DÉDUCTION

 

Encore un récit de Théophile Saran.

« J’avais onze ans. Je faisais mes études à l’Institut Saint-Exupère. On m’y jugeait docile, mais imaginatif. On m’y avait appris ce qu’est la Trinité, qu’il s’agit d’un mystère, c’est-à-dire d’ « une chose que l’on ne peut pas comprendre », comme le disait le catéchisme. C’est cela qui m’inquiétait.
« Et je me mis à réfléchir. Mon intention n’était nullement de combattre le dogme. En soi, l’idée d’un Dieu unique en trois personnes ne faisait à mes yeux aucune difficulté. Depuis ma première enfance, j’avais vu des images : un vieil homme, un homme jeune, une colombe. J’avais vite compris que cette représentation n’était qu’une manière détournée de désigner une réalité invisible, celle que le langage indiquait de loin dans la formule, mille fois répétée : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit. » Formule merveilleusement rythmée. Formule qui s’était si bien fixée dans ma mémoire, qu’elle paraissait absolument évidente ; elle triomphait de tous les doutes. Pourquoi s’obstinait-on alors à me persuader qu’elle devait mettre en échec l’intelligence ? 
« Comme tous les collégiens de ce temps-là, j’étudiais le latin et le grec. Je vivais entouré de dieux et de déesses ; j’avais beaucoup à faire : il fallait retenir leurs noms, savoir les mettre en parallèle. Vénus était Aphrodite ; Zeus, Jupiter. Pourquoi Apollon se retrouvait-il dans les deux listes ? Parfois on me laissait entr’apercevoir un Égyptien, un Germain. Wotan était-il Jupiter ou Mercure ? Dans le second cas, était-il aussi Thot ? Évidemment on n’avait pas le loisir de faire l’histoire des cultes et de leurs migrations. On me servait une nomenclature intemporelle. 
(Théophile Sorlin a réellement proféré ce mot « nomenclature », sans songer qu’il s’adressait au Russe que je suis, à l’instant même où le système soviétique était en train de plonger dans l’abîme. J’avais quelque mal à voir les dieux antiques déguisés en fonctionnaires du Parti.)
« Il est vrai que tous ces dieux avaient en commun de ne correspondre chacun qu’à une seule personne. Hermès, Wotan, Osiris ne sont pas plus multiples que vous et moi. C’est de leur rencontre, imaginaire, avec la Trinité que m’a semblé naître la lumière. Il était certes hors de question de les peindre sur le même tableau. Il y avait bien deux mondes différents, celui de la chapelle et celui de la classe de grec. Mais ces deux mondes avaient un mot en commun : celui de dieu. Le premier exigeait la Majuscule : Dieu ; l’autre n’avait pas cette audace. Et malheur au collégien qui s’y trompait : Apollon n’est pas Dieu ; c’est seulement un dieu.
« Restaient ces quatre lettres, auxquelles, pour le monde ancien, pouvait venir s’en adjoindre une cinquième : dieu, dieux ; ce « x » était incompatible avec la majuscule. Malgré cette différence éblouissante, il flottait une vague analogie.(1)
« Et c’est justement parce que les dieux ont, dans ma cervelle, fréquenté Dieu que j’ai cru pouvoir comprendre ce qui se jouait dans ce ballet de noms propres. Nous devions avoir du mal à concevoir un Dieu unique en trois personnes parce que, de toutes parts, nous étions assiégés par des dieux en une seule personne. Avouez que c’est tout de même légèrement scandaleux : pour essayer de nous former une idée du vrai Dieu, du seul vrai Dieu, nous adoptons un détour : nous passons par les idoles, par les images de dieux menteurs, voleurs et libidineux.
« La rencontre, même courtoise, a été fatale. Neptune et Bacchus ont dû admettre qu’ils étaient faux, vains, inexistants ; le brouillard s’est dissipé ; le rideau s’est déchiré ; aucune illusion n’était plus possible. Et la conclusion s’imposait d’elle-même. Le seul vrai Dieu est en trois personnes ; et il n’y a pas d’autres dieux. Donc la définition de Dieu implique nécessairement les trois personnes. Et si les autres dieux sont faux, c’est parce qu’ils ne sont pas en trois personnes. Ils s’effacent, confondus comme le traître du mélodrame. Le dénouement sera heureux.
« L’incompréhensible est mis de côté. Ou bien il n’y a pas de « mystère » de la Trinité. Ou bien le mot « mystère » veut dire autre chose, autre chose de plus grandiose que ce misérable : « on ne peut pas comprendre ».

J’admirais la rigueur de la déduction chez un personnage aussi jeune. Je l’ai dit : c’est à onze ans qu’il a construit cette machine combinatoire. Fallait-il penser qu’avec le temps il en avait amélioré le dessin, et que le récit du septuagénaire représentait plutôt une stylisation de ce qu’avait été le cheminement incertain de l’enfant ?


« C’est probable, me dit-il. Je me suis souvent remémoré cette petite drôlerie ; je l’ai pour ainsi dire rejouée, donc modifiée. Peut-être améliorée. »


Il avait surtout rejoué le moment où, à la table familiale, il avait exposé sa conclusion. Entre le potage (un potage aux asperges) et le cabillaud gratiné, il avait pris soin de préciser les limites de son idée : il ne parlerait que d’un seul mystère, celui de la Trinité ; il se demanderait seulement si ce mystère, quoi qu’on en dise, était absolument incompréhensible. Puis il procéda au développement.
Quand il eut fini, pour toute réponse, il entendit, à deux voix, la phrase :
« Monte dans ta chambre. »
Le lendemain matin, on l’invita à confesser au plus vite son blasphème. Et on l’avertit que l’oncle Odilon, qui était jésuite, et théologien, en entendrait aussi parler.
Soixante ans plus tard, il n’avait toujours pas compris où était la faute de logique. Mais il continuait à respecter le mot « mystère ».

 

(1) En russe, le nom de Dieu, Бог, compte seulement trois lettres, quatre au pluriel.

 

Théophile Saran a raconté d’autres anecdotes.

Voir par exemple

SAINTE FACTICE

MARIE-MADELEINE

SABELLIUS

 

Et, pour l’analogie, voir

CONJECTURE DE RAYMOND VAYSSE