Acte IV.

Scène I.

La maison du Commandeur. Une table toute prête.

Le Commandeur, Donna Anna, Don Giovanni. Serviteurs, puis un Page du Commandeur.


A l’ouverture du rideau, on voit les trois convives attablés ; les serviteurs desservent, non sans laisser en place tout ce qui orne la table, puis ils sortent.


Don Giovanni
Commandeur, votre courtoisie
Alourdit encore la chaîne qui me lie à vous.

Le Commandeur
Vous méritez un plus noble festin.
Mais je ne puis vous donner davantage :
Toujours j’ai refusé d’amasser des trésors.

Don Giovanni à part, regardant donna Anna.
(Quel beau visage !)

Donna Anna à part
(Ces yeux ne quittent pas les miens ;
Que veulent-ils me dire ?)

Le Page
Seigneur, par un ordre royal,
Don Alfonso vient vous voir.
Il veut vous parler seul à seul.

Le Commandeur
Que mes valets descendent tous.
Sort le Page.
Je vais à sa rencontre. Don Giovanni,
Pardonnez si je dois…

Don Giovanni
Allez. N’ayez de moi aucun souci.

Le Commandeur
Restez, ma fille, jusqu’à mon retour.
Il prend son épée, qui était sur une petit table, la ceint et sort.

Scène II.

Don Giovanni et Donna Anna


Don Giovanni à part
(Ah, puisse-t-il ne revenir de tout le jour !)

Donna Anna à part
(Mon cœur tressaille en ma poitrine).

Don Giovanni
Belle donna Anna, enfin le sort
Me donne de vous parler librement.

Donna Anna
La gravité de mon père
Vous a-t-elle empêché de me parler en sa présence ?

Don Giovanni
Ce père vénérable sera pour moi
Moins courtois que sa fille.
Il soupire.
Ah, donna Anna !

Donna Anna
Vous soupirez ? A part. (Ah, je voudrais
Que mon père revienne).

Don Giovanni
Ah, n’allez pas imaginer
Que c’est le vain désir d’admirer la Castille
Qui m’a conduit ici. Le renom de vos charmes
M’a enflammé le cœur. Ou bien c’est le destin.
Ils m’ont guidé. Amour vous a placée
Devant moi comme un but, une loi pour mes pas.
Voici que je vous vois ; dans vos beaux yeux
J’aperçois un éclat que ne peut dire
La plus éloquente des bouches,
Pas plus que le désir ne peut le figurer.
A l’instant même où je vous ai vue, belle,
J’ai soupiré d’amour.
Je brûle d’une flamme intolérable.
Ayez pitié de moi.

Donna Anna
Ces mots inattendus, sans doute peu sincères,
Je l’avoue, m’ont surprise. Je ne me connais pas
De qualité qui contraigne la renommée
A donner de la voix. Et je ne voudrais pas
En posséder. La beauté passe avec le temps.
A sa fragilité je préfère une âme sincère.

Don Giovanni
Belle sincérité ! Comme elle est rare !
Comme je l’aime ! Combien de fois
Je l’ai cherchée en vain !
Que je serais heureux, si mon cœur plein d’amour
Pouvait nourrir l’espoir de rencontrer en vous
Cette belle inconnue qui cause mes soupirs,
La fidélité.

Donna Anna
Un cœur fidèle montre à d’autres cœurs
La voie de la fidélité.

Don Giovanni
Mon amour peut-il espérer
Que vous ayez pitié de lui ?

Donna Anna
Si la pitié que vous me demandez
Est légitime, pourquoi serais-je ingrate ?

Don Giovanni
Je vous entends.
Vous voulez parler d’un chaste hyménée.
C’est justement ce vers quoi tend mon pur amour.
J’aspire à cette main…
Il veut prendre la main de donna Anna. Elle la retire.

Donna Anna
Remettons à plus tard le moment d’en parler.

Don Giovanni
Ce moment s’offre à nous. Pourquoi attendre ?

Donna Anna à part
(Mon père ne vient pas. Tous les valets sont partis).

Don Giovanni
Ah ! à vous regarder, je sens fondre mon cœur.
Ah ! que ce feu est doux. Dites ce « oui »
Qui me donne la vie. Recevez en gage ma main.

Donna Anna
Que mon père en soit informé. C’est de lui que dépend
Ma volonté. Au duc Ottavio je suis destinée.
Je dois être sa femme. Je ne peux pas
A moi seule défaire ce lien.

Don Giovanni
L’amour peut tout sur nous,
Chère, si tu m’aimes.

Donna Anna
Que voulez-vous de moi ?

Don Giovanni
Le don de cette main.
Votre père le saura bien assez tôt.
Tout est permis pour se faire un plaisir.
Je me ris d’un respect absurde et inutile.

Donna Anna
Et vous osez me parler de la sorte ?
Votre insolence excite ma colère.

Don Giovanni
Ce qu’un cœur résolu peut emporter de force,
Faites m’en don gracieusement.
Croyez-en mon conseil.

Donna Anna
Votre audace va jusque là !

Don Giovanni
Oui. Toute résistance est vaine.
Je veux le don de votre main,
Ou de ce fer vous recevrez la mort.
Il prend son poignard.

