Des teintes roses. Parmi elles
Se dresse, perçant les nuages,
Plus haut que toutes de la tête,
Le Kazbek, seigneur du Caucase,
Enturbanné et couvert de brocard.

V.
Mais, plein de coupables pensées,
Le cœur de Tamara se ferme
Aux extases pures. Pour elle
Le monde est couvert d’une ombre farouche.
Pour elle, tout est prétexte à souffrir :
Le rayon du matin et la noirceur des nuits.
Souventes fois, quand la fraîcheur
De la nuit embrasse la terre,
Au pied de la divine icône
Elle se prosterne comme une folle
Et pleure ; au milieu du silence,
Les sanglots qui la bouleversent
Attirent l’attention d’un voyageur.
Il dit : « C’est l’esprit des montagnes,
Enchaîné dans une caverne,
Qui gémit. » Et, tendant l’oreille,
Il pousse son cheval qui n’en peut plus.

VI.
Tremblante, accablée de tristesse,
Souvent, Tamara reste assise
Près de la fenêtre et médite.
Elle examine l’horizon ;
Tout le jour, elle attend, elle soupire…
Une voix lui murmure : il vient.
Est-ce en vain que ses songes l’ont flattée ?
Est-ce en vain qu’à ses yeux il s’est montré ?
Son regard disait la tristesse,
Ses paroles étaient si tendres.
Depuis longtemps elle languit
Sans jamais deviner pourquoi.
Quand elle veut prier les saints,
C’est à lui que va sa prière.
Ce combat incessant l’épuise ;
Quand elle cherche le sommeil,
L’oreiller brûle, elle étouffe, elle a peur.
Elle sursaute, elle est toute tremblante.
Sa poitrine est en feu, l’épaule lui fait mal.
Un brouillard s’étend sur ses yeux.
Elle ne peut plus respirer.
Ses bras recherchent une étreinte,
Sur sa lèvre expire un baiser.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

VII.
La brume du soir, comme un léger voile,
S’est posée sur la Géorgie.
Docile à sa douce habitude,
Le Démon, d’un coup d’aile, atteint le monastère.
Mais longtemps, longtemps, il hésite
À profaner cet asile de paix.
Un instant on aurait pu croire
Qu’il allait renoncer à son cruel projet.
Pensif, près des hautes murailles,
Il erre ; son pas fait frémir dans l’ombre
La feuille ; il n’y a pourtant pas de vent.
Il lève les yeux : la fenêtre
Est éclairée, la lampe brûle,
Depuis longtemps, quelqu’un est attendu.
Voici soudain qu’au milieu du silence,
Avec les accords du « tchingour »,(4)
Se fait entendre une chanson ; les strophes
Coulent, coulent comme des larmes,
S’enchaînent sur un rythme égal.
Cette chanson est toute de tendresse,
Comme si c’était au plus haut du ciel
Que pour la terre on l’avait composée.
Était-ce un ange qui voulait
Revoir un ami oublié,
Qui descendait, invisible, ici-bas,
Et chantait pour lui le passé,
Dans l’espoir d’adoucir sa peine ?
Pour la première fois, le Démon a connu
L’angoisse de l’amour et ses émois.
Effrayé, il veut s’éloigner.
Ses ailes n’obéissent plus !
Miracle ! De ses yeux éteints
Une lourde larme est tombée.
Encore aujourd’hui, près de la cellule,
On voit que la pierre a été brûlée
Par la flamme de cette larme,
De cette larme qui n’est pas humaine.

VIII.
Et il entre : il est sur le point d’aimer.
Son âme va s’ouvrir au bien.
Il pense que va commencer
La vie nouvelle qu’il désire.
Son âme orgueilleuse découvre,
Comme au moment d’un premier rendez-vous,
Le frémissement de l’attente,
L’appréhension de l’inconnu.
Pressentiment funeste ! Il entre,
Il jette un regard… Devant lui
Un envoyé du ciel, un chérubin,
Le gardien de la belle pécheresse
Se dresse, et son front resplendit.
Il la protège de son aile
Contre l’Adversaire ; il sourit.
Et le rayon de divine lumière
Aveugle soudain le regard impur.
Au lieu d’un aimable salut,
C’est un pesant reproche qui résonne :

