PORCAYRAGUES.

(Récit du traducteur)

 

Christophe Langlois n’était pas encore maître Melchior. Il n’avait pas beaucoup plus de vingt ans, et s’en revenait de la guerre.

Ai-je le droit de raconter ce qu’il m’a confié un soir, dans son jardin, devant la fontaine aux glaïeuls fauves ?

Il ne m’en voudra pas, j’en suis sûr, maintenant qu’il est dans l’autre monde. Il dira, j’imagine, comme dans une autre circonstance : « Je vois que mon ami le professeur a trop parlé. » (1) Et ses yeux brilleront.

 

 

Quand Christophe arriva à Porcayragues, (2) il y fut reçu avec une chaleur qui l’étonna. Des quelques mois qu’il avait passés là, avant de revêtir l’uniforme, il avait gardé le souvenir d’une indifférence généralisée. On l’avait fait travailler sans relâche, sous la direction d’un premier jardinier taciturne et toujours entre deux vins. Le marquis s’était aperçu de son existence, l’avait fait convoquer, lui avait demandé si tout allait bien, et ne lui avait plus jamais adressé la parole. Ce marquis portait une épingle de cravate, ce qui en avait imposé à Christophe. Pour la marquise, il en avait entendu parler, mais ne savait pas à quoi elle ressemblait : jamais elle ne descendait au jardin, quand il soignait les fleurs ou ratissait les allées.

Les domestiques lui avaient assigné une place, à la table de la cuisine, et conversaient entre eux comme s’il n’était pas là. Le jour de son départ, certains lui avaient serré la main, ou adressé un sourire. La grosse cuisinière lui avait souhaité bonne chance. Elle avait même failli l’embrasser, puis avait renoncé au dernier moment.
S’il était resté, aurait-il réussi à les apprivoiser ?
Et voilà que son retour semblait faire plaisir à tout le monde. Je ne parle pas du marquis : il n’était pas au château.
Mais la cuisinière, d’emblée, l’appela : « Mon petit gars ». Elle l’installa à table, lui servit une potée de choux. Et elle le regardait manger avec un énorme sourire. Il était en train de finir son assiette quand la marquise entra, dit bonjour la première, et s’installa familièrement à la grande table.
Il faut comprendre que, depuis plusieurs mois, les mœurs avaient changé au château. Le marquis s’en était allé en guerre, officier attaché à un état-major. Tous les jeunes hommes étaient partis. Les femmes et les vieux, restés seuls, avaient aboli certaines distances. Et tout le monde se retrouvait à la cuisine.
Ils avaient toutes les raisons d’être tristes. Le retour inattendu de Christophe serait la première bonne nouvelle. On était ravi qu’il ait échappé à la mort et à la captivité. Tout le monde lui fit fête, à commencer par la maîtresse de maison.