Donna Anna
Ah, le traître, l’infâme.
Mon père, mes valets ! Quelqu’un va-t-il m’entendre ?

Don Giovanni
Appelez père et serviteurs. Peine perdue.
Peine perdue, que d’appeler les dieux.
Obéissez aux ordres que je donne.
Sinon ce fer plongera dans…
Don Giovanni se lève.

Donna Anna
Divinités du ciel !
Elle se lève pour partir.

Don Giovanni il la retient par ses habits.
Arrêtez !

Donna Anna
Scélérat !

Don Giovanni
Je vais frapper…

Donna Anna
Infâme ! Quelles sont ces violences ?

Don Giovanni qui voit de loin venir le Commandeur et laisse partir donna Anna
Ah ! je suis découvert !
Mon épée va devoir m’ouvrir un chemin.
Il prend son épée et son chapeau.


Scène II.

Le Commandeur, Donna Anna au fond de la scène, et Don Giovanni .


Le Commandeur
Don Giovanni, que se passe-t-il ?

Don Giovanni
Rien. Je vous demande
La permission de m’en aller.

Donna Anna
Ah ! mon père, cette homme est un traître, un impie.
Il a eu le front de vouloir prendre ma main,
Cette main qui est promise à un autre.
Il m’a menacée de son poignard.

Le Commandeur
Impie ! Vous osez transgresser
Les lois de l’hospitalité ?
Gentilhomme de naissance douteuse,
Vous outragez, vous insultez
Celui qui se fie en vous. Quittez, infâme,
Cette maison. Pareil affront exige une vengeance.
Il veut du sang.

Donna Anna à part.
(Ciel ! Les serviteurs !)
Elle sort.

Don Giovanni
Commandeur, votre âge en son déclin
Vous rend inapte à de telles rencontres.
Trouvez quelqu’un qui combatte pour vous.
Je suis gentilhomme, et je répondrai l’épée en main.
Je le jure sur mon honneur.

Le Commandeur
Sur quel honneur ? Menteur ! Parjure !

Don Giovanni
N’excitez pas ma colère.

Le Commandeur
La colère d’un félon est facile à exciter.

Don Giovanni
Plus facile encore sera ma vengeance.

Le Commandeur
Ah, je ne retiens plus mon courroux.
Le respect que je dois à ma maison
Ne m’arrête plus. Lâche sans honneur,
Tirez votre épée.

Don Giovanni
Vieillard sans prudence, tu te repentiras
De cette audace délirante.

Le Commandeur
Viens.

Don Giovanni
Je suis à toi.
Ils se battent.

Le Commandeur
Ah, je suis touché !
Reviens, barbare, reviens… Ah, je succombe…

Don Giovanni
Ce sang n’excite dans mon cœur aucune pitié.
Celui qui a voulu son propre mal, qu’il en pleure.
Il sort.


Scène IV.

Le Commandeur, blessé, puis Donna Anna et Serviteurs.


Le Commandeur
Ah, il fuit, l’infâme, le traître, et je ne peux pas
Le poursuivre, oh ! Dieu ! Mes jambes sont trop faibles.
Ah ! je me pâme ! Ah ! je tombe ! Ah, ma fille, ma fille,
Ne m’entends-tu pas ? Où es-tu ? Malheureuse fille,
Qui aura soin de toi ? Ciel ! Mes forces…
M’abandonnent ; le cœur me manque.
Mes jambes tremblantes… ne soutiennent plus le poids
D’une vie qui se perd… Mes yeux ne voient plus
Que des choses obscures… Je me pâme…Je meurs.
Il tombe mort.

Donna Anna
Me voici, mon père…Ciel ! que vois-je !
Il ne respire plus…Il est déjà mort. Ah, où est l’impie,
Le barbare assassin ? Monstre cruel et sans pitié,
Que t’avait fait le malheureux ? Ah, père tant aimé,
Que ces tendres pleurs soit le premier devoir
Que te rend ma piété. Mais attends de moi
Une juste vengeance. Le roi ne pourra
Refuser de me faire justice. Serviteurs,
Relevez au moins votre défunt seigneur.
Les serviteurs emportent le corps.


Scène V.

Donna Anna, seule.

Qui aurait pu craindre, ou même soupçonner
Que le perfide ait un cœur si féroce ?
La douceur du regard, un visage courtois
Cachaient une âme infâme. Impie, monstre inhumain,
Tu voulais pire encore ? Et si j’avais été
Moins forte, où en serais-je ?
Sainte pudeur, tu as des ennemis partout !
Sous mille masques ils tendent leurs embûches !
Oh, père tant aimé, tu voulais que je reste
Tout près du scélérat. C’est toi qui a permis…
Mais non, c’est moi dont la prudence
A été en défaut. Aux premières paroles
Du scélérat, dès ses premiers regards
Caressants, j’aurais dû me sauver par la fuite.

Scène VI.

Donna Anna, Don Alfonso, le duc Ottavio, Serviteurs.


Don Alfonso
Qui est, donna Anna, celui qui nous a privés
Vous d’un père et moi d’un ami ?

