DICTIONNAIRE DE BONTEMPI

 

ACCADEMIA DEGL’INSENSATI — L’Accademia degl’Insensati est peut-être la plus célèbre des nombreuses académies que Pérouse a vu fleurir et discourir à la fin du XVIe siècle. Comme dans toutes les institutions de ce genre, on s’y occupait de poésie, de philosophie, de musique, et, plus que tout, d’éloquence, Le nom est, pour nous, trompeur. Nous pourrions croire à une parodie de société savante, à des rituels bouffons, à des déclamations funambulesques. Nous aurions tort. Il faut regarder l’étymologie. « Insensati », « in-sensés », ces hommes se voulaient pour ainsi dire dépourvus de sens, ou tout au moins si maîtres de leurs sens, cet héritage du péché, que leurs intellects volaient d’un pur essor. « Insensé », c’est « non sensuel ». Pour emblème, ils s’étaient donné des grues. Là encore, il faut ne pas comprendre de travers : la grue s’élève au ciel, même lorsqu’elle tient dans sa patte une pierre, symbole de la matière, ce fardeau. Aussi la devise sonnait-elle superbement : Vel cum pondere. Même avec un poids. L’antique sagesse issue de Platon illuminait ces graves personnages, médecins, magistrats, professeurs. Dans les dernières années du XVIIe siècle, le comte Montemellini fut de ceux qui tentèrent de donner à l’institution un second souffle. Il y fit admettre Bontempi, car il tenait en haute estime cet enfant du pays qui avait porté dans la brume tudesque le soleil de la musique italienne et qui, de plus, passait pour un catholique ardent.

ANGELINI — Giovanni Tomaso Angelini et son épouse Clementina, née Paragotta, habitent à Pérouse, près de la Porta Santa Susanna, dans la paroisse de Santo Giovanni Rotondo. Le 21 février 1625, il leur naît un fils, Giovanni Andrea, qui, plus tard, prendra le nom de Bontempi, en reconnaissance pour son protecteur et bienfaiteur, Cesare Bontempi. Plus tard encore il joindra les deux noms, le patronyme et le pseudonyme. Il signera Giovanni Andrea Angelini Bontempi. La famille semble mourir avec lui. En 1656, il fait son testament. Ses biens iront à un oncle, Giovanni Paragotta. Plus tard, un nouveau testament est tout en faveur d’une communauté religieuse. Selon toute apparence, il n’a eu ni frère ni sœur. Peut-être sa mère est-elle morte très tôt après sa naissance. Nous ne savons rien de son enfance solitaire. Nous n’avons de lui aucun portrait.

BERGERS. — Il faut des bergers dans un opéra. Ils chantent agréablement. Leur présence donne à comprendre que la scène est en plein air, sous les ombrages d’une Arcadie de rêve. Il y a des bergers dans l’Orfeo de Monteverdi, dans celui que Rossi a fait jouer à Paris pour Mazarin, dans celui qu’autrefois Poliziano avait écrit à Florence, pour Laurent le Magnifique. Dans le Paride, on voit passer, de temps à autre, un pasteur amoureux. Il chante un air et disparaît. On ne le reverra plus. Parfois la situation se complique. Au début de l’acte I, la Discorde vient de quitter la scène. Entre Silvio ; en bon berger de pastorale, il chante son amour pour Eurilla. Entre Eurilla, qui lui tient gentiment la dragée haute, non sans lui promettre des merveilles. Elle met tant d’ardeur à ses promesses que lorsque survient Lucano, à qui elle a tenu de semblables discours, il est en droit de se croire trahi. Il s’indigne, et Silvio aussi. La belle les fait taire ; elle leur assure qu’ils ont tort, qu’ils peuvent fort bien l’aimer tous les deux. La croient-ils ? Ils n’en ont pas le temps. Les dieux arrivent : leur festin aura lieu sur terre, et non dans les hauteurs de l’Olympe. Les mortels s’éclipsent, dans la crainte et le tremblement. Cet opéra maintient la distinction entre les croquants et les personnes de qualité : dieux et princes. — Mais tous sont soumis aux mêmes schèmes. Dès le commencement, une structure se met en place. Structure à trois éléments : une bergère avec deux bergers ou, si l’on préfère, une bergère contre deux bergers. Suit immédiatement la première des scènes où s’affrontent trois déesses : l’une gagne, et les deux autres perdent. Plus loin, Œnone est prise entre ses deux agresseurs. Est-ce la raison pour laquelle le rôle d’Eurilla est lié au sien ? Tout jeu de rivalité semble créer une trinité de personnages. Tout l’opéra dit que Pâris est pris entre Œnone et Hélène. Tout l’opéra se résume peut-être dans la scène de la Civetta. — C’est en tant que poète que Bontempi joue de cette forme. Le musicien veut ignorer ce que plus tard on appellera trio. Quand par hasard trois personnages chantent en même temps, c’est pour quelques mots seulement. Les canzonette qui interrompent le déroulement du récitatif, ce dialogue aux répliques bien distinctes, sont chantées par un seul personnage. La scène de la Civetta est un dialogue en récitatif et non un trio en contrepoint.

BIRKEN (Sigmund von). — Ce poète, qui appartenait aussi à la Fruchtbringende Gesellschaft, est devenu en 1662 président de l’Ordre floral des bergers de la Pegnitz (Pegnesischer Blumenorden), académie dont le centre était à Nuremberg. La Pegnitz est une rivière qui traverse cette ville. L'Ordre floral, – fait notable, – admettait des femmes. Leur nombre s’est beaucoup accru pendant la présidence de Sigmund von Birken. — Sigmund von Birken a composé l’un des poèmes en forme d’éloge qui, selon l’usage du temps, figurent en tête des Sonnets spirituels de Catharina Regina von Greiffenberg, dont il avait assuré la publication. Il fait, comme tout le monde en ce temps-là, un grand usage de figures mythologiques, mais, comme beaucoup d’autres, il croit utile de préciser qu’Apollon, cette « idole », est une métaphore du roi David, et que, de toute façon, tous ces prétendus dieux sont en réalité des diables.

BONTEMPI — Bontempi est le nom d’une noble famille de Pérouse. Un Cesare Bontempi, mort en 1551, a joué un rôle important dans la vie politique de la cité. Il fut de ceux qui ont, en vain, tenté d’obtenir que le pape Paul III renonce à la priver de toute autonomie. Les historiens font grand cas de son livre Ricordi delle cose di Perugia (Souvenirs des affaires de Pérouse), en partie fondé sur son expérience personnelle. Un autre Cesare Bontempi, probablement son petit-fils, a protégé la carrière du jeune Angelini. En particulier il l’a recommandé au cardinal Francesco Barberini, neveu du pape Urbain VIII, et généreux mécène. Angelini, selon l’usage, a pris très tôt le nom de son bienfaiteur. Entre autres bienfaits, le seigneur Cesare Bontempi a probablement rémunéré le chirurgien auquel le garçon devra d’avoir conservé sa voix d’ange.

BRUFA — Les dernières années de la vie de Bontempi furent encore fort actives. Il semble qu'il ait assez facilement quitté sa résidence de Brufa pour aller en divers lieux, à Spello, où il fut, très provisoirement, maître de chapelle, à Trevi, où il fit jouer des œuvres nouvelles, et notamment un oratorio à la gloire de saint Emilien, et surtout à Pérouse, tout proche. C'est là qu'il fut glorieusement admis dans l'académie que le comte Montemellini tentait faire revivre, après une longue léthargie. Le comte avait la plus grande estime pour l'auteur du "premier opéra jamais joué en Allemagne". Il intervint pour que soit publié le grand travail auquel Bontempi avait consacré de nombreuses années, son Historia musica ; et il écrivit deux sonnets élogieux pour mettre en tête du volume. Le livre paraît à Pérouse en 1695. Bontempi vivra encore dix ans. Il meurt le ler juillet 1705. Il avait fait construire une chapelle, dédiée aux saints Côme et Damien ; c’est là que reposeront ses restes. Persuadés qu'ils y trouveraient de l'or, des voleurs ont profané sa tombe. C'est le seul point commun que l'on puisse relever entre Bontempi et les pharaons. A moins qu’il ne faille prendre garde à un détail curieux : l’église paroissiale de Brufa est dédiée à saint Hermès. Ce nom donne à rêver.Voir MERCURE.