IX.
« Esprit de trouble, esprit de perversion,
Qui t’a convoqué à cette heure ?
Tu n’as ici aucun adorateur.
Ici, le mal est inconnu.
N’imprime pas ta trace criminelle
Sur mon amour et sur mon sanctuaire.
Qui t’a convoqué ? »
                             En réponse,
L’esprit Malin eut un mauvais sourire.
Son regard s’enflamma de jalousie.
Dans son âme soudain se réveilla
Le poison de sa vieille haine.
« Elle est à moi ! s’écria-t-il, terrible.
Laisse-la en repos. Elle est à moi !
Tu viens trop tard pour la défendre.
Tu n’es pas plus son juge que le mien.
Sur ce cœur où domine la fierté
J’ai apposé le sceau de ma puissance.
Ce lieu n’est plus ton sanctuaire ;
J’en suis le maître, puisque j’aime. »
L’Ange, les yeux pleins de tristesse,
Contempla la victime infortunée,
Et, d’un très lent mouvement d’aile,
Se perdit dans l’azur des cieux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


X.

TAMARA.
Qui es-tu ? Ta parole est dangereuse !
Qui t’envoie ? L’enfer ou le paradis ?
Que me veux-tu ?

LE DÉMON.
Tu es la beauté même !

TAMARA.
Parle ! Qui es-tu ? Réponds-moi !

LE DÉMON.
Je suis celui que tu as entendu
Dans le silence de minuit ;
Celui dont la pensée murmurait à ton âme,
Et dont tu devinais vaguement la tristesse ;
Celui que tu as vu en rêve.
Je suis le regard qui tue l’espérance ;
Je suis celui que nul ne peut aimer ;
Je suis le fouet de mes esclaves ;
Je suis le seigneur du libre savoir,
Adversaire du ciel, fléau de la nature.
Regarde ! je suis à tes pieds !
Je t’apporte, tout attendri,
L’amour et sa douce prière,
Ma première souffrance sur la terre
Et les premières de mes larmes.
Écoute-moi ! Oh ! par pitié !
Un seul mot de toi suffirait
Pour que je revienne au bien et au ciel.
Ton amour me revêtirait
D’un voile sacré. Et j’apparaîtrais
Là-bas comme un ange nouveau,
Resplendissant d’une lumière jamais vue.
Écoute-moi, je t’en supplie !
Je suis ton esclave. Je t’aime.
J’ai soudain, dès que je t’ai vue,
Détesté en secret mon pouvoir immortel.
Malgré moi j’ai été jaloux
Des imparfaites joies terrestres.
J’ai souffert de ne pouvoir pas
Vivre comme tu vis toi-même.
Vivre loin de toi m’a paru affreux.
Dans mon cœur exsangue un rayon
A retrouvé une chaleur inattendue.
Au fond de ma blessure, la tristesse
S’est agitée comme un serpent.
Sans toi, que vaut l’éternité ?
Que vaut l’infini de mes possessions ?
Ce sont là des mots sonores et vides,
Un temple sans divinité !

TAMARA.
Laisse-moi, esprit de mensonge !
Tais-toi. Je ne crois pas mon ennemi.
Mon Créateur !... Hélas ! je ne puis plus
Prier… un poison pernicieux
S’est répandu dans mon esprit sans force.
Écoute… Je sens que tu es ma perte.
Ta parole est feu et poison.
Si tu m’aimes, dis-moi pourquoi !