Donna Anna
C’est un barbare qui l’a tué. Voyez ce sol
Encore tout couvert de son sang ;
Faites qu’il soit vengé.

Don Alfonso
Qui est l’affreux assassin de ce malheureux ?

Donna Anna
Don Giovanni.

Ottavio
Je vous l’avais dit, seigneur, que c’était un infâme.

Donna Anna
Hôte de notre maison.

Don Alfonso
Duc, je vous confie le soin d’arrêter
Le félon. Que, vivant ou mort, il tombe
Entre les mains des soldats du roi.

Ottavio
Vos ordres seront exécutés.
Il sort.

Scène VII.

Don Alfonso, Donna Anna, Serviteurs.


Don Alfonso
Je ne saurais assez vous dire, donna Anna,
Quelle part je prends à votre deuil.
Qu’à votre douleur la raison mette un terme.
La mort est notre destin commun.
Heureux celui qui est mort glorieusement
Après avoir vécu en juste.
Vous avez perdu un père ; vous avez
Un autre père en moi. Je vous donnerai
Tant de preuves de mon affection
Que vous en serez satisfaite.

Donna Anna
Le premier don que je demande,
Seigneur, à votre compassion, soit celui-ci :
Rompez un mariage qui m’est pénible ;
Le duc Ottavio trouvera d’autres fiancées.

Don Alfonso
Soit, je le ferai ; mais voulez-vous toujours
Vivre sans compagnon ?

Donna Anna
Pour l’instant je discerne mal
Quel est le désir de mon cœur.

Don Alfonso
J’ai pitié de vous. Vous cesserez vos pleurs,
Et vous chercherez plus lucidement
Comment trouver un sort meilleur.


Scène VIII.

Les mêmes, le duc Ottavio.

Ottavio
C’est en vain, seigneur, que l’on espère
Pouvoir arrêter don Giovanni.

Donna Anna
Le misérable a donc fui ?

Ottavio
Non, mais il a trouvé refuge dans le temple
Dont un ordre royal
Interdit de violer l’enceinte.

Don Alfonso
Qu’on double à l’extérieur la garde,
Que le traître ne puisse pas fuir.
Que le roi soit instruit de son dernier forfait,
Et vous, donna Anna, cessez vos larmes.
Pensez aux grands exploits de votre père,
Que sa vertu vous réconforte
Et vous montre la voie.
Il sort avec le duc Ottavio.


Scène IX.


Donna Anna, seule


Il est facile à qui ne sent nulle douleur
De suggérer à ceux que le malheur afflige
De conserver le calme dans leur cœur.
Personne mieux que moi que peut comprendre
Tout ce que j’ai perdu lorsque mon père est mort.
Il n’est pas d’autre amour qui puisse s’égaler
A l’amour paternel. Et malheureuses sommes nous
Si nous espérons le trouver auprès d’infidèles amants.
Ce n’est pas nous qu’ils aiment, c’est leur plaisir.
Quand le plaisir s’efface, s’efface aussi l’amour.
Dieux de bonté, par l’âme grande et belle
De mon bon père, protégez mon pauvre cœur
Contre le malheur qui nous guette toutes.
Elle sort.


Acte V.

Scène I.

Un temple avec divers mausolées, parmi lesquels la statue du Commandeur.


Don Giovanni, puis Elisa.


Don Giovanni
Destin cruel, vers quels périls m’as-tu mené !
A quelle fin cruelle me réserves-tu ?
Oh femmes, votre beauté est funeste aux hommes.
Quelle est cette étoile féroce qui veut
Que je sois l’esclave de passions rebelles ?
Je ne peux voir une femme sans qu’elle me mette en feu.
Je ne peux pas sentir la flamme sans vouloir aussitôt l’éteindre.
Ah cruelle donna Anna ! Tu aurais dû
Ou bien ne pas tolérer mes regards,
Ou me repousser moins sévèrement.
Vous prétendez, femmes superbes
Enchaîner les amants. Vous riez de leurs plaintes.
Impunément vous refusez votre pitié
A ceux dont vous avez blessé le cœur.
Barbare vanité ! Sinistres coutumes !
Mais que vais-je devenir ? Le rang du mort
Aggrave ma faute. La fille va demander vengeance.
Tout le monde va vouloir que je meure.
Qu’en attendant ce lieu me serve d’asile.
L’occasion et la ruse pourront m’ouvrir
Une voie pour m’évader.

Elisa
Me voici, don Giovanni, constante et fidèle,
Pour vous faire honte une fois encore
De votre méchanceté. Mon amour,
Qui, lui, est vrai, ne vous abandonnera pas.

Don Giovanni
Hélas ! dans les malheurs qui m’accablent,
J’ai besoin d’autre chose que d’ardeurs féminines.

Elisa
Je peux arranger votre fuite.

Don Giovanni
Mais comment ? à part (Oh, destin !)

Elisa
Deux des gardes du temple sont des cousins à moi.
Ils vous sont favorables et pourront
Vous aider à vous évader.