BURNEY (Charles). — Mélomane anglais (1726-1814). Il a publié un essai, traduit en français sous le titre De l’état présent de la musique en France et en Italie, dans les Pays-Bas, en Hollande et en Allemagne, ou Journal de voyages faits dans ces différens pays avec l’intention d’y recueillir des matériaux pour servir à une histoire générale de la musique. L’intention a été réalisée sous la forme d’une General History of music from the earliest ages to the present period, qui est probablement la première histoire de la musique au sens où nous entendons aujourd’hui l’expression. Il y est brièvement question de Bontempi. Burney accordait une grande importance à l’apparition du récitatif, donc de l’opéra, au début du XVIIe siècle. « Jusqu’à ce moment-là, les musiciens se sont employés à faire plaisir à l’oreille grâce à « une douce concorde des sons », sans aucun égard pour la poésie, sans chercher l’énergie, la passion, le plaisir intellectuel, ou la variété des effets. » Il ne remarque pas que cette caractérisation pourrait s’appliquer aussi à Bontempi, qui parle de la musique en y voyant le signe de l’harmonie universelle, mais qui, en composant, recherche les contrastes et l’expressivité.Voir PARTITION.

CASTRATION. — A l’époque où un chirurgien s’est occupé d’Angelini, la castration des jeunes chanteurs est devenue banale, depuis que, en 1589, que le pape Sixte-Quint a autorisé la présence de castrats dans le chœur de la chapelle Giulia. Depuis lors et pour deux siècles encore, l'état de castrat ne passe pas tout à fait pour anormal. L'autorité papale est respectée. Dans l'idée qu'on se fait de l'ordre social, une place est prévue. Les railleries ne sont pas interdites, ni, parfois, le mépris. Mais, à tout prendre, il est des rôles plus difficiles à jouer dans cette société très strictement hiérarchisée. La fonction de bourreau, supposée nécessaire, rend la vie presque insupportable pour celui qui l'a héritée de son père. On évite de le croiser, on se détourne de lui ; on ne lui adresse pas la parole. Les castrats, eux, victimes d'une certaine idée de la perfection vocale, et aussi (mais est-il permis de le dire ?) de la misogynie ecclésiastique, peuvent être reçus dans les meilleures maisons. Voir SORLISI. — Lorsque le grand Heinrich Schütz, maître de chapelle du Prince Electeur de Saxe, recommande à son souverain le jeune Italien qui pourrait le remplacer dans certaines tâches, il parle de l’ « Eunuchus Bontempi », dont il apprécie le professionnalisme. Sous sa plume, le mot semble neutre. Plus tard, il est vrai, dans certaines circonstances, un mouvement d’humeur, sans doute passager, l’amène à parler, sans le nommer, de ce musicien qui est beaucoup plus jeune que lui, « et, de plus, châtré ». Le texte semble dire qu’il s’était trouvé des gens, dans le public, pour critiquer le vieux Schütz et, sans doute, pour lui opposer l’autre maître de chapelle, à qui un règlement ancien faisait la part assez belle dans la répartition des tâches honorifiques. Schütz souhaitait qu’on le mette à la retraite. Il supportait mal qu’on lui impose de continuer à travailler dans des conditions qui n’étaient pas toujours agréables pour lui. Ce n’était pas de Bontempi personnellement qu’il estimait avoir à se plaindre. Il ne semble pas s’être brouillé avec lui. Mais quand on est irrité, tous les arguments paraissent acceptables. Voir SCHÜTZ.

CAVALLI (Francesco). — C’est un des plus grands compositeurs de son temps, également à l’aise dans l’opéra et dans la musique sacrée. Sa renommée fut internationale. Il a commencé sa carrière dans le chœur de la basilique Saint-Marc. Chanteur, il est devenu organiste. Son premier opéra connu date de 1639. Il a pour sujet les Noces de Thétis et de Pélée (Le nozze di Teti e di Peleo). Le livret d’Orazio Persiani complique à plaisir la donnée mythologique : mille obstacles s’opposent aux amours de la déesse et du héros. Parmi les nombreux personnages, on note la présence du dieu Momus, qui, sarcastique, donne à plus d’une scène un aspect largement bouffon. On note aussi que, puisque le jugement de Pâris est la conséquence d’un incident qui s’est produit pendant les noces, Persiani lui a consacré une scène, parfaitement inutile à la marche de l’action. L’œuvre eut en son temps un grand succès. — Il n’est pas impossible que Bontempi en ait entendu parler quand il est arrivé à Venise ; il a pu lire le livret, évidemment publié. A-t-il connu la partition, restée manuscrite  ? En tout cas, on constate que son Paride, sur des points de détail, n’est pas sans ressemblances avec l’opéra de Cavalli. Cet opéra a sans doute inspiré certain projet de Mazarin, réalisé en 1654 : Les Noces de Thétis et de Pélée, qui furent alors données à Paris, en reprennent la donnée et l’idée centrale : susciter à Pélée des rivaux. Mais le nouveau livret, dû à l’abbé Buti et, pour la version française, à Benserade, est moins foisonnant : le jugement de Pâris n’y figure plus. La musique, aujourd'hui perdue, est de Carlo Caproli. — Cavalli devait retrouver l’abbé Buti, secrétaire de Mazarin, beaucoup plus tard, lorsque le cardinal, pour fêter le mariage du jeune Louis XIV, entreprit de faire venir à Paris le maestro lui-même, avec charge d’écrire un nouvel opéra, qui serait un Hercule amoureux (Ercole Amante). Cavalli n’apprécia guère le livret, qu’il trouva verbeux. Il avait eu d’autres librettistes, peut-être mieux inspirés. Nicolò Minato, en particulier, avait versifié pour lui des intrigues fort diverses. Les unes sont de pure invention ; d’autres, comme la plupart des tragédies alors à la mode, mettent en scène, non sans quelque fantaisie, des personnages historiques. C’est le cas du Xerxès. Beaucoup jouent de la mythologie, toujours avec la même liberté : dans son Hélène enlevée par Thésée (Elena rapita da Teseo), les poètes de la Grèce antique auraient du mal à reconnaître les traditions dont ils s’inspiraient. A Paris, Cavalli fit jouer, non sans mal, et le Xerxès et l’Hercule amoureux. Il ne semble pas avoir été parfaitement satisfait. Faut-il suggérer que Lully, très agressif, lui avait mené la vie dure ? Il n’était encore que maître de ballet, n’avait pas encore inventé la tragédie musicale à la française. Mais on dansait beaucoup, dans les opéras de ce temps-là. Et Lully ne souffrait pas qu’on empiète sur son territoire. La composition du Paride est exactement contemporaine de ces événements.