LE DÉMON.
Pourquoi ? Tu es si belle. Hélas !
Je ne sais pas… Plein d’une vie nouvelle,
J’ai retiré la couronne d’épines
De sur ma tête criminelle.
J’ai jeté mon passé dans la poussière.
Mon ciel et mon enfer sont dans tes yeux.
Je t’aime d’un amour qui n’est pas de ce monde,
Comme tu ne peux pas m’aimer :
Avec toute l’ivresse et toute la puissance
D’une pensée et d’un rêve immortel.
Dans mon âme depuis la naissance du monde
Ta figure était imprimée.
Elle flottait devant mes yeux
Dans les déserts de l’éternel azur.
Depuis toujours la douceur de ton nom
En se faisant entendre a troublé ma pensée.
Quand j’étais heureux dans le ciel
Il ne me manquait rien que toi.
Hélas, si tu pouvais comprendre
Comme est amère la souffrance
D’éprouver plaisirs et douleurs,
Toute sa vie, pendant des siècles,
Sans jamais pouvoir partager ;
De n’attendre pas de louange
Pour le mal, pas de récompense
Pour le bien ; de vivre pour soi ;
D’être à soi-même une source d’ennui ;
De mener une lutte que n’achève
Ni un triomphe, ni la paix.
Toujours regretter sans désir,
Tout savoir, tout sentir, tout voir,
Essayer de tout détester
Et mépriser tout ce qui est au monde.
Dès que sur moi s’est exercée
La malédiction de Dieu, de ce jour,
Les étreintes de la nature
Ont perdu tout charme pour moi.
Devant moi, l’espace était bleu.
J’y voyais, parure nuptiale,
Passer, couronnés d’or, les astres
Depuis toujours mes familiers.
Mais aucun d’eux ne voulait reconnaître
En moi leur ami de toujours.
Dans mon désespoir j’ai voulu
Faire venir à moi les exilés,
Ceux qui me ressemblaient. Hélas !
Je ne parvenais pas à reconnaître
Leur visages, leur voix, leurs regards de colère.
Dans ma terreur, d’un grand coup d’aile,
Je m’enfuis… Où aller ? Pourquoi ?
Je ne sais… J’étais rejeté
Par mes premiers amis. Le monde,
Comme l’Éden, était sourd et muet.
Ainsi la barque quand elle a perdu
Ses voiles et son gouvernail
Se laisse dériver sans but
Au libre caprice du fleuve.
Ainsi, quand se lève le jour,
Un lambeau de nuage noir,
Reste d’orage dans un ciel d’azur,
Solitaire, n’osant s’arrêter nulle part,
Flotte sans but, ne laisse aucune trace.
Dieu sait d’où il vient, où il va.
Je n’ai pas longtemps régné sur les hommes,
Les instruisant dans le péché,
Rabaissant tout ce qui est noble,
Dénigrant tout ce qui est beau.
Pas longtemps… Il me fut aisé
D’éteindre en eux la flamme de la foi.
Mais valaient-ils la peine que j’ai prise,
Ces insensés, ces hypocrites ?
Et je me suis caché dans les montagnes ;
J’ai erré comme un météore
Dans les ténèbres de minuit.
Le voyageur qui allait seul,
Trompé par la lueur d’un feu tout proche,
Tombait dans l’abîme avec son cheval.
C’est en vain qu’il criait… sur le rocher
Il ne restait qu’une trace de sang.
Mais je n’ai pas très longtemps pris plaisir
Aux sombres jeux de la férocité.
Que de fois, en luttant contre un puissant orage,
J’ai soulevé des vagues de poussière,
Et, revêtu d’éclairs et de brouillard,
Je me suis élancé à grand fracas
Pour étouffer dans l’élément rebelle
La voix intime du reproche,
Pour échapper à la pensée inexorable,
Pour oublier ce qui ne s’oublie pas !
Le long récit des souffrances humaines,
Dans l’avenir comme dans le passé,
Des privations, des peines, des malheurs,
N’est rien auprès d’une seule minute
Des maux que j’ai endurés sans rien dire.
Les hommes, leur vie et leur peine,
Ont disparu, disparaîtront…
Ils ont encore une espérance :
Un Jugement suprême les attend ;
Il peut condamner, il peut pardonner.
Ma tristesse ne change pas ;
Elle sera sans fin, comme moi-même.
Pas de repos pour elle dans la tombe.
Tantôt, comme un serpent, elle me flatte ;
Tantôt, comme une flamme, elle me brûle ;
Tantôt, comme une pierre, elle m’écrase.
Pour mes espoirs et mes amours perdus
C’est un indestructible mausolée.

TAMARA.
Pourquoi me faudrait-il savoir quel est ton mal ?
Pourquoi m’adresses-tu, à moi, ta plainte ?
Tu as péché…

LE DÉMON.
Pas contre toi.