Don Giovanni
Plaise au ciel ! à part (Flattons-la).
Chère épouse, exemple de fidélité, d’amour sincère,
Je suis tout à vous, comme l’a voulu le destin ;
Oui, le destin qui par deux fois vous a choisie
Pour être ma libératrice et mon escorte :
Vous avez eu pour moi de la pitié, et je me repens
D’avoir été ingrat. Que ce berger en délire
Dise tout ce qu’il veut. Le dessein du ciel est clair :
Elisa doit être à don Giovanni.


Scène II.


Les mêmes, Donna Isabella, à l’écart.


Elisa
Alors épousez-moi en bonne forme.

Don Giovanni
Ah, ma belle, ne perdons pas de temps ;
Arrangez notre fuite. Je serai à vous, je le jure,
Dès qu’avec vous je serai en liberté.

Donna Isabella à part
(Ah, le traître !)

Elisa
Oui, je veux bien encore me fier,
Bien que déjà trahie, à vos promesses ;
Venez avec moi ; mes deux cousins sont sûrs ;
Ils nous montreront le passage souterrain
Qui conduit au-delà des murs.

Don Giovanni à part
(Si je peux t’échapper, tu ne me verras plus).

Donna Isabella à part
(Le projet de ce perfide va échouer).
Don Giovanni Tenorio, que le ciel
Vous accorde la paix dans vos amours.

Elisa à don Giovanni
Quel est cet importun qui nous arrête ?

Don Giovanni à part
(Pauvre de moi !) bas, à Elisa
(C’est un infortuné qui a perdu le sens ;
Il a des visions ; ceux qui l’entendent
Ont sujet de rire, ou de s’irriter).

Donna Isabella
Femme, si tu veux savoir quelle est ma situation,
Demande-le moi à moi-même.
Je suis une femme trahie,
Et tu as sous les yeux le félon qui m’a menti.

Don Giovanni à Elisa
(Je vous avais bien dit qu’il était fou).

Donna Isabella
Cet ingrat m’a promis amour et foi ;
Mais il s’est parjuré et m’a abandonnée.

Don Giovanni à Elisa
(Quelle étrange folie !)

Donna Isabella
Cruel ! Vante-toi d’avoir joué et offensé
Une femme naïve. Le ciel, qui est juste,
Me vengera.

Elisa à don Giovanni
Ces paroles ne sont pas celles d’un fou.

Don Giovanni en partant, à Elisa
(Il l’est, je vous le jure ; mais qu’il parle à sa guise ;
Allons, ma chère, retrouver nos amis ;
Et qu’ils nous montrent le chemin de l’évasion).

Donna Isabella
Arrête, infâme ! Si tu crois pouvoir fuir,
Tu te trompes.

Elisa à part
(Mes soupçons grandissent).

Don Giovanni à part
(Ah, ce danger fatal, que je n’attendais pas !)
Allons, Elisa.
Il va partir, mais donna Isabella le retient.
A donna Isabella, en brandissant son épée.
Ecarte-toi, ou je te tue.

Donna Isabella
Je veux mourir plutôt que de partir ;
Infâme, tu ne me fais pas peur.
Elle se met en garde.


Scène III.


Les mêmes, Don Alfonso, avec des Gardes.


Don Alfonso
Holà ! Arrêtez. Vous osez affronter
Les gardes du roi ? Téméraire !
Aux gardes. Enlevez-lui cette épée.

Don Giovanni à part
(Ah, je suis perdu !)

Donna Isabella à part
(Impitoyable fortune, quand changeras-tu ?)
A don Alfonso. Ecoutez, seigneur…

Don Alfonso
Je vous écouterai une autre fois.

Donna Isabella à part
(Pour l’instant le misérable ne peut pas fuir).
Elle sort.


Scène IV.


Don Alfonso, Don Giovanni. Gardes.


Don Giovanni à part
(Et maintenant il faut user d’artifice).

Don Alfonso
C’est donc vous, ce seigneur, qui ne fait guère honneur
A son noble équipage de gentilhomme.
Le roi veut votre mort à tout prix.
A défaut d’armes, c’est la faim qui vous fera mourir.
Personne n’osera vous porter à manger ;
Si quelqu’un l’osait, il serait condamné à mort.

Don Giovanni
Oui, la sentence est juste, je l’avoue.
J’ai commis deux crimes. Tous deux
Exigent une vengeance ; mais si vous daignez
M’écouter avec compassion, vous verrez
S’alléger le poids de mes fautes.

Don Alfonso
Défendez-vous, si vous avez encore
Assez d’esprit pour le faire. Mais que pourrez-vous dire,
Maintenant que vous avez avoué les faits ?

