Acte III.

Scène I.

Une cour dans le palais de Don Alfonso.
Don Alfonso et Donna Anna.

Don Alfonso
Réjouissez-vous, donna Anna : votre époux
Est arrivé en Castille, et je l’attends bientôt.

Donna Anna
Monsieur, parfois les palpitations de notre cœur
Nous annoncent nos infortunes.
Le nom du duc ne peut susciter en moi
Aucune allégresse ; j’éprouve plutôt,
Quand je l’entends, une peine inconnue.

Don Alfonso
Vous changerez de pensée,
Quand il sera devant vos yeux.
On entend mal le langage du cœur ;
Alors qu’il semble annoncer des malheurs,
A ses mouvements mal compris
Succède un bien.

Donna Anna
Permettez-moi de ne le voir d’abord
Que comme duc ; je ne le recevrai
Que plus tard sous ses traits d’époux.

Don Alfonso
Le voici ; soyez courtoise malgré tout.
Vous devez cette preuve d’obéissance
A votre ami, à votre père, à votre roi.


Scène II.

Le duc Ottavio, Donna Isabella, en homme, et les précédents.

Ottavio
Seigneur, je viens vous voir
Sur l’ordre de notre gracieux souverain.

Don Alfonso
Apprenez sa décision. Voici Donna Anna
Qu’il vous a choisie comme épouse.

Ottavio à part
(Hélas ! Quelle douleur ! Epouser
Une femme pour qui au lieu d’amour
Mon cœur n’a que de l’aversion !)

Donna Anna à part
(Il ne semble pas ravi.)

Don Alfonso
Approchez-vous, duc, et que vos lèvres
Comblent l’attente de votre fiancée
En l’assurant de votre amour.

Ottavio
Donna Anna, mon seigneur dispose de moi ;
Je respecte son ordre, et vous offre ma main.

Donna Anna
Seigneur, je dois ne pas refuser cette union
Que me prescrit l’autorité du roi.

Don Alfonso, au duc
Seigneur, j’attendais que devant une demoiselle
Vous vous exprimiez avec plus d’ardeur.

Ottavio
Ma langue a peu l’usage de l’amour
Et je ne saurais l’obliger
A de plus tendres accents.

Donna Anna
Je vous dispense, seigneur, de cet effort
Qui pourrait vous coûter trop de peine.

Don Alfonso
Qui est, duc, ce gentilhomme que je vois avec vous ?

Ottavio
Seigneur, c’est… Mais il faut un grand secret
Pour la révélation qui le touche.
Et il souhaite ne parler, en ma présence, qu’à vous seul.

Donna Anna, à Don Alfonso
Seigneur, il convient donc que je m’éloigne.
Je le ferai, si vous l’avez pour agréable.

Don Alfonso
Allez. Je vous rejoins dans un instant.

Donna Anna à part
On dirait une femme. Une juste curiosité
Me pousse à tendre l’oreille.
Elle se retire juste assez pour pouvoir écouter sans être vue.

Ottavio
Sous ces vêtements d’homme, je vous présente,
Seigneur, une dame d’illustre naissance ;
Un gentilhomme l’a blessée dans son honneur.
Elle le cherche en Castille ; s’il s’y trouve,
Elle demande justice contre cet infâme offenseur.

Donna Isabella
Seigneur, c’est donna Isabella, seul rejeton
Des ducs d’Altomonte, qui s’incline devant vous,
Et implore le secours de votre faveur.

Don Alfonso
Je ferai tout pour vous ; mais qui est l’audacieux
Gentilhomme, qui vous a offensée, puis abandonnée ?

Donna Isabella
Don Giovanni Tenorio.

Don Alfonso
Il m’est bien connu. La renommée
A beaucoup parlé de ses ancêtres.

Donna Isabella
Je ne dirai que sa triste tromperie,
Sa fuite infâme et mon amour trahi.

Ottavio
La douleur de cette dame
Mérite notre pitié.

Don Alfonso
Si ce gentilhomme vient par ici, j’obtiendrai
Que le roi vous fasse justice.