Quand il me parlait de cette époque de sa vie, il disait toujours, de la manière la plus cérémonieuse, et même la plus servile : « monsieur le marquis », « madame la marquise. » Et moi, je me figurais un vieillard hautain, une dame à cheveux gris, vêtue de noir, et l’air pincé. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre qu’elle était fort jeune, et sans doute assez jolie. Sur ce point, mon ami Christophe était très discret.
Dès qu’il fut un peu délassé, il se mit à l’ouvrage. Le parc avait été négligé, pendant tous ces mois sans hommes. Mais il y avait plus urgent : le potager, et plus urgent encore : la moisson dans les champs de la ferme. Christophe fit des journées de vingt heures. Il mania la fourche, le fouet, découvrit qu’il savait mener les chevaux, qu’il s’entendait avec eux dès la première rencontre, qu’il les mettait pour ainsi dire en confiance.
On avait pu craindre que la récolte ne soit, sinon perdue, au moins en partie gâtée, faute de soins. En fait, rien n’eut à souffrir. On rentra les foins, on fit marcher la batteuse. On ne manquerait ni de pommes de terres, ni de betteraves.
On aurait même des fleurs, des glaïeuls. C’était la maîtresse de maison qui avait mis les bulbes en terre, au mois d’avril, après les premières gelées.
Le marquis avait fait savoir qu’il était sauf. Il avait voyagé très confortablement de Nancy à Bayonne, dans une voiture d’état-major. Et il s’attardait à Vichy, où l’on songeait à lui confier d’importantes responsabilités. Il accepterait sans doute. À quoi ressemblait-il ? Christophe ne se le rappelait plus bien, mise à part l’épingle de cravate.
Il était, lui, le seul homme jeune dans cette maison désormais trop vaste. Etait-ce pour cette raison qu’on faisait attention à lui ? Avant la guerre, il passait inaperçu, parce qu’il n’était que jardinier, et peut-être parce qu’il était noir. Désormais, on lui posait des questions, on sollicitait son avis, on lui demandait de raconter ses aventures.
Madame de Porcayragues avait depuis longtemps renoncé à se faire servir dans la grande salle à manger ornée de trophées de chasse. Elle s’enfermait rarement dans son petit salon. Il lui arrivait même de venir écrire son courrier sur la grande table de la cuisine, à la lueur du feu. Elle le faisait d’autant plus volontiers que l’automne avançait, qu’il commençait à faire froid, qu’elle jugeait inutile de chauffer tout un étage pour elle toute seule.
Emma – la cuisinière – s’était assez vite habituée à cette nouvelle manière de vivre, qui aurait dû pourtant choquer tous les principes qu’on  lui avait inculqués dès l’enfance. La cuisine est le domaine des domestiques, et plus particulièrement de celle qui est chargé de veiller sur les casseroles et les marmites. Les maîtres n’ont pas à y mettre le nez. Ils s’y font représenter par des sonnettes : une série de timbres, fixés au mur près de la porte, et que faisaient mouvoir de souples fils d’acier, en relation avec les appartements du bel étage. Dans ce château-là, l’électricité ne servait qu’à l’éclairage, et l’on conservait des appareils traditionnels ; le passe-plat et le tournebroche fonctionnaient à la force du poignet.
La maîtresse de maison avait donc su se faire admettre dans la petite société, désormais bien réduite, de ses gens.
« Elle n’est pas fière », disaient-ils. Mais ils continuaient à lui adresser la parole en employant la troisième personne. Pour sa part, elle les voussoyait, tout en les appelant par leur prénom.
Elle avait vite remarqué que, le soir, Christophe avait un livre à la main. Elle lui posa des questions, comprit ce qui l’intéressait, et qu’il relisait toujours les mêmes pages, faute de pâture neuve. Pourquoi n’irait-il pas voir dans la bibliothèque s’il n’y trouvait pas son bonheur ?
Malgré la simplicité avec laquelle elle fit cette proposition, si évidente, il eut un long moment de panique. Qu’irait-il faire à l’étage, lui, jardinier ? Quelles chaussures mettrait-il, pour ne pas salir les parquets ?
La première fois, un jour de novembre où il pleuvait effroyablement, et où il n’était pas question de travailler une terre détrempée, il monta pieds nus le grand escalier. La jeune marquise fit semblant de ne pas voir qu’il avait poliment retiré chaussures et chaussettes. Elle ouvrit elle-même la porte, lui montra les rayons.
« Prenez ce que vous voulez. Je ne sais pas très bien comment les livres sont rangés. Je suppose qu’il vaut mieux les remettre où on les a trouvés. »
En y songeant plus tard, Christophe était sûr qu’elle avait un peu menti, pour ne pas l’inquiéter.
Il regardait les reliures. Jamais il n’avait vu tant de livres à la fois. Il se dit d’abord que personne ne pourrait lire tout cela, qu’il faudrait des siècles.
Il regarda ses mains, qu’il avait lavées avec un soin particulier. Il osa caresser le dos d’un gros volume, déchiffra le titre, non sans peine, parce qu’il se sentait bouleversé, et parce que la lumière était faible.
Madame de Porcayragues était allée jusqu’à l’autre bout de la pièce, avait allumé une lampe sur une table, cherchait un livre pour son propre usage.
Christophe ne comprenait pas le sens de ce qu’il venait de lire. Il passa à un autre rayon, où les volumes étaient plus petits, moins imposants, et aussi mieux éclairés : la lumière de la lampe était plus proche. Il reprit son essai de déchiffrage. Et il fit :
« Oh !
– Que se passe-t-il ? Vous avez trouvé ?
– Je…
– Oui, il y a de drôles de choses ici.
– Je ne croyais pas que c’était possible… »

Tu vas rire, je pense. Il avait lu un nom, s’était dit qu’il le connaissait, mais ne savait plus d’où. Soudain la lumière s’était faite. Dans son manuel de mythologie, ce nom revenait souvent.
Il dit :
« Hésiode. La Théogonie. Les Travaux et les Jours. »
La châtelaine savait-elle ce que c’était que ce livre-là ?
Il dit : 
« Dans mon livre, dans mon gros livre, celui que m’a donné sœur Iphigénie, ils disent qu’on sait tout sur les dieux à cause d’Hésiode, qui a fait des poèmes. Je croyais que ces poèmes étaient oubliés. »
Pourquoi s’était-il persuadé que des poèmes païens ne pouvaient pas s’écrire, qu’ils devaient se transmettre d’homme à homme, par récitation ? Puisque le paganisme n’existait plus, les poèmes devaient avoir disparu.