Don Giovanni
Je dirai, seigneur, que le visage de donna Anna
M’a aveuglé, bouleversé. J’ai brûlé à la lumière
De ses yeux. Au feu d’amour est venu s’ajouter
L’autre feu, celui de liqueurs follement dispensées,
En grande quantité, à une table somptueuse.
Oh intempérance indigne d’une âme noble !
Oh, triste union de deux divinités perfides,
Amour et Bacchus ! Je rougis de le dire.
Pourtant il ne faut pas que je cache le vrai.
Au moment fatal, mes sens ont à ce point
Dominé ma raison, que je n’ai pas pu me reprendre.
Ah, quelle est l’étoile cruelle qui a fait
Que mon hôte a quitté la table, en me laissant,
En état de délire, à côté de pareille beauté ?
Mon cœur épris a vu dans cet événement
Un signe en faveur de son désir ; pour mon mal
J’ai demandé hardiment de la pitié.
La belle courroucée m’a répondu
Avec des mépris, en me faisant honte,
Fomentant ainsi une troisième flamme,
La fureur. Aucune raison ne me tenait plus.
Sous le coup des menaces, la colère l’emportait.
Le père, tout armé, arrive au mauvais moment.
Sans rien entendre de mes excuses,
Il me pousse au combat. Ainsi provoqué,
Je porte des coups que guidait non ma volonté,
Mais le destin cruel, qui dirige ma lame
Hélas ! vers sa poitrine. Il tombe transpercé.
Voilà, seigneur ; j’ai confessé mes fautes.
Voilà ce qu’elles sont. Souvenez-vous
Que j’étais guidé par deux aveugles. Ah, si ma voix
Pouvait faire sortir de ce marbre superbe
Le héros transpercé, il implorerait merci,
Seigneur, pour moi. Peut-être se repent-il
De n’avoir pas retenu sa colère souveraine,
En moi il pardonne à la fougue de la jeunesse.
Que lui apporterait ma mort ? Qu’apporterait
Mon sang à sa fille triste et dolente ?
Comme compensation pour ce qu’il a subi,
C’est autre chose qu’il devrait me demander.
Et je pourrais pas lui refuser cette justice.
Je donnerais la main, en qualité d’époux,
A sa fille qui par ma faute se lamente.
Que don Giovanni périsse : donna Anna
Retrouvera-t-elle son honneur ? Le monde
Cessera-t-il de supposer que contre un amant résolu
Elle a mal défendu sa pudeur ? Malheureuse donna Anna !
La douleur l’accable, et elle ne voit pas
Le danger plus terrible qui la guette.
Je sais que je vais trop loin. Ce n’est pas au coupable
De définir le châtiment que mérite sa faute.
Mais il est permis à tout le monde
D’implorer la pitié, et de s’offrir
A ce qui peut compenser un dommage
Sans que le sang soit versé. Ah, don Alfonso,
Parlez, vous, en ma faveur. Obtenez pour moi
La clémence du souverain. Que donna Anna
Trouve un réconfort dans la main que je lui donne,
Et vous, si vous perdez un ami, vous en gagnez un autre,
Moins valeureux certes, mais non moins fidèle.
Soyez mon protecteur. Ce n’est pas l’amour de la vie
Qui me pousse à solliciter votre pitié,
C’est l’amour de mon sang et le soin de ma gloire.
L’univers entier connaît la piété,
La justice du grand roi de Castille.
S’il veut avec fruit donner un exemple,
Et qui soit digne de lui, que l’univers admire
Non pas le châtiment d’un coupable,
Mais la clémence d’un monarque compatissant,
Car la terre est pleine de misérables fautifs,
Mais le monde n’est pas riche en rois miséricordieux.

Don Alfonso
L’appel à la compassion jamais n’est vain.
Je ne refuse pas de supplier pour vous mon roi.
Oui, je le ferai, si le cœur de Donna Anna
S’apaise. Mais il ne sera pas facile
De l’apaiser. Vous vous flattez en vain
Qu’elle puisse accepter une main
Encore fumante d’un sang qui lui est si cher.
Et pourrez-vous proposer cette main,
Alors qu’à une autre vous l’avez promise ?

Don Giovanni
On peut toujours renoncer à une promesse,
Pour réparer l’honneur d’une pure jeune fille.

Don Alfonso
Ah, don Giovanni, la personne qui met en avant
Le nom d’Isabella me donne à craindre
De votre part quelque tromperie.

Don Giovanni
Seigneur, je vous donne ma parole de gentilhomme :
Mes lèvres ne mentent point.

Don Alfonso
Je veux croire que vous n’oseriez pas
Profaner le nom sacré de gentilhomme.
Je veux ajouter foi à vos paroles.
Mais si elles sont fausses, aucune excuse
Ne pourra vous soustraire au châtiment
Le plus rigoureux.

Don Giovanni à part
(Hé, je me flatte d’échapper en fuyant
A ce sombre destin).

Scène V.


Les mêmes, Donna Anna, en deuil.

Donna Anna
Ah seigneur, puisqu’on a retiré de ma vue,
Contre mon gré mon père désormais exsangue
Et qu’on l’a mis en terre, ah ! qu’il me soit permis
De venir répandre mes larmes
Sur ce tombeau superbe et vénérable.
Ombre de mon père… Ciel ! que vois-je ?
Don Giovanni ici ? Ah, don Alfonso, écoutez,
Au nom de mon père trahi,
Je vous demande par pitié que le cruel
Ne vienne pas exhiber sous nos yeux
Son crime demeuré impuni. Car sinon,
Ma colère fera que je prendrai sa lance
A l’un de ces gardes pour en percer l’infâme.

Don Giovanni à part
(Il serait vain d’espérer de son cœur
La moindre pitié).