Donna Anna
Non, don Alfonso, ne croyez pas à ces mensonges.
Cette dame est sans doute secrètement l’amante
Du duc Ottavio. Pour la garder avec lui
Sans défier le roi, il n’a pas trouvé meilleur moyen
Que cette tromperie de belle apparence.
J’ai su que son cœur n’était pas libre,
Dès qu’il m’a regardée ; c’est en hésitant,
En se contraignant, qu’il a dit m’offrir sa main.
Le ciel révèle à temps sa fourberie.
Je ne veux pas contraindre le duc
A une union qu’il abhorre ; qu’il aime
A son gré ; je le lui permets.

Don Alfonso
Vous vous laissez aller trop vite, donna Anna,
A un soupçon vain. Il aurait été plus sensé
De faire ce que je vous disais.

Ottavio à part
(Sa colère n’est pas fille d’amour.)

Donna Isabella
Vous avez tort, amie, de me soupçonner.
Ce n’est qu’aujourd’hui que j’ai vu votre duc.
La compassion l’a poussé à me porter secours,
Non à m’aimer. Je le jure devant le Ciel.

Donna Anna
Oui, c’est vous que je vais croire,
Alors que vous êtes complice du mensonge.
L’amant, lui, ne se défend pas, il ne prend aucun soin
De libérer mon cœur de son soupçon.
Dois-je attendre preuve plus forte
De son indifférence, de sa haine ?
Il déteste mon cœur, il abhorre mon visage.
Merci, dieux du ciel ; j’ai découvert la vérité.
Je pars, pour ne plus le voir.
à part, en s’en allant
(J’ai trouvé au bon moment un prétexte
Pour le haïr.)

Scène III.

Don Alfonso, le duc Ottavio et Donna Isabella.

Don Alfonso
Duc, donna Anna est en colère. Il vous appartient
De la détromper et de la calmer.

Ottavio
Comment faire ? Je n’ai jamais vu
De femme plus frivole et moins réfléchie.

Don Alfonso
La jalousie accompagne l’amour ardent.

Ottavio
Un amour aussi tendre ne me convient guère.
Je vous en prie, si de moi vous avez le moindre souci,
Ne me contraignez pas à cette union.

Don Alfonso
Une union décidée par le roi ne peut être rompue.
Donna Anna est votre fiancée. Devant son père
Elle a engagé pour vous votre foi.

Ottavio
Mais si le cœur n’y consent pas…

Don Alfonso
Que le cœur ait égard, non à son vain désir,
Mais à ce qu’il se doit.
Il part.


Scène IV.

Le duc Ottavio et Donna Isabella.


Donna Isabella
Duc, votre douleur me fait souffrir.
Je suis cause de vos ennuis ; je suis
L’innocente cause de ces colères.

Ottavio
Donna Anna, je me soucie de vos malheurs
Plus que des miens. Je ne désire rien
Que de trouver votre offenseur. Je saurai
Le défier à l’épée, et s’il y perd la vie,
L’époux peut-être ne vous fera pas défaut.
Il part.


Scène V.

Donna Isabella, puis Don Giovanni.

Donna Isabella
Plût au ciel que, sans mépriser, sans souiller
Mon honneur, je puisse changer d’amour !
Le Duc serait sans doute un objet plus digne
Pour mon tendre cœur. Dieux ! que vois-je ?
Voici le traître. Oui, je le reconnais.
Le destin le montre à mes yeux.
Mon cœur tremble. Je ne sais que faire.
L’amour et la colère m’inspireront.
Elle se retire dans un coin.


Don Giovanni
De quelque part que je tourne mes regards curieux,
Je vois briller la majesté de l’Ibérie.
Mais aucune rare beauté et capable de m’enchaîner
Ne s’est encore présentée à mes yeux.
Les chaînes de l’amour sont pour moi un jouet,
J’aime, mais sans jamais être fidèle.
J’aime pour autant qu’un désir neuf
Me favorise et je n’apprécie une beauté
Que tant que j’espère m’en emparer.
Donna Isabella m’a plu un jour ; elle m’a presque
Inspiré de l’amour, contre mes habitudes ;
Mais tandis qu’elle croyait, l’imprudente, à mes soupirs,
J’ai su n’être l’amant que de ma liberté.
De même pour la bergèré, et pour centre autres
Dont je me suis joué…Mais quel objet
Se présente à mes yeux ? Ou je délire,
Ou donna Isabella en habits d’homme
A l’audace de me poursuivre. Oui, c’est elle !
Fuyons cette rencontre !
Il se dispose à partir.