CHOISIR UN SUJET. On a aujourd’hui quelque peine à comprendre comment Bontempi a pu être amené à faire un opéra sur le jugement de Pâris. Deux considérations auraient dû l’arrêter, lui ou ceux qui ont pris la décision et la lui ont imposée. Car on ne peut pas être sûr qu'elle revient au compositeur lui-même. Ce n'était guère l'usage que de demander l'avis de ces gens-là ; on leur donnait un thème, et ils brodaient docilement. Mais comment ce thème a-t-il pu ne scandaliser personne ? D’abord il est de notoriété publique que l’aventure de Pâris a déclenché la guerre de Troie, c’est-à-dire un des plus sanglants conflits qui se soient jamais vus. Or la Saxe garde le souvenir d’une période récente, une période de trente ans, pendant lesquels on a vu se multiplier les batailles, les prises de ville, les massacres, les pillages, les viols. Est-il opportun de rappeler ces souvenirs ? L’autre raison n’est pas moins grave. L’opéra doit être donné pour célébrer les noces d’une jeune princesse innocente. Pourquoi lui servir une histoire d’adultère triomphant ? Est-il décent de faire paraître à ses yeux un époux bafoué ? On verra pourtant sur la scène Vénus promettre à Pâris de lui obtenir l’amour d’Hélène ; on verra que sa promesse est tenue : la reine de Sparte, soudain subjuguée, abandonne à l’instant son époux, sa fille et son royaume. Personne ne songe à le lui reprocher. Les Troyens, roi et reine en tête, l’accueillent comme l’épouse légitime de Pâris. — Il est assez probable que les gens de ce temps-là étaient moins exigeants que ceux qui sont venus après eux. C’est plus tard que l’on se divertira à chercher dans les tragédies des allusions. Voltaire se persuadera que la Bérénice de Racine, comme celle de Corneille, parle en réalité des amours de Louis XIV. Or, quand on marie le jeune roi, on lui joue un opéra, l’Hercule amoureux, qui raconte la dernière aventure du héros, sa passion adultère pour la jolie Iole et la jalousie de Déjanire, épouse légitime. Hercule, victime de la tunique empoisonnée, monte sur son bûcher et meurt. Il est vrai que, divinisé, il s’envole au ciel. L’apothéose doit-elle faire oublier ce qu’a de scabreux tout ce qui précède ? Si quelque chose peut étonner, c’est moins l’indifférence aux interprétations possibles, que le soin avec lequel Bontempi, discrètement, mais fermement, rappelle les détails malencontreux. Il risque une allusion, à un moment où la tension est forte. Vénus vient de recevoir, avec la pomme, le prix de la beauté. Pallas se vexe; Junon en fureur annonce la ruine de Troie : la "flamme impure" de la volupté va devenir une flamme réelle, dévorer les maisons et les palais. Le bonhomme connaît sa rhétorique et sait comment on joue avec les métaphores. Faut-il rejeter Ménélas dans le silence ? Le nom importun sera prononcé malgré tout, mais de manière très discrète. C'est, par exemple, Œnone, l'amante abandonnée, qui parle de sa rivale en disant : "l'épouse de Ménélas". Il y a, dans cette périphrase, une intention. Sans en avoir l'air, Bontempi a pensé à tout. L'érudit qu'il est s'en serait voulu de défigurer l'histoire; il se contentera d'en dissimuler les aspects malvenus, tout en les laissant entrevoir.

CIVETTA — Le nom est mystérieux. La « civetta » est une chouette. Pourquoi une chouette ? On dit aussi : gioco del civettino. Le sens est le même. Comme les mots l’indiquent, le jeu s’est joué en Italie. Il faut être trois. On se met sur une ligne. Les joueurs qui sont aux extrémités doivent frapper à la tête le joueur du centre, ou le décoiffer, c’est-à-dire faire tomber son chapeau, en évitant d’être décoiffés eux-mêmes par lui. Celui qui réussit prend la place du vaincu. Il n’y a aucune raison que le jeu s’arrête. Sur le tondo peint par Lo Scheggia, et qui se trouve à Florence, dans le palais Davanzati, le joueur du milieu a les pieds posés sur l’un des pieds de chacun de ses adversaires, et les empêche ainsi de se déplacer. Aussi se dandinent-ils tous, comme on dit que font les chouettes. Est-ce là l'origine du nom ? — Bontempi, pour mettre fin à la scène, n’a rien trouvé de mieux que de faire arriver un ours. L’ours ne chante pas. Ce n’est peut-être pas un comédien déguisé. A la Cour de Jean Georges, on aime les combats d’animaux. Ceux qui ont gagné sont peut-être mis à la retraite, apprivoisés, largement nourris, autorisés à jouer sur les théâtres.

CRÉATION. — A quel moment le temps a-t-il commencé ? On en discute. Bontempi suit Alsted, qui suit Scaliger, qui estime qu’Adam est apparu en 3950 avant notre ère. Le déluge universel a eu lieu en l’an du monde 1656, donc en 2294 avant notre ère. Il a réduit à néant toutes les inventions antérieures ; la musique s’est perdue et il a fallu la retrouver. C’est Mercure qui a pris la chose en main, un grand savant que ses contemporains, admiratifs, ont traité comme un dieu quand il est mort. La chose s’est produite 344 ans après le déluge, soit exactement 2000 ans après la création du monde, ou 1950 années avant notre ère. Bontempi semble sûr de sa science. Il ne tient aucun compte des recherches du savant archevêque James Ussher, qui a de fortes raisons pour estimer que le monde a été créé le dimanche 23 octobre 4004. Et il ne croit pas non plus, comme la princesse Erdmuthe Sophie de Saxe, que la bonne date est 3970.

DAPHNE ou DAFNE. — Le vieux Schütz avait autrefois écrit de la musique pour une Dafne, dont le texte était en allemand ; cette musique est perdue. S'agissait-il d'un opéra ? On peut le penser. Le livret, dû au grand Martin Opitz, est une adaptation assez fidèle d’un texte italien d’Ottavio Rinuccini. Or ce texte a servi au compositeur Jacopo Peri, qui écrit en 1597 un des tout premiers opéras que le monde ait vus. Schütz a très probablement suivi cet exemple. On note que, juste après la représentation de son œuvre, il est parti pour l’Italie, comme s’il avait voulut confronter ce que venait de lui apprendre son expérience nouvelle avec ce que Monteverdi et beaucoup d’autres pouvaient avoir inventé de neuf dans la technique du récitatif. Si la Dafne de Schütz est un vrai opéra, et non seulement une musique de scène pour un drame déclamé, le Paride serait non pas absolument le premier opéra jamais joué en Allemagne, mais seulement le premier opéra italien jamais joué en Allemagne. — Daphné est une amante inaccessible. Apollon va l’étreindre ; elle se transforme en laurier. Les mains du dieu sont posées sur une dure écorce. Bontempi, en collaboration avec Marco Gioseppe Peranda, reprend le texte d’Opitz, le transforme assez profondément : il garde le schéma général, mais récrit nombre de tirades. Il fabrique une manière de « Singspiel » : plusieurs scènes sont déclamées et non chantées. Par ailleurs, il ajoute au texte d’Opitz une intrigue secondaire : les amours de Kätha et Jäkel contrastent en les reflétant avec celles du dieu et de la nymphe. Comme dans le Paride, plusieurs chanteurs sont amenés à se charger de plusieurs rôles ; à l’occasion, ceux qui viennent d’incarner des dieux reparaissent en paysans. Distincts dans le texte, les deux mondes se rejoignent à l'exécution. Bontempi avait-il une intention? On ne sait. On ne sait même pas s’il a apprécié la discrétion dont Rinuccini et Opitz avaient fait preuve. Alors que la plupart des livrets d’opéra, à cette époque, prennent avec l’histoire ou la mythologie des libertés exorbitantes, mélangent à plaisir des récits, les compliquent sans retenue, on trouve, dans le texte que Schütz a servi, à l’état pur la donnée des poètes antiques.