Don Alfonso
Donna Anna, modérez votre courroux.
C’est au roi qu’il appartient de punir les coupables.
Mais il n’a pas accoutumé de les punir
Sans les avoir d’abord entendus. Don Giovanni
A eu recours à sa pitié ; tout dépend de vous ;
Vous pouvez l’entendre s’il vous agrée,
Et si vous ne refusez pas ce qu’il propose,
La clémence du roi ne peut faire défaut.

Donna Anna
Que pourra dire encore cet infâme traître ?
Que peut-il proposer qui ne soit
Né de sa perfidie ?

Don Giovanni
Pitié, donna Anna. Me voici à vos pieds.
De vous dépendent ma vie et mon honneur.
Vous voulez ma mort ? Voici ma poitrine,
Transpercez-la de votre main.
Ainsi vous pourrez mieux rassasier votre colère,
Et je mourrai sans avoir à subir
Le déshonneur d’une peine publique.
Ah, souvenez-vous que c’est l’amour
Qui m’a rendu aveugle, et que c’est la flamme
Par l’amour allumée dans vos beaux yeux
Qui m’a mis le cœur en feu, et qu’il est impossible
De vous voir, ô beauté, de rester près de vous,
Seul, invisible, sans languir et sans demander grâce.
Celui que désespéraient vos refus,
Qui pouvait le retenir, le persuader ? Votre père
Est venu au mauvais moment me provoquer…
Mais c’est vain que je cherche des excuses
Pour mon crime. Je suis coupable, je l’avoue ;
Je dois mourir. Si vous me voyez à genoux,
Ce n’est pas pour sauver une odieuse vie.
Je vous demande seulement, par pitié,
Si la pitié habite votre cœur,
Que vous ayez souci de conserver sinon ma vie,
Au moins l’honneur d’un amant malheureux.

Donna Anna
Perfide ! vous me demandez votre honneur ;
Et le mien, que vous avez tenté d’offenser,
Qui le défendra contre un sombre soupçon ?

Don Giovanni
On peut tout réparer… Ah, je suis fou !
Je me figure l’impossible. Je donne à votre colère
De nouvelles raisons.

Donna Anna
Allez, parlez ; quel pourrait être
Votre dessein ?

Don Giovanni
De vous donner la main comme votre époux.

Donna Anna
Scélérat ! Quelle audace est la vôtre !
Et je le supporte ! Et vous, seigneur,
Vous m’obligez à écouter la voix
De ce menteur ?

Don Alfonso
Je voudrais voir la fin de ce conflit.

Don Giovanni
O généreuse, ô miséricordieuse donna Anna !
Qu’il vous plaise de sacrifier à votre père,
O beauté, votre colère et non le sang
D’un coupable qui demande sa grâce.
Ces larmes que m’arrache la souffrance
De vous voir par ma faute dolente et triste
Que de mon repentir elles vous assurent.
Ah, ne soyez pas cruelle…(il s’agenouille)

Donna Anna
C’est aux pieds du roi que vous devez
Vous jeter, et non à ceux d’une humble femme.

Don Giovanni
Non, je ne me lèverai pas tant que sur vos lèvres
N’est pas apparu mon destin.
Prononcez, cruelle, la sentence ;
Condamnez-moi ; j’en suis content.

Donna Anna
Levez-vous, dis-je.
à part
(Hélas ! quel puissant charme
Ont ses paroles sur mon cœur !)

Don Giovanni à part
(Elle commence à fléchir).
Eh bien ! retirez à ce cœur qui doute
Tout souci de l’avenir. Il se lève.
Voici don Alfonso. Montrez-lui votre cruauté.
Je suis prêt à mourir de la mort qui vous plaira.
Mais au moins que mon sang
Apaise le courroux de votre cœur.
Je ne vous demande qu’une grâce,
Puis je marcherai tranquillement à la mort.
Tournez vers moi les yeux ;
Supportez un instant le triste regard
D’un malheureux qui meurt pour vous.
Puis-je demander moins à votre pitié ?

Donna Anna
Vous demandez un regard ? Et pourquoi ?
Peut-être espérez-vous me séduire
A force de soupirs mensongers. (Elle le regarde.)
à part
(Ah, le voir ainsi, tout humble, les yeux pleins
De larmes si belles ! Mon courroux se dissipe !)

Don Alfonso
Et d’où vient, donna Anna, ce nouveau,
Cet étrange changement que j’aperçois
Sur votre visage ? Est-ce pitié ? Est-ce pudeur ?
Est-ce courroux, est-ce tendresse ?
Dites-moi ce qu’il en est.

Donna Anna
Seigneur… l’horreur… Si je pouvais… Mais non…

Don Alfonso
Il suffit, je vous entends.
Mettez la paix dans vos passions en guerre.
Don Giovanni, votre destin est encore en suspens.
N’essayez pas de précipiter
Les bienfaits que le temps pourrait apporter.

Don Giovanni
Que votre bonté soit remerciée. à part
(La nuit va venir ; Elisa sera là ;
J’échappe au danger.)

Donna Anna à part
(Ombre de mon père, qui flottes près de moi,
Pardonne à la faiblesse de mon cœur.
Je suis femme enfin…)

Scène VI.


Les mêmes, un Page.

Le Page
Seigneur, un messager est venu, avec cette lettre.