Donna Isabella
Monsieur, ne refusez pas de vous arrêter :
Il faut que je vous parle.

Don Giovanni
Qui que vous soyez, je ne vous ai jamais vu.
Plus tard, j’aurai l’honneur de recevoir vos ordres.
Mais je ne puis demeurer pour l’instant.

Donna Isabella
Ah ! Don Giovanni !
Vous avez donc effacé mon image
Dans votre souvenir comme dans votre cœur !
Vous ne reconnaissez pas la malheureuse
Que vous avez trompée, que vous avez trahie,
Qui, pour vous suivre, a changé de vêture ?
Ingrat ! Tu fais semblant de ne pas me connaître !

Don Giovanni
Vous êtes donc
Une femme en habits d’homme. Et c’est moi
Qui vous ai trompée, qui vous ai trahie.
Je vous ai promis ma foi ? Je me suis dérobé ?
Il ne m’en souvient pas.

Donna Isabella
Il ne vous souvient pas de donna Isabella ?
Mon atroce douleur, mes larmes, mes soupirs,
Mes insomnies, ma fièvre, un long voyage
Auraient pu changer mon visage ;
Mais un nom comme le mien devrait en vous
Eveiller le remords, la honte ; vous devriez,
Ingrat, secouer cette léthargie, vous rappeler
Les serments que vous avez faits
Devant le ciel et toutes ses divinités.

Don Giovanni
Voilà encore quelque chose que je ne me rappelle pas.

Donna Isabella
Perfide, ne m’avez-vous pas promis
Votre foi, promis votre amour ?

Don Giovanni
Je sais que mon cœur jamais ne s’est forcé
A respecter ce qu’il avait promis aux femmes.

Donna Isabella
Ah ! je te devine. Tu veux dire, menteur, infidèle,
Que, si tu m’as un jour appelé ton épouse,
C’est des lèvres que tu parlais, et non du cœur ;
Que tu as fait semblant de m’aimer, et qu’ayant dérobé
Ce que te confiait mon imprudent amour,
Tu te moques de moi, à présent, tu méprises
Ma douleur. Mais ce n’est pas un songe vain
Que cette fois trahie ; ce n’est pas un songe vain
Que mon amour foulé aux pieds. Tu ne pourras pas,
Traître, faire semblant d’avoir oublié
Mon visage, mon nom, notre passion.
Scélérat, tu ne pourras pas te dissimuler ;
Je ne te connais que trop bien ; et si tu refuses
De rendre à mon amour trahi ce que tu dois,
Je me vengerai du moins dans ton sang.
Allons, tire l’épée. Je veux mourir
De ta main, ou venger mon offense.

Don Giovanni
Ami, je n’ai pas coutume de prêter l’oreille
Aux fous, aux lunatiques. Tirer l’épée contre vous
Serait un acte vil.

Donna Isabella
Si je suis folle, lunatique, nous le verrons
En opposant nos armes. Tire l’épée à l’instant,
Ou je te transperce sans savoir
Si tu as les mains vides.

Don Giovanni à part
(Que faire ? que résoudre ?)

Donna Isabella
Tu as eu le cœur de m’abandonner,
Et l’audace te manquerait pour me donner la mort ?
Tu vas mourir, félon.

Don Giovanni à part
(Eh ! qu’elle périsse, cette importune, cette odieuse
Ennemie de ma tranquillité).
Voilà. J’ai tiré l’épée ; vous êtes en train
De précipiter l’heure de votre mort.

Donna Isabella
Le juste ciel donnera sa force à mon bras.
Ils se battent.

Scène VI.

Les mêmes, le Commandeur.


Le Commandeur
Messieurs, arrêtez… O ciel ! que vois-je ?
Don Giovanni ici ? Ami, comment, depuis quand
Etes-vous en Castille ? Et pourquoi
Avez-vous l’épée à la main ?