Elle eut du mal à comprendre ce qu’il disait. Elle avait fait de vagues études, avant qu’on ne la marie. Elle gardait certains souvenirs, liés au nom d’Ulysse, à celui de Phèdre, à celui d’Andromaque. Elle avait su comment s’établissait la correspondance entre les noms latins des dieux et leurs noms grecs.
Elle n’ignorait pas que la bibliothèque du château comportait une collection de classiques, et plusieurs livres sur la civilisation grecque : ç’avait été l’une des nombreuses toquades de son beau-père, depuis longtemps défunt, qui s’était d’ailleurs aussi intéressé à la sculpture romane, à l’élevage des pintades, à la cosmographie, à la cuisine orientale, et à bien d’autres choses encore.
Elle écoutait parler ce garçon timide, pieds nus sur le tapis. Il n’avait pas osé toucher le livre. Elle le prit. Elle le lui mit en main.

J’en veux à Jean-Paul Sartre d’avoir fait de son Autodidacte un personnage ridicule. J’admets qu’un autodidacte ridicule est un phénomène possible, au même titre qu’un ingénieur stupide ou qu’un magistrat gâteux. Mais il me semble que les bienheureux qui ont toujours vécu dans une maison pleine de livres devraient avoir d’abord du respect pour ceux qui se sont mis à lire malgré d’innombrables obstacles. « Chien de lisard », dit dans Stendhal le père Sorel. Combien de pères et mères de famille ont accablé de reproches le téméraire qui osait s’isoler, se couper du cercle de famille, perdre son temps le nez dans un bouquin.
Madame de Porcayragues ne se contenta pas de laisser Christophe prendre tous les livres qu’il voulait. Elle se mit à lire elle-même beaucoup plus qu’elle ne l’avait fait jusque là. Quand il avait fini un livre, pour peu qu’il en ait semblé content, elle s’y plongeait. Et ils en parlaient, à la table de la cuisine, sous le regard bienveillant d’Emma.
Ce qu’en pensaient les autres n’est pas facile à savoir. Il ne semble pas qu’ils aient développé d’excessives jalousies. Il faut dire que la marquise avait aussi avec chacun d’eux des conversations sur les sujets qui les intéressaient. Christophe, dans son travail, commit quelques erreurs, et fut, pour cette raison, sèchement réprimandé, comme il convient.
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi je le soupçonne d’avoir fait délibérément ces fautes. J’imagine même que Madame de Porcayragues était complice de la mise en scène.
En fait – c’est trop clair – j’aurais grande envie d’appliquer un schéma tout fait. Il me plairait qu’une merveilleuse amitié soit née entre la châtelaine et son jardinier noir ; et je serais tellement heureux qu’ils aient été amants.
Je n’ai pas le moindre commencement de preuve. Et j’aurais répugné à en chercher. Je ne me sens aucune vocation pour le métier de détective privé, encore moins pour celui de confesseur. Si Christophe avait voulu me faire des confidences, il les aurait faites.
Une fois, une fois seulement, il a parlé d’elle en l’appelant par son prénom. Il a dit : Diane. Mais c’était dans une phrase très générale, et le prénom était accompagné du nom de famille, avec la particule. Il a dit quelque chose comme : « Diane de Porcayragues n’était pas femme à se laisser marcher sur les pieds ». En tout cas une phrase avec une expression assez familière, et qui ne faisait aucune allusion à lui.
Puisque je suis engagé sur cette pente, j’avoue que j’aimerais voir dans le mari un scélérat. Je voudrais qu’il ait fait tuer des innocents, torturé sauvagement des adversaires réduits à l’impuissance, trahi tout ce qu’il pouvait trahir. Une fois de plus, je ne sais rien.


Les châtelains voisins, vaguement parents de la famille, avaient moins de respect que moi. Ils ont fait comprendre à Madame de Porcayragues qu’on jugeait inquiétante la présence dans son domaine d’un trop jeune homme, noir de surcroît. Ont-ils eu de paroles plus sévères ? Ont-ils proféré des menaces ? Ils ont au moins pris soin de trouver à Christophe un autre employeur et d’arranger son mariage avec Perpétue.

Un soir une main blanche s'est posée sur un bras noir, et une voix a dit: « Mon ami, il faut que nous nous séparions. »

 

 

(1) Voir POLYTHÉISME

(2) Le nom de Porcayragues est ancien. Un Julien de Porcayragues a connu Bontempi, à Dresde, où il était diplomate. S’agit-il de la même famille? Comment s’organise l’arbre généalogique? Je suis incapable de répondre à ces questions.

Voir

JULIEN DE PORCAYRAGUES

IPHIGÉNIE