Don Alfonso
Retiens le messager. Je vais lire la lettre.
Sort le page.

Don Giovanni à donna Anna
Je vous donnerai de ma fidélité
Des preuves qui pourront effacer
Mon erreur d’autrefois.

Don Alfonso à part
(Qu’ai-je lu ? Oh traîtrise !)

Don Giovanni à part
(Don Alfonso est troublé).

Don Alfonso en regardant don Giovanni
(Quelles perfidies !)

Don Giovanni à part
(Oh ! que va-t-il se passer ?)

Don Alfonso
Don Giovanni, écoutez. Cette lettre de votre roi,
Par son ordre, le secrétaire me l’a adressée
Lui-même.

Don Giovanni à part
(Ciel !)

Don Alfonso lit
« Don Giovanni Tenorio, qui, dans sa perfidie sans limite
Est coupable de mille fautes, s’est enfui de son pays ;
L’infâme a emporté avec lui le cœur d’une noble demoiselle ;
Donna Isabella, fille unique, fille chérie,
De l’invincible duc d’Altomonte,
A été trahie. La malheureuse
En habits d’homme poursuit l’infâme,
Qui a pris le chemin de la Castille
Où il espère trouver refuge et asile.
Si tous deux sont arrivés
Dans le domaine de votre roi,
Prenez soin de la dame offensée ;
Et qu’il vous plaise d’enchaîner le traître
Et de nous l’envoyer pour qu’il soit puni. »

Donna Anna
Ciel ! qu’ai-je entendu ?

Don Giovanni à part
(Me voilà perdu).

Don Alfonso
Don Giovanni, qu’en dites-vous ?

Don Giovanni
Il s’agit sans doute d’une lettre supposée.

Don Alfonso
La lettre est authentique. C’est vous, menteur,
C’est vous, indigne gentilhomme,
Qui multipliez les mensonges scélérats.
Un fou vous persécute, il invente des extravagances,
Il n’est pas ce qu’il se dit être,
Et vous engagez votre honneur à prouver vos dires ?
Ah, quel honneur, malheureux gentilhomme,
Etes-vous en train d’imaginer ?
Tout est découvert enfin. Donna Isabella
Est celle que vous avez trompé, et qui vous suit.
La fureur et un amour effréné vous ont conduit
A outrager donna Anna. Une colère inhumaine
Contre le Commandeur a armé votre main.
Vous ne retournerez pas enchaîné dans votre pays.
C’est ici que vous devez mourir. Que l’on double la garde
Autour du temple. Que personne ne porte secours
A l’infâme. J’irai moi-même encourager
La colère du roi.
Il sort.


Scène VII.


Don Giovanni, Donna Anna. Gardes.


Don Giovanni
Ah donna Anna, pitié !

Donna Anna
Il me demande ma pitié et il ne sait pas
Ce que c’est que la pitié ! Impie ! assez longtemps
Je me suis laissé flatter par vos mensonges.
Quel malheur pour moi si j’avais approuvé
Votre dessein cruel! A quelles barbares tortures,
A quel destin m’auriez-vous réservé ?
Le ciel, dans sa pitié, m’a secourue à temps.
Barbare, levez les yeux vers cette glorieuse image :
C’est vous qui avez ouvert dans sa poitrine
Cette cruelle blessure. C’est elle qui s’adresse
A la toute-puissance des divinités
Et demande vengeance au ciel.
Elle sort.


Scène VIII.


Don Giovanni, Carino. Gardes.


Don Giovanni
Donc il faut mourir ? Etoiles perfides,
J’ai fini d’espérer ? Ah qu’une épée au moins
M’enlève la vie, qu’en finissent avec moi
La honte et la douleur. Viens, Carino,
Viens, cher berger, à mon secours ;
Donne-moi quelque réconfort
En ce jour fatal, en ce jour dernier.

Carino
Il faut que je vous aide, parce que vous avez
Appris à ma femme l’infidélité ?

Don Giovanni
Venge-toi de tes outrages. Je ne te demande
Ni la vie, ni la liberté ; je te demande la mort.
Tue-moi par pitié. Je suis las
D’attendre plus longtemps la fin de ma vie.

Carino
Vous êtes sans espoir ?

Don Giovanni
Oui, sans espoir. Il n’y a plus pour moi d’issue.
Plus de pitié pour moi. Les dieux sont avec moi
Cruels, s’il y a des dieux au ciel.

Carino
Ne parlez pas ainsi. Il y a des dieux
Et ils ne sont pas cruels. Tournez vers eux
Les ardentes prières et les vœux d’un humble cœur
Et le secours viendra.

Don Giovanni
Quels dieux ? quelles prières ?
Que puis-je espérer d’un ciel qui est sourd ?
Il y a bien longtemps que j’ai désappris
De parler aux divinités.