Don Giovanni
O sage et digne Commandeur, honneur de ce royaume,
Permettez-moi de déposer un humble baiser
Sur cette généreuse dextre jamais vaincue.

Le Commandeur
Je n’y consentirai jamais.

Donna Isabella à part
(Quel obstacle importun à ma colère !)

Le Commandeur
Mais vous faites de moi si peu de compte !
Vous venez en Castille, et je l’apprends par hasard !
Et vous ne daignez pas être l’hôte
De ma modeste maison !

Don Giovanni
Il y a peu de temps que j’ai mis le pied
Dans la ville royale.

Le Commandeur
A peine arrivé, vous mettez votre vie en danger !

Donna Isabella au Commandeur
Quelque soit, monsieur, mon respect
Pour votre noble figure, je vous en prie,
Ne nous empêchez pas de continuer à combattre.

Le Commandeur
Suspendez un instant votre colère.
Permettez-moi au moins d’en connaître la raison.

Donna Isabella
Il ne convient pas que vous sachiez
Ce que mes lèvres n’ont pas le droit de publier.
Don Giovanni m’a offensée ; et je lui demande
Raison, par le fer, de l’outrage que j’ai reçu.

Don Giovanni
Vous allez entendre une étrange histoire.
Ce visage à mes yeux est inconnu.
On veut se venger, et je ne sais de quoi.
On se dit homme, et l’on fait clairement voir
Qu’on appartient au sexe féminin.
Je n’ai rien promis, et l’on me traite de parjure.

Donna Isabella
Parjure, oui…

Don Giovanni
Ah ! je ne puis plus souffrir…

Le Commandeur
Je vous demande un instant.
à donna Isabella.
S’il est vrai que don Giovanni vous a offensé,
Je veux moi-même faire qu’on vous rende raison.
Je n’ai pas coutume de trahir la raison et le devoir
En faveur de l’amitié. Révélez-moi ses torts.

Donna Isabella
Il s’agit d’une telle offense que, pour mon honneur,
Il convient de la tenir secrète.

Le Commandeur
Si je la connais, elle ne sera pas pour autant publiée.

Donna Isabella
Mais je ne puis consentir
A ce que vous la connaissiez.

Le Commandeur
Vous vous méfiez de moi ?

Don Giovanni
Sa colère ne peut fournir de raisons.
La fureur lui ôte tout bon sens.

Le Commandeur
Alors, renoncez à vous battre
Contre quelqu’un qui ne connaît
Ni la raison, ni le devoir. Vous voulez
Prêter l’oreille à un insensé ? Quelle gloire
Espérez-vous en obtenir ?
Si vous êtes vaincu, tout le dommage est vôtre ;
Si vous êtes vainqueur, on vous jettera à la face
Qu’il est trop facile de l’emporter sur un fou.

Donna Isabella
Je ne suis pas fou, et j’entends me venger.

Le Commandeur
Au nom du roi mon seigneur, je vous ordonne
De renoncer à ce combat. Je vous menace
De la colère du roi, si vous refusez d’obéir.

Donna Isabella
Je respecte le nom du roi ; cet ordre suffit
Pour que je rengaine l’épée, et suspende ma colère.
Un temps viendra où cet indigne traître
Paiera de son sang l’outrage qu’il m’a fait.
elle sort.


Scène VII.

Le Commandeur, Don Giovanni, puis Don Alfonso, le duc Ottavio et des gardes.


Le Commandeur
Oui, oui, le temps viendra. Mais, don Giovanni,
Je veux au plus vite vous présenter
A l’audience de mon seigneur ; venez avec moi ;
J’espère qu’il me sera reconnaissant
Pour lui avoir fait un si beau don.

Don Giovanni
De votre bonté je n’espère
Que des effets heureux.

Le Commandeur
Je me rappelle tout ce que votre illustre père
A autrefois fait pour moi. L’Italie à sa mort
A subi une immense perte…
Les Maures se souviennent encore
De son épée… Mais voici que vient à nous
Don Alfonso, ami et ministre du roi.