DISCORDE — Avec ce personnage, Bontempi fait d'une donnée traditionnelle une utilisation extrêmement originale. Dans la plupart des opéras de son temps, on prévoit un prologue qui n'en finit pas. Sont en scène de nobles allégories drapées de blanc, la Poésie, l'Amour, la Vertu, le Destin, l'Éternité. Elles chantent avec componction, en bougeant le moins possible. Et elles font l'éloge du souverain. Dans le Paride, l'allégorie est noire. Elle a de grands voiles qui tourbillonnent autour d'elle. Elle exhale une formidable fureur. Elle est la Discorde. La Discorde domine le monde. Dans cette Cour de Dresde où pour la première fois elle est apparue sur une scène, est-ce que l'on ne faisait pas durer des querelles sanglantes dont on ne savait comment elles étaient nées, est-ce que l'on ne se déchirait pas, est-ce que les intrigues, les calomnies, les guets-apens n'occupaient pas la pensée de tout un chacun ? Bontempi va plus loin. Cette célébration de la discorde – elle fait son propre éloge – est aussi un hommage à la dissonance. Un monde sans discorde se figerait dans l'immobilité. Une musique sans dissonance n'aurait plus aucun goût. Il faut que deux notes, trop proches, fassent souffrir l'oreille pour que, s'éloignant, elles produisent cet accord qui inspire l'idée d'harmonie. La pensée est difficile, pour un compositeur moderne, et Bontempi se donne à lui-même cette épithète. Il connaît son métier ; il sait comment amener l'accord qui choque pour en dissiper ensuite l'aigreur. Il s'y entend à donner cette impression de repos, cette idée d'une fin heureuse, que l'on appelle une cadence. Le mot a mille sens ; celui-ci importe. Il fait de la mélodie une véritable histoire : on souffre, on s'inquiète ; la musique, quand elle en vient à la cadence, retrouve la paix. Or celui qui construit les mélodies est aussi celui qui compose des discours. Bontempi a lu tout ce que les Grecs ont écrit sur la matière. Et il parle d'harmonie. L'univers est en ordre, pense-t-il, rien n'y grince. Les planètes font entendre des sons délicieux. L'homme s'émerveille devant leurs accords, et il oublie que, lorsqu'il est au clavecin, il cherche, pour les apaiser, des conflits entre les sons. L'auteur de l'Historia musica suit la route de Pythagore; il voit partout de beaux rapports de nombres, des proportions reposantes. L'auteur du Paride semble plutôt du parti d'Empédocle, qu'il est bien capable d'avoir lu, dans la belle édition d'Henri Estienne : par la voix du grand fantôme noir, c'est la Haine qui parle; elle anime la vie par sa lutte contre l'Amour, l'Amour dont elle dit le nom, l'Amour qui paraîtra à l'acte IV pour réunir Hélène et Pâris, pour qu'ils se mêlent dans la volupté. Bontempi philosophe ? On pourrait le suggérer. On serait tenté de faire de lui l'un des dépositaires du grand secret. — Plus simplement on se demande pourquoi le chanteur qui joue la Discorde s'est vu aussi imposer deux autres rôles, moins agressifs: celui d'Argenia, la servante d'Hélène, qui favorise ses amours, et celui de Filinda, la jolie jeune fille qui s'éprend d'Œnone déguisée, qu'elle prend pour un garçon.

DRESDE — Bien qu'il ait mille fois demandé la permission de partir à la retraite, l'illustre Heinrich Schütz était toujours maître de chapelle à la Cour de Dresde, le Prince Électeur, Jean Georges Ier, tenant obstinément à le maintenir en activité. C'est lui qui fit comprendre à qui de droit que le jeune musicien nouvellement arrivé de Venise possédait toutes les qualité nécessaires pour faire, lui aussi, un bon maître de chapelle. On le crut. Le prince héritier, qui avait également nom Jean Georges, possédait sa propre chapelle. Bontempi en fut chargé. En 1656, lorsque mourut le premier des Jean Georges, le prince héritier monta sur le trône. Entre autres mesures d'urgence, il réorganisa les chapelles. Schütz garda son titre, mais fut libéré de la plupart de ses obligations. Il en profita pour composer des merveilles. Le poids de toutes les tâches retomba sur Bontempi, qui ne semble pas s'en être plaint. Il ne s'agissait pas seulement diriger un chœur et un orchestre ; il fallait aussi fournir de la musique, profane ou sacrée, pour toutes les circonstances de la vie à la Cour. Bientôt se présenta une occasion exceptionnelle : le prince devait marier sa fille, Erdmuthe Sophie. Les fêtes seraient magnifiques. Jean Georges II avait pour Louis XIV, son cadet, une admiration non exempte de jalousie. L’idée d’un opéra lui souriait. Mazarin avait formé le projet de faire venir à Paris Francesco Cavalli, le plus célèbre compositeur de Venise ; il voulait un opéra nouveau, et finit par l'obtenir. Ce fut Hercule amoureux. Puisque, à Dresde, on avait sous la main un musicien italien, qui avait longtemps vécu à Venise et connaissait sans doute Cavalli, le désir du prince pouvait être facilement comblé. Le compositeur ferait aussi le livret ; parfaitement instruit des bonnes lettres, il en était capable. Et c'est ainsi que, le 3 novembre 1662, la Cour put entendre et admirer Il Paride, c'est-à-dire l'histoire de Pâris, ce prince troyen qui arbitra un concours de beauté entre trois déesses et que Vénus, heureuse de l’avoir emporté sur les deux autres, récompensa en lui donnant l’amour d’Hélène. Le livret et la partition furent publiés l'année même, à Dresde, chez Melchior Bergen. — Le Paride avait été joué dans une salle du palais, la Salle des Géants, qui n'était pas destinée à cet usage. Dans les années qui suivirent, on construisit un vrai théâtre, qui ouvrit ses portes en 1667. Il est difficile de supposer que Bontempi, nommé entre-temps architecte de la Cour, puisse n'avoir eu aucune part à sa réalisation. Et cependant les preuves manquent. L'inauguration se fit avec un nouvel opéra, un Teseo. Curieusement, Bontempi est resté étranger à cette œuvre. On peut se demander pourquoi. Peut-être avait-il trop de charges. Le maître de chapelle-poète-architecte était aussi devenu historiographe. Il dit, dans une préface, que le prince l’avait soulagé de diverses tâches pour qu’il se consacre à ce nouveau métier. Donc il avait travaillé à une Histoire de la Très Noble Maison de Saxe (Historie des Durchlauchtigsten Hauses Sachsen). Seul était paru, en 1666, le premier volume. La suite ne serait publiée que beaucoup plus tard, en Italie et en italien. C’est aussi en italien qu’il rédigera l’Historia delle ribellione d’Ungheria (Histoire de la rébellion de Hongrie), imprimée d’abord à Dresde, en 1672, puis à Bologne, quatre ans plus tard. Il est donc capable aussi bien de remonter le temps jusqu’aux origines de la « noble maison », ou d’explorer le présent : la rébellion des Hongrois contre l’Empereur d’Allemagne appartient à l’actualité la plus brûlante. — Bontempi n’avait pas pour autant délaissé la musique. Il prit une part à la composition de l'opéra Dafne et et à celle d’un Jupiter et Io, représentés respectivement en 1671 et 1673. En 1680, Jean Georges II rendit l’âme. Son fils, Jean-Georges III, jugea souhaitable de faire quelques économies, et remercia en bloc tous les Italiens de la Cour. Bontempi s'en retourna dans son Ombrie natale. Il s'installa tout près de Pérouse, dans la petite ville de Brufa, où il avait acquis une fort belle maison. Voir BRUFA.

ÉCOLE. — Instruit du rudiment, à Pérouse même, par le Père Sozio Soti, Bontempi se rendit à Rome pour y parfaire ses études. Vergilio Mazzocchi, maître de la Capella Giulia, donc attaché à Saint Pierre de Rome, tenait une école réputée. Tous les enfants y avaient des voix d’anges, et les garderaient. Tous seraient célèbres. Bontempi fut l’un d’eux. Ils s’exerçaient toute la journée, apprenaient le solfège et le latin, touchaient qui du clavecin, qui du luth, qui du théorbe. Ils récitaient des vers : pour bien chanter le récitatif, il faut maîtriser la diction. On consacrait beaucoup de temps à l'étude des bonnes lettres. L'essentiel était le chant, sous tous ses aspects ; on accordait autant d'importance à la pureté, à la souplesse, qu'à la richesse de l'ornementation : le castrat virtuose, voire acrobate, n’apparaît que beaucoup plus tard dans l’histoire de l’opéra. On n'oubliait pas d'étudier la mimique : les musiciens en ont besoin autant que les orateurs. Les élèves sortaient souvent de l'école, pour aller chanter dans des églises ou dans des lieux profanes. On faisait partout de la musique : dans des palais, chez des comtes, chez des princes, chez le pape, chez tous les cardinaux de son lignage, et, comme on sait, ils étaient nombreux.