TAMARA.
Si l’on nous entendait…

LE DÉMON.
Nous sommes seuls.

TAMARA.
Et Dieu !

LE DÉMON.
A-t-il un regard pour nous ?
C’est le ciel qui l’occupe, non la terre.

TAMARA.
Mais le châtiment, mais l’enfer ?

LE DÉMON.
Qu’importe ! Là-bas, nous serons ensemble.

TAMARA.
Qui que tu sois, mon ami de hasard,
Privée à jamais de repos,
Malgré moi, avec une joie secrète,
Je t’écoute puisque tu souffres.
Mais si ta parole est trompeuse,
Mais si elle cache un mensonge…
Épargne-moi ! Quelle serait ta gloire ?
Quel besoin as-tu de mon âme ?
Serais-je pour le ciel d’un plus grand prix
Que toutes celles dont tu n’as fait aucun compte ?
Elles aussi, hélas ! elles sont belles.
Pas plus que celle-ci leur couche virginale
N’a été profanée par la main d’un mortel.
Prononce un serment solennel.
Parle… Tu vois que je soupire ;
Tu vois les rêves d’une femme.
Tu flattes malgré toi dans mon âme la peur.
Mais tu as tout compris ; rien ne t’échappe.
Tu vas avoir pitié, je veux le croire.
Jure… de tes méchants désirs
Fais-moi le serment de te détacher.
N’existe-t-il plus de serments,
De promesses indestructibles ?

LE DÉMON.
Je jure par le premier jour du monde
Je jure par son dernier jour.
Je jure par la honte de la transgression.
Et par le triomphe de la justice.
Je jure par la douleur de la chute
Et par le rêve bref de la victoire.
Je jure par ma rencontre avec toi,
Par la séparation qui nous menace.
Je jure par l’assemblée des esprits,
Par le destin de ceux dont je suis maître,
Par les glaives des anges insensibles,
Par mes ennemis vigilants.
Je jure par le ciel et par l’enfer,
Par la terre sacrée et par toi-même.
Par ton dernier regard et ta première larme,
Par le souffle de ta lèvre innocente,
Par les vagues de ta chevelure soyeuse,
Par le bonheur et la souffrance,
Et je jure par mon amour.
J’ai renoncé à ma vieille vengeance,
J’ai renoncé à mes fières pensées ;
Désormais le poison de la ruse flatteuse
Ne troublera plus l’esprit de personne.
Je veux faire la paix avec le ciel.
Je veux prier, je veux aimer,
Je veux avoir foi dans le Bien.
Une larme de repentir
Lavera sur mon front digne de toi
La brûlure du feu céleste,
Que le monde, sans rien savoir,
Continue à fleurir paisiblement sans moi !
Oh ! crois-moi ! Jusqu’ici je suis le seul
Qui t’aie comprise et appréciée.
Je t’ai choisie pour sanctuaire,
J’ai mis à tes pieds mon pouvoir.
J’aspire à ton amour comme à un don.
Pour un instant reçois l’éternité !
Dans l’amour, crois-moi, Tamara,
Comme dans la méchanceté
Je suis grand et ne change pas.
Libre fils de l’éther, c’est toi
Que je transporterai au-delà des étoiles.
Tu seras la reine du monde,
Et ma toute première amie.
Tu apprendras à regarder la terre
Sans te laisser gagner par la pitié :
Il ne s’y trouve ni réel bonheur,
Ni beauté assurée de sa durée ;
Il n’y a là que crimes et supplices,
Seule y prospère une passion mesquine.
On y a peur d’aimer, peur de haïr.
Mais peut-être tu ne sais pas
Ce qu’est l’amour éphémère des hommes.
Le sang, jeune encore, s’agite ;
Mais il se fige avec le temps.
On ne résiste ni à la séparation,
Ni à la séduction d’une beauté nouvelle ;
On cède à la lassitude, à l’ennui,
Aux caprices des rêveries.
Non, sache-le, la destinée
Ne t’impose pas, à toi, mon amie,
De te faner dans un cercle étroit sans rien dire,
Esclave de grossières jalousies,
Parmi de petits esprits, des cœurs secs,
Au milieu d’ennemis, d’amis trompeurs,
De maladies, d’espoirs stériles,
De tâches pénibles et vaines !
Il ne faut pas que tu t’éteignes
Tristement, derrière un haut mur,
Sans passion, toujours en prière,
Aussi éloignée de Dieu que des hommes.
Non, magnifique créature,
Tu es destinée à un autre sort.
C’est une souffrance autre qui t’attend,
C’est la profondeur d’autres enthousiasmes.
Oublie tes désirs d’autrefois,
Abandonne ce triste monde à son destin ;
Pour toi, j’ouvrirai en échange
L’abîme de la fière connaissance.
Je ferai venir à tes pieds
La foule des esprits mes serviteurs ;
Ta beauté aura pour suivantes
De joyeuse enchanteresses.
Pour toi, à l’étoile de l’aube
J’ôterai sa couronne d’or,
J’y ferai couler la rosée
Que j’aurai recueillie à minuit sur les fleurs.
Je te donnerai pour ceinture
Le rayon rose du couchant.
Je répandrai dans l’air autour de toi
La pure exhalaison des aromates.
À tout moment une musique merveilleuse
Viendra caresser ton oreille.
Avec de l’ambre et des turquoises
Je construirai pour toi des palais somptueux.
Je plongerai au fond des mers,
Je planerai au-dessus des nuages,
Je te donnerai tout ce qui est sur la terre.
Aime-moi !...