Don Giovanni
Je le connais par sa renommée ; c’est un gentilhomme
Qui s’est fait aimer et craindre.

Don Alfonso
Commandeur, le roi vous dispense aujourd’hui
De venir lui témoigner votre respect.

Le Commandeur
C’est un nouvel effet de sa clémence.
Ami, je vous présente un gentilhomme
Digne de votre amour et de celui du roi.
Il s’appelle don Giovanni Tenorio ;
Il est né à Parthénope…

Don Alfonso
Je me rappelle encore le nom
De son valeureux père.
à voix basse, au duc Ottavio
(C’est lui qui a trahi donna Isabella).

Ottavio à voix basse
(C’est lui, et nul autre).

Don Giovanni à don Alfonso
Celui qui devant vous s’incline
Vous estime et brûle de vous servir.

Don Alfonso
Disposez de moi, et ne songez pas
A quitter trop tôt cette ville.
à part
(Je saurai bien tout éclaircir)
Comandeur, conduisez donna Anna
Dans votre demeure. Elle désire s’y rendre.
Que votre ami reste avec moi.
Il suivra bientôt.

Don Giovanni au Commandeur
Je suis à vous dans un instant.

Le Commandeur à don Giovanni
Evitez, seigneur, de me décevoir.
Ma table est modeste, mais mon cœur est grand.
Il sort.

Don Alfonso à voix basse, au duc
Duc, retirez-vous.

Ottavio à voix basse, à don Alfonso
(Soit. En attendant, je vais retrouver
Donna Isabella).
Il sort.

Scène VIII.

Don Alfonso, Don Giovanni, et des gardes au fond de la scène.

Don Alfonso
Don Giovanni, vous êtes l’illustre descendant
De héros glorieux, connus de tous.
Vous ne pouvez pas volontairement
Déchoir de la vertu de vos aïeux,
On ne peut donc de vous attendre
Que des actions dignes qu’on les célèbre.
La violence de l’amour, pourtant,
Triomphe bien souvent des héros
Et fait sentir aux sages son pouvoir absolu ;
Elle pourrait répandre sur vous ce terrible poison
Qui prive de tout sens l’esprit le plus lucide.
A ce malheur, je ne donnerais pas
Le nom de crime ou de déshonneur.
Le doux instinct de la faible nature,
La plus belle fleur de la jeunesse,
Les charmes gracieux d’un visage de femme
Ont une telle force que le cœur à peine
Peut résister s’il ne prend la fuite.
Non, don Giovanni, ne laissez pas
Monter à votre front cette rougeur malvenue ;
J’ai de la compassion pour les folies d’amour.
Je vous demande seulement des preuves
Sincères de votre loyauté. Dites-moi,
Est-il vrai que, amant trop léger,
Vous avez manqué de foi à une noble vierge ?

Don Giovanni
Je n’ai que trop souffert du malheur qui nous guette
Tous quand nous suivons Cupidon. J’ai aimé, j’aime encore.
Mais mon amour ne m’a pas rendu coupable,
J’ai brûlé de l’honnête flamme d’un chaste amour.
J’aime ma fiancée, celle que le ciel
M’a destinée, celle dont le choix était approuvé
Par mon pays, par mes parents et par mon cœur.

Don Alfonso
Puis-je savoir son nom ?

Don Giovanni
Donna Isabella, de la famille des ducs d’Altomonte.

Don Alfonso
Le mariage doit avoir lieu ?

Don Giovanni
Plût au ciel ! Car alors je ne serais pas
Loin de ma déesse.

Don Alfonso
Pourquoi l’abandonner ?

Don Giovanni
C’est un destin cruel qui d’elle m’a séparé.
J’ai été offensé par un téméraire,
Par un ministre de mon roi. Brûlant de colère,
Je l’ai défié à l’épée ; il s’est rendu à mon appel ;
La fatalité l’a fait succomber sous mon bras.
Sa mort a déplu au roi ; pour échapper
A ses premières fureurs, j’ai quitté ma patrie ;
Je me suis éloigné de celle que j’adore.
à part
(Un mensonge pour se soutenir
En appelle cent autres).