ERDMUTHE SOPHIE — La fille de Jean Georges II, après qu’on ait songé pour elle à un auguste prétendant, épouse finalement son cousin Christian Ernest de Brandebourg-Bayreuth, qui a juste son âge. Pour son mariage, on joue, entre autres divertissements, l’opéra de Bontempi. Elle suit son époux dans la ville de Bayreuth, dont il est margrave. En 1666, elle laisse publier un livre anonyme, qu’elle a écrit elle-même, Traité de l’âge du monde, des institutions du Saint Empire Romain Germanique et de leur nature (Handlung von der Welt Alter, des Heiligen Römischen Reichs Ständen und derselben Beschaffenheit). C’est une compilation, à peine rédigée, où figurent nombre d’informations sans rapport direct avec le sujet annoncé. On commence par la liste des grands empires, depuis Nemrod jusqu’à Jules César. On passe, sans trop s’attarder, aux foires, puis à la multiplicité des langues, à la répartition des catholiques et des protestants en Europe, aux persécutions, à la métallurgie, aux unités de mesure... On termine, sans dire pourquoi, par une biographie de Zénobie de Palmyre, ce parangon des reines éclairées. La princesse, certainement instruite et heureuse de l’être, envisage sans doute de jouer le rôle d’une grande souveraine, libre de ses mouvements, libre de ses pensées. On se demande comment elle a réagi à la décision de la jeune reine de Suède, Christine, qui, après avoir quelque temps régné, a préférer renoncer à la couronne et se consacrer aux travaux de l’esprit. Un second volume, avoué cette fois, paraît en 1676. — La princesse est morte, en 1670 ; elle avait moins de trente ans. Le Paride, dans l’édition de Melchior Bergen, donne à voir un beau portrait gravé. Les perles sont superbes. La bouche est triste.

EROTOPÆGNION — Qu’est-ce que le Paride  ? Nous disons : c’est un opéra, en oubliant que le mot italien opera désigne toute espèce d’ouvrage, et que c’est en France, à cause de Mazarin et de Lully, qu’on lui met un accent et qu’on le confine dans une salle de spectacle où résonne un orchestre. Bontempi ne semble pas avoir été d’emblée instruit de cet usage. Dans sa préface, il récuse le mot « tragédie » : on ne voit rien « d’atroce ou de malheureux », rien qui excite la terreur ou la pitié. « Comédie » n’est pas mieux approprié, parce que les personnages, – entendez : les plus importants, – n’appartiennent pas au monde des boutiquiers et des croquants. Puisque ni comédie, ni tragédie, l’œuvre ne peut-être une tragi-comédie. Ce n’est pas non plus un drame, dit l’auteur, seul peut-être à savoir dans quel sens il emploie le mot. La page de titre dit, en italien : opera musicale ; mais quiconque voudrait comprendre « opéra » est immédiatement débouté par la traduction allemande, qui figure sur la page en face : « ein Gedicht zur musica », c’est-à-dire une poésie en musique, ou peut-être une poésie destinée à être mise en musique. Cette œuvre, cette opera, serait-elle un monstre, ou, selon la trop célèbre formule d’Horace, « une belle femme qui se termine en queue de poisson »  ? L’auteur n’est pas loin de le croire, ou tout au moins de le laisser croire. L’érudit qu’il est ranime alors un mot rarissime, grec évidemment, acclimaté en latin, parfois transcrit en français sous la forme « erotopegnie ». Il préfère, pour ce qui est de lui, dire en italien « erotopegnio » et en latin dans son texte allemand « erotopægnion musicum ». Il traduit : « Ludus de amore ». Ce serait : « jeu d’amour ». — Le mot a servi plus tard, à l’époque du marquis de Sade, pour désigner un recueil de ces poèmes que la Bibliothèque nationale met en enfer. Il n’y rien de tel dans l’emploi qui en est fait à l’époque de la Renaissance. Les recueils qui portent ce titre, celui de Pierre le Loyer, celui de Girolamo Angeriano, sont d’honnêtes collections de poèmes amoureux, tout à fait convenables. Reste le sens antique, qui est difficilement accessible, parce que le poète qui est supposé l’avoir employé n’a laissé que peu de traces. Nous n’avons que quelques fragments de ce Laevius. Ceux qui avaient pu le lire, autrefois, et en ont parlé prétendent qu’il avait juxtaposé, et peut-être mêlé, plusieurs histoires d’amour, toutes plus mythologiques les unes que les autres. Il aurait offert un exemple de pot-pourri, de bric-à-brac, de capharnaüm. Comme il a vécu avant Horace, il ne savait pas qu’il faut éviter les homme à tête de cheval et les femmes à queue de poisson. Bontempi veut-il vraiment dire que l’imperfection de son travail est imputable à son peu de talent ? Suggère-t-il au contraire que les règles sont trop étroites, et que le monde est bien plus riche que ce que disent les pédants ?

FLORENCE — Au bout de quelques années, Giovanni Andrea Angelini, désormais appelé Bontempi, avait atteint une maîtrise suffisante pour chercher un engagement. Il alla se faire entendre à Florence. On n’y voulut pas de lui, bien qu'un voyageur ait noté, en latin : "Il chante fort bien, grâce à son émasculation". "Ex emasculatione egregie cantat." C’est faire bon marché de tout le travail accompli ; un chirurgien ne suffit pas, s’il s’agit de former un chanteur. Peu de temps après, le jeune homme fut accepté dans le chœur de la basilique Saint Marc ; sans doute l’avait-on recommandé. Il partit s'installer à Venise. Voir VENISE.

FRUCHTBRINGENDE GESELLSCHAFT — « Fruchtbringende Gesellschaft » pourrait se traduire  par « Société féconde », mais on perdrait la connotation biblique du mot. Mieux vaudrait : la « Société qui porte du fruit », voire, malgré la grammaire, la « Société de ceux qui portent du fruit ». Car il est écrit : « Tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu » (Mt. 7.19). Fondée en 1617, elle a compté plusieurs centaines de membres, parmi lesquels on remarque, outre les têtes couronnées, comme Jean Georges II, électeur de Saxe, et son gendre le margrave Christian Ernest de Brandebourg-Bayreuth, de simples roturiers, comme le célèbre Johann Valentin Andreæ, qui a, dit-on, composé les textes fondamentaux de la Rose-Croix, publiés de manière anonyme.

GROTESQUES et BOUFFONS. — A l’opéra vénitien, Bontempi reprend une série de figures caricaturales, qui faisaient rire le bon public : un pédant, un bègue, un ivrogne... Il propose aussi un berger amoureux dont la rhétorique frise l’absurde. Que lui faut-il louer dans la dame de ses pensées ? La bouche ? Les yeux ? Les boucles folles ? Point. Il chantera le nez. Quelqu’un a-t-il ri ? Dans un tournoi, à Vienne, quelques années plus tôt, les deux camps opposés défendaient chacun sa maxime ; pour l’un, dans une femme parfaitement belle, il n’était rien de plus beau que les yeux ; pour l’autre, c’était la bouche qui devait emporter le prix. — Contrairement à l'usage général, par exemple à celui que pratiquent les librettistes de Cavalli, Bontempi prend le plus grand soin de faire oublier que des relations pourraient exister entre les fantoches ridicules et les personnages respectables.