Carino à part
(Je tremble).
Mais que la situation où vous êtes
Vous fasse au moins rentrer en vous-même.
De qui pourriez-vous espérer une aide,
Si les dieux vous la refusent ?
Repentez-vous du fond du cœur.
Allez, don Giovanni. Vous êtes gentilhomme,
Mais ne méprisez pas le conseil d’un berger.
C’est peut-être la dernière fois que la grâce divine
Vous parle par ma voix. Regardez le ciel…

Don Giovanni
Ah, j’invoquerais plutôt les terribles furies
De l’Averne. Elle viendront me déchirer le cœur.
Pour un désespéré la pitié ne sert à rien,
Tout conseil est inutile. Il me faut mourir.
Mais qu’elle vienne, une bonne fois, la mort,
Pour m’emporter. Injuste destin !
Sort impie ! Mère cruelle, barbare,
Qui m’a donné le jour ! Nourrice impitoyable,
Qui n’a pas dès le berceau rompu le fil
De ma perfide existence ! Que soit maudit
Le jour où je suis né ! Oh, affreuses passions
Qui avez nourri mon cœur ! Donna Anna, Elisa,
Donna Isabella ! Qui de vous va me tuer ?
Tue-moi, berger.

Carino à part
(Je frémis d’horreur !)
Calmez cette fureur qui vous aveugle ;
Revenez à vous.

Don Giovanni
Me voici enfin, désarmé, encerclé,
En butte aux rumeurs qui me torturent,
A une colère farouche et sauvage.
Commandeur, que fais-tu ? Pourquoi ne viens-tu pas
Venger ta mort ? Ce marbre pourrait tomber à bas,
M’entraîner sous terre. Ah, avant de mourir,
Je voudrais une fois encore te déchirer le cœur !
Divinités impitoyables, idoles imaginaires,
Je défie votre bras d’exercer la vengeance.
S’il vrai qu’il existe un pouvoir dans le ciel
Au dessus de l’homme mortel,
S’il y a une justice, que la foudre
S’abatte, me frappe, me tue et me précipite
Dans l’enfer pour toujours.
(La foudre tombe et frappe don Giovanni ; la terre s’ouvre et l’engloutit. Carino épouvanté s’enfuit, puis revient.)

Carino
Ah ! au secours !

Scène dernière.


Don Alfonso, Donna Anna, Donna Isabella,
le duc Ottavio, Elisa et Carino.

Donna Isabella à don Alfonso
Ecoutez : le ciel nous invite à foudroyer
Cet infâme imposteur.

Donna Anna
Le ciel s’est peut-être réservé cette victime.

Don Alfonso à Carino
Où est don Giovanni ?

Carino
Assez loin d’ici.

Don Alfonso
Quoi ? Il a fui ?

Carino
Le démon l’a emporté.

Don Alfonso
Que dis-tu ?

Carino
Ah ! l’épouvante me laisse à peine parler.
Il a prononcé de telles imprécations contre les dieux
Que la foudre est tombée et l’a frappé.
La terre s’est fendue, et je ne l’ai plus vu.

Don Alfonso
La justice du ciel a anticipé
Le coup trop lent de la justice humaine.
Donna Isabella, vous pouvez revenir
Tranquillement dans votre pays.
Vos prières ont été entendues par le ciel,
Et les torts qu’on vous a faits seront réparés.

Donna Isabella
Ah, ce n’est là, dans mes malheurs,
Qu’un léger réconfort.

Ottavio
Donna Isabella, je ne puis vous expliquer
Ce que je pense dans mon cœur. Il suffit…
Avec le temps, je donnerai quelque relâche à ma douleur.

Donna Isabella
Votre peine diminue ma souffrance.
Vous pouvez me donner une consolation.

Elisa
Que le scélérat voit s’accroître sa peine.
Il m’a trahie ; je demande vengeance.

Carino
Vaine demande. Le ciel s’en est chargé pour tous.

Elisa
Et toi, Carino, me seras-tu cruel ?

Carino
Loin de moi ! Aussi loin que peut courir,
En tout un jour, une bête qu’on traque.
Tu m’as trompé deux fois. Sûr, il n’y aura pas
De troisième fois.

Elisa
Je jure…

Carino
Du calme. Je connais tes serments. Que cela te suffise.

Don Alfonso
Ne te plains pas de lui, mais de toi-même,
Si ton cœur t’a rendue indigne de confiance.

Elisa
Je ne veux pas mourir pour autant de douleur ;
Si on n’a pas d’amants, c’est faute de beauté.

Don Alfonso
Retourne à ta forêt. Ne viens plus, avec tes grands airs,
Exciter des désirs chez les gens de la ville.

Elisa
Oui, parce que les hommes dans vos villes
Sont innocents et sages ? Je m’en retourne
A ma forêt pour fuir cette triste espèce.
Un berger m’aurait-il séduite
Comme l’a fait un méchant venu de la ville ?
Je connais le cœur de nos bergers,
Je le tourne à ma guise, et suis maîtresse
Dans l’art de captiver leurs cœurs.
Mais les gens de la ville, hélas ! sont tout mensonge ;
Et la femme la plus rusée doit céder
A l’homme rusé le prix des menteries.

Don Alfonso
Croirait-on que des façons si laides
Continuent à ramper dans les forêts ?
Allons, amis, que l’exemple terrible
De ce mort infâme désormais nous enseigne
Que l’homme meurt comme il a vécu,
Que le juste ciel punit les impies
Et déteste les débauchés.


FIN DE LA COMEDIE