Don Alfonso
Donna Isabella vous poursuit toute en pleurs ;
Pour son amour trahi elle exige vengeance.

Don Giovanni
Ou donna Isabella a perdu l’esprit
Ou celle-ci n’est qu’un fantôme.

Don Alfonso
J’ai parlé moi-même avec elle,
Il n’y a qu’un instant.

Don Giovanni
Cette personne, qui s’invente un nom et un rang
Qu’a-t-elle fait pour que vous la croyiez ?

Don Alfonso
Elle raconte ses malheurs d’une manière assez claire.

Don Giovanni
Sur les lèvres d’une femme
Un témoignage est souvent trompeur.


Scène IX.

Les mêmes, le duc Ottavio, puis Donna Isabella.

Ottavio
Seigneur, donna Isabella est là tout près,
Qui voudrait vous parler.

Don Alfonso
Elle arrive au bon moment.

Ottavio à part
(Don Giovanni se trouble).
Il va chercher donna Isabella.

Don Giovanni à part
(J’ai besoin maintenant d’une langue déliée
Et d’une audace à toute épreuve).

Donna Isabella à part
(Voici celui qui m’a trahie).

Don Giovanni
Où est cette personne
Qui usurpe le nom de donna Isabella ?

Don Alfonso
La voilà devant vous.

Donna Isabella
Oui, c’est moi qui…

Don Giovanni
Pardonnez-moi, seigneur, ce que je vois
(Homme ou femme, je ne sais)
Se pare d’un faux nom, vit dans ses rêves
Et est capable de déguiser son sexe.
Le beau visage de donna Isabella,
Ses yeux, la majesté de son allure
Sont tout autres ; son cœur se pare
De qualités bien différentes. Aucune séduction
Ne pourrait vaincre sa rigueur.
Comment ? Donna Isabella en habit d’homme !
Seule hors de sa patrie ! sur la trace
D’un fugitif ! Une demoiselle noble,
Encore très jeune, éprise d’un chaste amour,
N’a pas ces audaces-là. Si ce menteur
N’était pas protégé par votre grandeur
Je voudrais de ma main le clouer au sol.

Donna Isabella
Ah ! perfide ! Ah ! cruel ! Seigneur, ces paroles
Viennent d’un cœur barbare
Qui prépare de longue main ses manigances.
Le traître accumule crime sur crime ;
Il multiplie les insultes ; à ses premiers mépris
Il en ajoute de nouveaux. Ah ! Je ne mens pas !
Je suis donna Isabella. Il est, lui, le fiancé
Que l’on m’a destiné, le parjure
Qui m’a abandonnée.

Don Giovanni
C’est facile à dire, téméraire ; il faut le prouver.
Quel témoins vas-tu invoquer
Pour que tout le monde te croie ?

Donna Isabella
Toutes les divinités du ciel.

Don Giovanni
Les scélérats ne répugnent pas
A profaner le nom des dieux.

Donna Isabella
Le scélérat, c’est toi, et les dieux méprisés
En leur faveur et en la mienne puniront tes offenses.
à don Alfonso
Mon amour trahi demande justice.

Don Alfonso
Pour obtenir justice, il ne suffit pas
De proférer des plaintes mal fondées.
Quand il est question de juger, ce sont des preuves
Claires qu’on demande, aussi claires
Que le soleil de midi.

Don Giovanni
Juste sentence du plus juste des cœurs.

Donna Isabella
Ah, je ne le vois que trop ! Malheureuse,
Tout le monde m’abandonne. Les dieux eux-mêmes
Sont devenus mes ennemis. Seigneur, par pitié…

Don Alfonso
Mais que voudriez-vous que je fasse pour vous ?
Entre deux adversaires qui, sous mes yeux,
Nient également, qui n’ont pas de témoins,
A qui dois-je prêter foi ? Qui que vous soyez,
Allez trouver votre roi. Si vous avez des droits
Sur le cœur d’un fiancé, qu’il l’oblige
A vous garder sa foi.

Donna Isabella
Ciel ! Me faut-il supporter
Sans vengeance cet outrage ?

Ottavio
Je ne sais qu’opposer à cette infortune.