HELENE — A-t-elle existé ? Bontempi le croit. A-t-elle été enlevée par la violence ou a-t-elle suivi de son plein gré Pâris l'ensorcelant ? On discute là-dessus depuis des siècles. Il est arrivé qu'on se passionne pour cette question dont se moquent la plupart des gens, même curieux de mythologie. C'est disserter vainement, s'échauffer pour rien. Mais il s'agit d'un opéra. Il faut choisir. Il faut raconter le jugement de Pâris. Les déesses ont promis des merveilles. Junon, la gloire; Pallas, la sagesse. Vénus, l'amour de la plus belle femme du monde. Pour rester dans le vraisemblable, si folles que soient les prémisses, il faut admettre que, quand il est question d'amour, Vénus est toute puissante. Elle a pu, elle a dû faire naître dans le cœur d'Hélène une passion irrésistible. Donc il n'y a pas eu violence. — Bontempi a beaucoup lu, beaucoup retenu. Distraction ou malice, il rappelle, en passant, que l'histoire a commencé bien plus tôt. Les Grecs avaient, autrefois, enlevé – par la force, cette fois, sans aucun doute – la sœur du roi Priam, la tante de Pâris, donc, Hésione. Dans un roman, dans un traité de mythologie, on pourrait profiter de l'occasion pour raconter tout au long les aventures de cette princesse. Dans un drame, musical ou non, les retours en arrière sont réduits à presque rien : un récit bref, une allusion. Le passé ne peut pas remonter sur la scène ; il est mort aux images, ne se survit que par des mots. On prononce le nom d'Hésione ; dans l'imagination du spectateur instruit, l'horizon s'élargit. Mais il faut limiter ces échappées, revenir à l'essentiel. Sinon l'unité se défera. Bontempi évite de s'égarer ; au plus vite, il passe. La mention d’Hésione n’est pas inutile pourtant. Elle sert de prétexte bassement politique pour dérober à la vue des profanes une réalité tout autre. Hécube y pense, et se réjouit de voir un enlèvement vengé par un autre enlèvement. Pâris lui-même, au moment où il emmène Hélène – car on ne peut pas vraiment dire qu’il l’enlève – pense à ce moyen de se justifier aux yeux de ses parents et des Troyens en général. Mais la passion d’Hélène et de Pâris est autre chose que le résultat d’une expédition punitive. Elle appartient au monde des dieux. C’est Vénus qui l’a voulue. D’emblée elle a mené à l’extase ceux dont les regards, un instant plus tôt, ne s’étaient jamais croisés. Il n’est sans doute pas indifférent qu’elle mette en jeu la musique : c’est comme chanteur que le prince s’est présenté à la Cour de Sparte. Bontempi n'a pas voulou reprendre tout ce que dit Lucien de Samosate. Il ne souffle mot de Léda, du cygne, de Jupiter. Il ne dit pas de qui Hélène est la fille. Il sait sans doute ce qu’on en rapporte. Il y croit peut-être, comme on croit à Peau-d'Âne.

HISTORIA MUSICA — Ce titre est trompeur. Et l'amateur s’y trompe. Il traduit : « histoire de la musique ». Et il déclare : « C’est la première histoire de la musique de l’histoire. » Le titre ne se limite pas à deux mots. Il occupe toute une page. On peut essayer de traduire comme suit son italien sophistiqué : « Enquête sur la musique, où l’on donne pleine connaissance de la théorie et de la pratique antiques, selon la doctrine des Grecs qui, après son invention par Jubal avant le déluge et sa redécouverte par Mercure, l’ont restituée dans sa primitive et ancienne dignité ; et où l’on voit comment de la théorie et de la pratique antiques est née la pratique moderne, qui contient la science du contrepoint. Ouvrage utile non moins que nécessaire à quiconque veut s’instruire dans cette science. » Sans aucun doute, le mot « histoire », dans ce titre, a plutôt le sens qu’il a dans « histoire naturelle ». Quelque chose comme « enquête ». Enquête musicale, donc ; ou plutôt enquête relative à la musique. : « musica » est un adjectif. — En jouant sur les mots, on pourrait dire d’abord que ce livre n’a qu’un intérêt historique. C’est une pièce de musée. C’est un témoignage d’une forme de pensée qui semble lointaine, presque inaccessible et vaguement ridicule. Le début de cette histoire est pour nous déconcertant : on remonte à une période littéralement antédiluvienne, on compte les années depuis la création du monde, on évoque des humains qui sont aussi des dieux. L'un d'eux, Mercure, invente la musique. Il a été précédé par Jubal. Mais, dans l’intervalle de temps qui les sépare, le déluge a tout détruit. Il a fallu recommencer, inventer de nouveau. — Sans doute, ces événements fantastiques fournissent déjà les éléments d’une chronique. Mais la vision que suppose cette chronique est marquée par des principes comme il s’en rencontre dans la mythologie. On s’interroge sur l’origine des choses, on veut savoir le nom de chacun de ceux qui ont apporté une innovation. La somme de ces innovations produit un état de perfection indépassable. Mercure construit la première lyre ; elle a trois cordes, autant dire trois notes. Terpandre ajoute la quatrième ; Philolaos, la cinquième, et ainsi de suite. L’évolution continue ; mais elle va s’arrêter : elle culmine dans ce qu’on appelle le grand système parfait, qui comprend dix-huit notes, et pas une de plus. L’histoire de la musique moderne s’écrit sur un schéma analogue : elle commence avec Gui d’Arezzo, qui s'avise de superposer des mélodies ; avec lui, on chante à plusieurs voix. Et l'on aboutit au temps présent – c'est-à-dire à l'époque de Louis XIV – où est enfin atteinte la parfaite maîtrise du contrepoint ; il n'est pas imaginable que l'art de sons puisse évoluer encore. Une preuve s’impose : Dieu lui-même a voulu que les choses se passent ainsi. « Il a été décrété par le Musicien Suprême et Éternel que sa Musique Harmonique devait atteindre aussi les suprêmes degrés de la perfection. » C’est pourquoi Dieu a révélé aux hommes les secrets de la notation musicale moderne. La Musique intemporelle trône dans les hauteurs ; elle en est descendue à une époque déterminée. Elle a été révélée dans son absolue beauté. — En fait, Bontempi fait quelques accrocs à ce discours sublime, qui envisage un progrès et lui assigne une fin. C’est qu’il connaît et prend en compte les lamentations de l’Antiquité tardive sur la corruption de la musique. Les professionnels n’ont cessé de compliquer les choses ; ils ont construit des mélopées impossibles et immorales. Cela se passait du temps de Socrate. Ils sont, depuis, revenus à des pratiques plus raisonnables. Mais ces complications passagères sont enregistrées dans les traités antiques. Les contemporains de Bontempi estiment évident que ce qu’ont écrit les théoriciens d’autrefois reste riche d'une valeur intemporelle. Ils continuent à produire des exposés où il est beaucoup question de micro-intervalles, et en particulier de quarts de ton. Or plus personne ne joue avec les quarts de ton. Bontempi, lui, par une curiosité bizarre, s'y est essayé. C'est un praticien. Il a obtenu de bons résultats. Mais il estime que les notes ainsi produites ne peuvent pas faire partie des accords que, de son temps, tout musicien débutant doit apprendre à enchaîner. Pour lui, les choses sont claires : la musique antique, avec ses quarts de ton, est monodique ; la musique moderne est polyphonique. La musique antique est morte. Ceux qui prétendent l’intégrer tout entière à la musique moderne, avec ses accords, se trompent. — L'Historia musica adopte le plus souvent un style effroyablement technique ; elle reprend sans pitié des développements qui ont déjà figuré dans nombre de livres, anciens ou modernes. Le souci de ne rien omettre produit des énumérations interminables. Puisqu’on étudie la rythmique, puisqu’on oppose, à l’antique, les syllabes brèves et les syllabes longues, on se doit de recenser toutes les combinaisons possibles ; il y en aura pour plusieurs pages. La même chose se produit avec les intervalles, avec les modes. Parfois jaillit, fugitif, un éclair inattendu : des générations de savants ont répété que Pythagore avait vérifié sa théorie en suspendant des poids à des cordes, qu’il faisait résonner. Cette expérience est « confirmée par de graves auteurs » ; mais si on la refait, si l’on ne se contente pas d’en recopier la description, on ne retrouve pas les résultats que l’on prétend qu’elle a donnés. Après Vincenzo Galilei, après Galileo Galilei, après le père, luthiste, et le fils, mathématicien, Bontempi suspend des poids à des cordes : il constate qu’on l’a berné. Les Anciens « ne sont pas des oracles ». Tant pis pour ces auteurs qui, « sans voir plus loin, se contentent de reprendre ce qui a été dit par d’autres. » Est-ce Kircher qui est visé ? Il y a chez Bontempi, que l’on a instruit à rêver sur la musique des sphères, un homme pratique, qui sait qu’il est presque impossible de chanter trois quarts de ton de suite, qu’il est illusoire de prétendre distinguer, à l’oreille, deux espèces de demi-ton, et que tout ce qui est dit dans les livres demande vérification. Sur les deux premiers points, il a peut-être tort. Mais sa rébellion contre les idées reçues a quelque chose de sympathique. A certaines d'entre elles, pourtant, il n’ose pas toucher. Ou bien les proclame-t-il bien haut pour éviter les censures ? Il lui arrive d’exagérer à tel point qu’on finirait par le soupçonner de quelque chose comme une ironie.