 

XI.
Et de sa lèvre en feu il effleurait
Légèrement la bouche frémissante.
Elle le suppliait ; il répondait
Par des discours ensorcelants.
Il la regardait jusqu’au fond des yeux !
Son regard puissant la brûlait.
Dans les ténèbres de la nuit,
La dominant de son éclat,
Il s’imposait comme un poignard.
Voici, hélas ! que triomphait l’Esprit du Mal.
Son baiser, un poison mortel,
Soudain pénétra jusqu’au cœur.
Un cri terrible, déchirant,
Traversa le silence de la nuit.
Il disait tout : la souffrance, et l’amour,
Et le reproche qui supplie encore,
Et l’adieu à la jeune vie.

 

XII.
À cet instant, le veilleur qui faisait
Sa ronde autour des murs abrupts,
Suivait son chemin habituel
Tenant à la main sa mailloche.
Il marchait à pas mesurés.
Mais, à deux pas de la cellule,
Il ralentit, l’esprit inquiet.
Il retient la main qui allait frapper
La plaque de fonte. Il lui semblait
Entendre au milieu du silence
Qu’un baiser unissait deux bouches.
Un cri bref, une faible plainte
Mirent dans l’esprit du vieil homme
On ne sait quel soupçon impur…
Après un temps, tout s’apaisa.
Au loin une légère brise
Apportait le bruit d’un feuillage
Frémissant ; et dans la montagne
Le torrent murmurait, mélancolique,
Des secrets à sa sombre rive.
L’homme terrifié récita
La prière au saint protecteur
Pour que sa pensée pécheresse
Soit à l’abri des pièges du Malin.
Sur son cœur, d’une main tremblante,
Il fit le signe de la croix,
Et sans rien dire, à pas pressés,
Il reprit sa ronde habituelle.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

XIII.
Dans son cercueil, plus blanche que son voile
Elle reposait. Et l’on aurait dit,
À voir la pâleur de son teint,
Une péri prise par le sommeil.
Sous les paupières closes à jamais,
Qui n’aurait cru, ô ciel, que le regard
Était toujours vivant, qu’il attendait,
Toujours splendide, un baiser ou l’aurore.
Mais c’est en vain que le rayon du jour
Glissait sur elle comme un fleuve d’or.
Dans leur douleur muette, c’est en vain
Que les parents baisaient ses lèvres…
Non ! personne n’a le pouvoir
De briser le sceau de la mort !