Donna Isabella
Si ma vie ne peut servir qu’à protéger cet infâme,
Qui est cause de ma douleur, ah, je l’offre
Volontiers en sacrifice à mon tyran.
Oui, perfide, je mourrai. S’il n’y a en ce monde
Personne qui puisse te punir, les dieux s’en chargeront,
Avec ton crime, avec ta honte.
Elle sort.


Scène X.

Don Alfonso, Don Giovanni, et le duc Ottavio.


Don Giovanni à don Alfonso
Doutez-vous encore de sa folie ?

Don Alfonso
Je ne sais que penser. Duc, suivez cette infortunée ;
Qu’on veille sur sa sûreté.

Ottavio
J’y vais.
Il sort.

Don Giovanni
La mort serait le moindre de ses malheurs.
Vivre sans savoir qu’on vit,
C’est un mal pire encore que la mort.

Don Alfonso
Certes, mais nous devons protéger la vie,
Même celle des fous. Don Giovanni,
Je souhaite pour votre bien
Que soit fou quiconque vous appelle traître.
Il sort.


Scène XI.

Don Giovanni, puis Elisa.

Don Giovanni
La douleur va la rendre folle, comme folle l’a rendue
Quelque temps l’archer au carquois.
Quel triste sort serait le mien, si je n’avais au moins
Autant d’audace pour soutenir mes mensonges
Que pour les inventer. Et cependant
Je ne suis pas sûr de triompher toujours ;
Il me faut craindre une autre rencontre ;
Je vais aller ailleurs. La téméraire
Ne me suivra pas partout.

Elisa
Mon trésor, mon fiancé, je te retrouve enfin.

Don Giovanni
Chère Elise !
à part
(Nouvelle épreuve ; que l’esprit me vienne en aide).

Elisa
Depuis que vous m’avez quittée,
Oh, que de larmes j’ai versées.
Mais le ciel a exaucé mes vœux.
A peine arrivée, je vous trouve, et j’espère
Retrouver le même amour en vous, la même foi.

Don Giovanni
Vous ne vous trompez pas, ma chère âme :
Je suis fidèle à votre amour.
à part
(Folle si elle le croit).

Elisa
Si vous m’aimez, pourquoi tarder, mon doux ami,
A fixer la date de nos noces ?

Don Giovanni
D’honnêtes considérations me font les retarder.

Elisa
Un amour vrai passe au-dessus
De toutes les considérations. Effacez
Tous les soupçons de mon cœur aimant.
Mon visage vous plaît ? Ces yeux sont-ils
Pour vous de flamme ? Je vous offre mon cœur ;
Si vous tardez à l’accepter, le ciel pourrait
Disposer de moi autrement.

Don Giovanni
J’en mourrais de douleur. Mais si s’offrait à vous
Un sort plus brillant, vous êtes encore
Arbitre de vos sentiments.

Elisa à part
(Hélas ! adroite réponse).
Ingrat ! je suis arbitre de moi-même ?
Mais ai-je encore mon libre arbitre,
Depuis que je suis à vous ?
L’amour a uni nos cœurs ; il ne lui reste plus
Qu’à unir nos mains.

Scène XII.

Les mêmes et Carino.

Carino à part
(Ciel ! que vois-je ? L’infidèle Elise
Avec un nouvel amant ? Oh indigne traîtresse !)

Don Giovanni
Mais pour l’instant ce n’est pas possible.

Elisa
Tout est possible à qui cache en son cœur
Une flamme honnête.
Si vous m’aimiez, cruel, comme je vous adore
Vous voudriez m’avoir toujours tout près de vous.

Carino à don Giovanni
Mon gentilhomme…

Elisa à part
(Pauvre de moi !)

Don Giovanni
Que me veux-tu ?

Carino
Aux paroles fausses, aux discours menteurs
D’une femme déloyale, n’ajoutez aucune foi.
Elisa vous trahit. Elle a pour habitude
De tromper tous ses amants.

Don Giovanni
Comment le sais-tu ?

Elisa
Mais faites le taire !

Don Giovanni
Non, parle.

Carino
J’ai moi-même des preuves certaines
De son infidélité ; elle m’avait promis sa foi ;
Maintenant elle m’abandonne.