IO — Comme la Dafne, le Jupiter et Io est composé sur un texte allemand, avec la collaboration de Peranda. La musique est perdue. Il s’agit une fois encore d’une commande. On ne sait à qui il faut attribuer ce constant intérêt pour les amours divines. — Apollon n’a pas pu étreindre Daphné comme un homme étreint une femme ; elle est devenue arbre entre ses bras. Jupiter a été l’amant de Io, mais la jalousie de Junon la lui a arrachée. Il l’a perdue. Elle erre, transformée en vache. Elle parcourt le monde. C’est en Egypte qu’elle donnera naissance au fils du dieu. On note que l’œuvre de Bontempi précède de quelques années l'Isis de Quinault et Lully. En ce temps-là, on estimait que l'Io du mythe grec se confondait avec la déesse égyptienne. Isis-Hathor n’a-t-elle pas des cornes ? Quinault, tout au long de son texte, nomme Io son héroïne. On s’étonnerait du titre que porte l’opéra, si les derniers vers ne venaient proclamer que, « sous le nouveau nom d’Isis », Io sera désormais adorée par les « peuples voisins du Nil », qui lui dresseront « des autels ». Il ne semble pas que le poète français se soit particulièrement intéressé à l’Egypte. Il n’avait pas eu, comme Bontempi, la possibilité de rencontrer le père Athanase Kircher, ce jésuite allemand installé à Rome, et qui lisait les hiéroglyphes à livre ouvert.

JEAN GEORGES II — Jean Georges Ier, prince électeur de Saxe, meurt en 1656. Il laisse une situation problématique. Les finances vont très mal. La dette publique est terrifiante : dix millions de thalers. Il est vrai que le pays a eu de la peine à se remettre de l'affreuse guerre de Trente Ans, qui y a sévi avec une rage particulière. L'Allemagne tout entière a été saignée à blanc ; mais la Saxe a souffert plus que toute autre province. Comme pour simplifier les choses, le « Bacchus saxon » – on dit que tous les soirs il roule sous la table – a renoué avec une pratique médiévale : à ses trois fils cadets, il a ménagé des apanages, trois petits duchés soustraits au grand. Entre les frères, il ne sera pas toujours facile de faire régner la concorde. Pendant tout son règne, Jean Georges Ier avait hésité, pris qu’il était entre l’Empereur, catholique, et le roi de Suède, luthérien. Le point fixe était sa haine pour les calvinistes. L’incertitude venait du royaume de France, l’État le plus puissant de l’Europe, catholique, mais disposé à s’allier aux princes protestants d’Allemagne, en emplissant leurs caisses, pour les dresser contre l’Empereur. — Jean-Georges II, lui aussi, jouera quelque temps cette politique de l’hésitation. En 1658 l’Empereur Ferdinand III disparaît. Il faut élire son successeur à la tête du Saint Empire. Le candidat le mieux placé est son fils, l’archiduc Léopold. Mazarin suggère à Jean Georges de se mettre sur les rangs ; la France l’appuiera, pourvu qu’il se convertisse au catholicisme. Croit-il lui-même à l’entreprise ? Le prince se laisse d’autant moins convaincre qu’il songe à Léopold comme à un gendre possible : Erdmuthe Sophie aura bientôt quinze ans. Mais Léopold ne veut pas d'elle. Et il est élu sans difficulté. — Jean Georges acceptera un jour de faire partie de la Ligue du Rhin, docile à la politique de Louis XIV. Le trésor saxon n’y perdra pas. Mais la situation évolue, et un retournement est toujours possible. — Jean Georges tient à son prestige. Son voyage à Francfort, lors de l’élection impériale, a coûté fort cher : aucun des électeurs n’étaient aussi brillamment accompagné. Dans la vie de tous les jours, il aime les fêtes. On voit à sa Cour se succéder les divertissements les plus variés : chasses, combats de chiens, tournois à l'ancienne, mascarades, feux d'artifice... La musique a la première place. Le prince lui-même compose. Il fait venir à Dresde des chanteurs, des instrumentistes, que ses agents recrutent dans toute l'Europe, et surtout en Italie. Il provoquera un scandale en anoblissant le castrat Bartolomeo Sorlisi, celui-là même qui a créé le rôle de Pâris dans l'opéra de Bontempi. Grâce à Jean Georges II, Dresde est devenue une grande capitale culturelle, ornée de superbes monuments. Ce n’est pas sans raison que le prince a fait partie d’une manière d’académie, la « Fruchtbringende Gesellschaft », qui, dans toute l’Allemagne, réunit de nobles seigneur soucieux de purifier la langue allemande et, du même coup, de favoriser les belles lettres et les beaux arts. Son activité de mécène a porté ses fruits, comme le voulait l’emblème de la société : un palmier chargé de dattes. Néanmoins on a pu aussi écrire de lui : « Le prince était entièrement gouverné, et n’avoit d’autre application que celle de boire excessivement tous les jours de sa vie. » C’est ce qu’on lit dans les Mémoires du maréchal de Gramont. Calomnie ? Lorsqu’il mourut, la dette était bien supérieure à celle qu’avait laissée son père.

JEAN GEORGES III — Il avait quinze ans lorsque fut représenté le Paride. Dix-huit ans plus tard, à la mort de son père, il monte sur le trône. Il commence par renvoyer dans leurs pays tous les Italiens qui occupent un poste à la Cour. Bontempi est du nombre. Le prince n’en sera pas moins un amateur d’opéra. C’est lui qui, le premier en Saxe, autorisa une femme à paraître sur la scène. Elle s’appelait Margarita Salicola, et avait obtenu un grand succès à Venise en chantant La chaste Pénélope (Penelope la casta) de Carlo Pallavicino. Le prince la mit dans son lit.

JUBAL. — A quel moment la musique a-t-elle commencé ? Bontempi est parfaitement instruit de cet événement. Il nomme d’abord un descendant de Caïn, dont le nom est dans la Bible , Jubal. « Il fut le père de ceux qui jouent de la harpe et de l’orgue. » (Genèse 4.21. Le traducteur, Lemaître de Sacy, imagine sans peine un orgue dans ces époques reculées) Jubal a vécu vers l’an 600. Entendez  : 600 après la création du monde. Jubal avait un frère forgeron. Bontempi suggère que c’est en entendait le bruit des marteaux sur les enclumes qu’il a eu cette intuition fondamentale : les intervalles entre les notes de la gamme correspondent à des rapports arithmétiques simples. On dit la même chose de Pythagore. Est-ce que l’histoire se répète ?