 

XIV.
Jamais, même en un jour de fête,
La parure de Tamara
Ne fut plus riche et plus brillante.
Les fleurs de sa vallée natale
(C’est ce qu’exige le rituel)
Versaient sur elle leurs parfums ;
Dans sa main morte elles semblaient
Vouloir dire adieu à la terre.
Sur son visage on ne voit pas
Que la vie s’est retirée d’elle
Dans l’ardeur d’une folle extase.
Ses traits sont pleins d’une beauté
Impassible comme le marbre,
Dépourvue d’âme et d’émotion,
Mystérieuse comme la mort.
Un étrange sourire sur ses lèvres
A passé, puis s’y est figé.
À des yeux attentifs il dit
Une tristesse sans mesure ;
Il exprime le froid mépris
D’une âme prête à se faner ;
C’est une dernière pensée,
Un adieu sans mots à la terre.
Vain reflet d’une vie passée,
Il paraît encore plus mort,
Plus désespérant pour le cœur
Que les yeux à jamais éteints.
Ainsi dans la gloire du soir,
Lorsque le char du jour a disparu
En se fondant dans une mer dorée,
Le Caucase enneigé, pour un instant
Garde encore son reflet rose
Et brille dans un lointain sombre ;
Mais le rayon est à peine vivant,
Et n’a pas de reflet dans le désert.
Du haut de sa cime de glace
Pour personne il n’éclaire le chemin.

 

XV.
Les voisins, les parents sont rassemblés ;
Ils vont partir pour le triste voyage.
Ils arrachent leurs mèches grises,
Se frappent la poitrine sans un mot.
Pour la dernière fois Goudal
Monte un cheval à la blanche crinière.
Le cortège se met en marche. Le voyage
Va durer trois jours et trois nuits.
On a creusé pour elle un efuge de paix
Parmi les ossements de ses aïeux.
L’un des ancêtres de Goudal,
Ayant dépouillé plus d’un voyageur,
Ayant pillé plus d’un village,
Quand la maladie l’a saisi,
Quand est venue l’heure du repentir,
Pour racheter ses péchés d’autrefois
A fait vœu de construire une chapelle
Au sommet d’un roc de granit,
Où l’on n’entend que le chant des tempêtes,
Où seul se risque le faucon ;
Bientôt parmi les neiges du Kazbek
S’est élevé le temple solitaire
Et les os de ce méchant homme
Ont retrouvé la paix dans ces parages.
Frère des nuages, le rocher
S’est transformé en cimetière,
Comme si la maison des morts était plus douce
De ce qu’elle est plus près du ciel,
Le dernier rêve est-il plus calme
S’il se trouve plus loin des hommes ?
Mais non ! les morts ne voient en rêve
Ni la tristesse ni la joie des jours passés.

 

XVI.
Dans l’espace bleu de l’éther,
Un des saints anges sur ses ailes d’or
Volait. Il portait dans ses bras
Loin de la terre l’âme pécheresse.
Par de douces paroles d’espérance
Il dissipait ses inquiétudes
Et faisait disparaître avec ses larmes
La trace de la faute et des souffrances.
On entendait déjà au loin
La musique du ciel –soudain,
Leur coupant le libre chemin
Sortit de l’abîme l’Esprit d’Enfer.
Il était comme le fracas d’un tourbillon,
Il scintillait comme un éclair.
Fier de son audace insensée,
Il s’écria : « Elle est à moi. »

Étouffant sa terreur par la prière,
L’âme de Tamara la pécheresse
Se serra contre son ange gardien.
Son sort futur allait se décider.
Devant elle, une fois encore, c’était lui !
Mais, mon Dieu ! pouvait-on le reconnaître ?
Que de méchanceté dans son regard,
Plein du poison mortel de cette haine
Qui ne connaît pas de limites,
Son visage figé dans l’immobilité
Exhalait le froid de la tombe.
« Disparais, sombre esprit de doute, 
Lui répondit le messager du ciel.
Ton triomphe a duré assez ;
L’heure est venue du jugement.
La sentence divine sera juste.
Le temps de l’épreuve est passé ;
Les chaînes du mal sont tombées
De l’éphémère enveloppe terrestre.
Sache ! depuis longtemps nous l’attendions.
Son âme était de celles dont la vie
N’est qu’un instant d’effroyables souffrances
Et de consolations inaccessibles.
Le Créateur, de l’éther le plus pur,
A tissé leurs fibres vivantes.
Elles ne sont pas faites pour ce monde ;
Le monde n’est pas fait pour elles.
Elle a racheté tous ses doutes,
Elle les a payés d’un prix cruel….
Elle a souffert, elle a aimé –
Le paradis est ouvert pour l’amour. »