Don Giovanni
Elisa, entends-tu ce berger ?

Elisa
Je ne nie rien. J’ai dit oui
Pour faire plaisir à ma mère.
Vous êtes le seul que j’aime d’amour.

Don Giovanni
Il n’est pas permis de séparer ce qui est uni.
Berger, je te rend ta fiancée ; si elle est infidèle,
Pardonne-lui : c’est la nature de son sexe.
Crois-moi, nos dames ne le sont pas moins.

Elisa
Barbare, c’est ainsi…

Don Giovanni
Quoi ? Voulez-vous changer de fiancé
A chaque nouveau désir ? Ce serait là
Une belle façon de se conduire !
Oh, combien n’auriez-vous pas d’imitatrices,
Si la chose pouvait se faire ! Allez,
Contentez-vous de lui, puisque votre mère
Et le ciel vous l’ont donné.

Elisa
Cruel, vous me méprisez !

Carino à don Giovanni
Non, non, je vous cède tous mes droits.
Que soit brisé un lien que je déteste
Plus que la mort elle-même. Qu’elle soit à vous,
Je ne m’y oppose pas. N’ayez aucun souci
De la foi qu’elle m’a jurée.

Don Giovanni
Je ne serais pas gentilhomme
Si je ne savais dominer mes passions. Je te la rends ;
Prends-la, si tu en as envie. Et souvient-toi
De cacher avec soin ce qu’il ne faut pas révéler.
Il sort.


Scène XIII.

Carino et Elisa.


Elisa à part
(Hélas ! Il s’en va, l’infidèle, il m’abandonne).
Carino ; ah, mon Dieu !

Carino
C’est ça ; invoque Carino.
Je te verrais mourir, que je ne te croirais pas.

Elisa
Tu m’abandonnes donc ?

Carino
J’ai au moins ce plaisir
Que je me venge de ce que j’ai subi.

Elisa
S’acharner sur les malheureux, c’est un péché.

Carino
Et se parjurer, c’est une vertu ?

Elisa
Je vais mourir désespérée.

Carino
Tu fais encore semblant de vouloir te tuer ?
Fais-le pour de bon.

Elisa
Et tu auras le cœur de me regarder faire ?

Carino
Et je te prêterai la main,
Si la tienne ne suffit pas.

Elisa
Tu as bien vite changé ta pitié
En barbare rigueur.

Carino
Et toi tu as changé ton cœur
En faveur d’un nouvel amant.

Elisa
Ciel ! que dois-je faire ?

Carino
Fais ce que tu veux.
Fais tout ce qu’un cœur sans espoir
Peut suggérer à un trompeur trompé.
Reste avec ta douleur, avec ton remords.
Si je recommence jamais à t’aimer,
Que le juste ciel détruise
Dans mes champs la blonde moisson,
Que mon troupeau s’égaille, sans plus trouver
D’herbe qui le rassasie, ou qu’il la trouve
Pleine d’un violent poison. Ingrate, infidèle,
Voilà les fruits qu’a donnés ta vanité.
Pourquoi mes yeux te regardent-ils encore ?
S’ils continuent, que les ferme un sommeil éternel.
Pourquoi ma langue te parle-t-elle encore ?
Si elle continue, que la brûle une soif éternelle.
Et si je continue à t’aimer, si tu m’entends
Pour toi délirer d’amour, que le grand Jupiter
D’un foudre me réduise en cendres.
Il sort.


Scène XIV.

Elisa, seule.

Jupiter n’entend pas les serments téméraires
D’un amant en courroux ; et le vent les disperse.
Je me fie à mes attraits. Ce sont des armes
Qui manquent rarement leur but. Car la nature
A donné à tous ceux qui habitent
Ou la mer ou la terre un moyen de défense.
Le tigre a ses griffes, le lion sa force,
Le taureau ses cornes, le cheval ses sabots,
Le chien ses dents, le poisson ses écailles
Et ses dents, les oiseaux du ciel
Leurs plumes et leur bec ;
L’homme a reçu l’intelligence, et la femme
La séduction, les doux regards, les larmes.
Elle sort.