Et l’Ange sur le Tentateur
Fit tomber un regard sévère,
Puis, jubilant, d’un grand coup d’aile,
Il s’élança dans la splendeur du ciel.
Et le Démon, anéanti,
Maudit ses rêves insensés.
Il se retrouva, plein d’orgueil,
Seul, comme avant, dans l’univers,
Privé d’espérance et d’amour !...

________

Sur la pente de la montagne,
Dominant le val de Koïchour,
Jusqu’à aujourd’hui on peut voir
Les créneaux d’une ruine ancienne.
La tradition rapporte encore
Des récits qui terrifient les enfants….
Immobile comme un spectre, le château
Qui fut témoin d’une époque magique,
Dresse sa masse noire entre les arbres.
Plus bas, l’aoul (5) s’est étendu.
La terre a reverdi ; des fleurs y naissent ;
Un bruit confus de voix se fait entendre
De loin ; de riches caravanes
Y passent ; leurs clochettes sonnent.
La rivière écumante brille ;
Elle se précipite à travers le brouillard.
La nature s’amuse et se complaît
À cette vie qui reste toujours jeune,
À la fraîcheur, au soleil, au printemps ;
Elle est comme un enfant qui n’a pas de soucis.

Mais le château est triste ; il a rempli
Sa tâche année après année.
C’est un vieil homme qui a vu mourir
Tous ses amis et toute sa famille.
Ses invisibles habitants
N’attendent que le lever de la lune.
Ils sont alors en fête, et libres !
Partout on s’agite, on bourdonne ;
Nouvel ermite, l’araignée
Commence à tisser ses filets ;
Une tribu de lézards verts
S’ébat, en liesse, sur le toit.
Et le serpent plein de prudence
Se glisse hors de sa sombre fissure
Et rampe sur le vieux perron.
Il forme tantôt trois anneaux,
Tantôt s’allonge en une ligne droite ;
Brillant comme une épée d’acier,
Perdue sur un champ de bataille,
Désormais inutile au héros mort !...
Tout est sauvage ; nulle part de trace
Des années écoulées ; la main des siècles
Les a effacées avec soin.
Aucun souvenir ne subsiste
Du nom glorieux de Goudal,
Ni de sa ravissante fille.

Mais une église au sommet du rocher,
Où la terre accueille leurs os,
Protégée par un saint pouvoir,
Frappe encore aujourd’hui les regards.
Debout près du portail se dressent
Comme des gardiens des blocs de granit
Que recouvre un manteau de neige.
La cuirasse qui les habille
Est faite de l’éclat d’une glace éternelle.
Et, comme des cascades endormies,
Que le gel a saisies subitement,
Des masses de neige demeurent
Suspendues au-dessus du vide.
Et la tempête fait sa ronde,
Chasse des murs gris la poussière,
Entonne une longue chanson
Pour faire écho à la voix des veilleurs.
Les nuages, dans l’Orient lointain,
Ont entendu des récits, qui parlaient
De cette merveilleuse église ;
En foule ils sont venus se prosterner.
Mais sur la famille des tombes
Plus personne ne vient pleurer.
Les rochers du sombre Caucase
Veillent jalousement sur leur butin.
Et le murmure éternel des humains
Ne trouble pas leur éternelle paix.

 

1.Vêtement de dessus, avec des manches flottantes (Note de Lermontov).

2. Les étriers des Géorgiens sont semblables à des plateaux de métal sonore. (Note de Lermontov)

3. Bonnet de fourrure, dans le genre de l’ « érivanka ». (Note de Lermontov)

4. Sorte de guitare (Note de Lermontov).

5. Présent sous des formes proches dans la plupart des langues turques du Caucase, le mot désigne un village, le plus souvent fortifié. Il est assez bien assimilé par le russe pour que Lermontov n’éprouve pas le besoin de l’expliquer. Mais son allure exotique demeure.