JUPITER — L’histoire du jugement de Pâris peut opportunément rappeler que, malgré ce qu’en ont dit des philosophes tardifs, malgré les comparaisons qui ont été faites avec le dieu des grands monothéismes, Jupiter n’est pas tout-puissant. S’il fait appel à Pâris pour départager les déesses, c’est qu’il se sait hors d’état d’imposer un verdict qui froissera deux d’entre elles. Or il tient à les ménager. Bontempi souligne à peine le fait. On n'en peut douter : il sait. Et ces quelques vers modestes que prononce chez lui le maître de l’Olympe font un curieux contraste avec ce que, dans l’Historia musica, il dit des desseins de l’Éternel. Il arrive à Dante d’appeler le Christ « sommo Giove », Jupiter suprême. La comparaison est irrespectueuse pour le dieu païen, comme pour celui de l’Écriture. Elle semble suggérer qu’il ne mesure pas ses limites, qu’il aurait l’audace de dire, sans la moindre légitimité : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. » Le pouvoir de Jupiter est immense ; il n'est pas absolu.

KIRCHER — Dans son Historia musica, Bontempi n’est pas tendre pour Athanase Kircher, ce savant universel qui s’est intéressé à tout : aux hiéroglyphes, aux volcans, à la lanterne magique, aux aimants, à la peste, aux Chinois, à la musique. La monumentale Musurgia Universalis, publiée en 1650, sous l'invocation d'Orphée, traite de tout avec suffisance : c’est, dit l'auteur, « une œuvre qui contient à la fois la théorie et la pratique de la musique ». Elle a été immédiatement épinglée par un savant danois, Marcus Meibom, qui publie l’année suivante, avec traduction latine, sept traités de théorie musicale dus à des auteurs grecs de l’Antiquité. Meibom estime que « musurgia » n’a pas le sens que lui prête Kircher ; c’est seulement « le chant et le jeu des instruments » ; la théorie n'en fait pas partie. Il passe au crible nombre de détails et trouve partout à redire : Kircher n’a pas compris Vitruve ; Kircher ignore la véritable pensée d’Aristoxène de Tarente. Kircher compile, en recopiant tout ce qui lui tombe sous la main. — Meibom ne dit rien de certains vers de Pindare, que Kircher peut citer avec leur musique, car il a découvert, dans un monastère de Sicile, un très ancien parchemin qui conserve ce trésor inestimable : une mélodie grecque authentique, due à l’un des plus grand poètes de la bonne époque. Les musicologues d’aujourd’hui sont fort sceptiques. L’auteur de la Musurgia Universalis serait-il capable de faire un faux et d’en user ? Meibom n’a rien pu voir. Mais il a d’autres raisons de mettre en doute la parfaite honnêteté du jésuite. Il se prétend lui-même honteusement plagié. — Bontempi embrasse sa cause, pour une raison inattendue : le Danois regrettait que de graves sottises ait été dites sur la musique grecque par un savant qui enseignait à Rome ; il lui semble que l’Italie est en train de trahir la tradition hellénique à laquelle elle doit sa propre illustration. Bontempi défend sa patrie : Kircher enseigne à Rome, mais il est allemand. Ce n’est pas des lèvres de professeurs italiens qu’il a pu entendre les âneries qu’il profère. — En fait, l’attaque va plus loin. Kircher est de ceux qui pensent que les Grecs chantaient à plusieurs voix. Il l’imagine d’autant plus volontiers qu’il traite de son sujet sub specie æternitatis : il y a une musique, et une seule ; une « musurgia antiquo-moderna ». C’est, dit Bontempi, qu’il ne sait pas le grec ; il s’instruit auprès d’auteurs de basse époque, et ignore la véritable source. Pour ce qui est de Kircher, Bontempi a peut-être tort. Mais la question qu’il pose en l’agressant est pour lui de première importance : il s'agit de savoir si la musique antique est toujours vivante. — Kircher a passé presque toute sa vie à Rome. Bontempi a pu l’entendre, du temps qu’il était lui-même élève de Mazzocchi. En tout cas, il l’a lu et le cite. Lui non plus, il ne dit rien du fameux fragment de Pindare.

LUCIEN DE SAMOSATE. — Cet écrivain syrien, de langue grecque, fort lu à la Renaissance, traduit en diverses langues, passe à la fois pour un modèle à cause de la pureté de sa langue et de son style, et pour un personnage peu recommandable, à cause de son scepticisme et de sa tendance à ridiculiser tout ce qui se croit respectable. C'est lui qui, crûment, contraint les déesses à se déshabiller.— C'est à lui que doit sa célébrité une figure très discrète dans la tradition, Mômos, latinisé en Momus. Le mot signifie "sarcasme". Personnifié, il figure dans le vieux poème d’Hésiode, la Théogonie ou la Naissance des dieux. Il y fait partie d’une interminable procession d’allégories. Puis on le perd de vue. Il reparaît, assez discrètement, grâce à Lucien, dans les Dialogues des dieux, où il représente assez bien certaine tendance de son auteur. Dix-sept siècles plus tard, il triomphe. On le retrouve, sous le nom de Mome, dans la Psyché de Molière et Corneille : « Je cherche à médire / Sur la terre et dans les Cieux. » Les contemporains de Voltaire lui donneront une énorme importance. Son rôle est en fait celui d’un bouffon, qui tourne en dérision tout ce que font les dieux infatués d’eux-mêmes. Il appartient à un genre insupportable, qui n’est ni la tragédie, ni la comédie, mais un fâcheux mélange des deux. Aussi est-il à sa place dans l’opéra vénitien. — On note que Bontempi n’a pas jugé bon de le mettre en scène dans son Paride. Il pratique, pour sa part, une stricte séparation entre le monde des dieux et celui des bouffons. Il a peut-être trop de respect pour la divinité. Ou plutôt, contrairement à nombre de ses contemporains, il connaît à fond les auteurs antiques, et méprise les inventions des modernes. Sa mythologie est celle d’Homère et d’Euripide. — Alors pourquoi s'est-il, au moins une fois, fié à Lucien de Samosate? Voir NUDITEZ.

MACHINES — Le livret du Paride nomme sans ambiguïté des objets qui ont pu donner lieu à fabrication de machines. Lorsque les déesses sont invitées à suivre Mercure pour aller à la rencontre de Pâris dans sa montagne, Pallas dit expressément : « Sur ce nuage lourd qui va s’envoler/Je mets le pied pour cet heureux voyage. » Lorsque Pâris aborde au rivage, près de Sparte, il dit à ses compagnons : « Qu’on ancre le navire ». C’est pour le décorateur une invitation à représenter, au fond de la scène, une carène, un mât, une voile. Il n’est peut-être pas besoin que l’engin soit praticable ; on peut se dispenser de montrer les matelots. Mais qui interdit le contraire ? Le célèbre Torelli, depuis longtemps au service de Louis XIV, est-il intervenu dans la conception ou la fabrication des décors et des machines ? Rien ne le prouve, ni qu’il ait jamais mis les pieds à Dresde. Mais il est bon de se rappeler que Bontempi avait déjà joué le rôle de décorateur dans mainte fête de plein air. Il s’y entendait sans doute fort bien à construire de ces architectures éphémères devant lesquelles défilaient des cortèges. Il avait consacré quelque temps, à l’époque où il habitait Venise, à étudier Vitruve. Et Vitruve réserve un long chapitre à la construction des théâtres. Il s’y intéresse en particulier aux questions d’acoustique et propose à son lecteur, pour cette raison, un petit cours de solfège. Un musicien a donc des raisons de le lire. — Deux ans après le Paride, Bontempi est nommé architecte de la Cour.

MAGDALENA SIBYLLE — Plusieurs princesses ont porté ce nom superbe, qui réunit ce qu’ont de plus vénérable à la fois et de plus inquiétant la tradition païenne et la tradition chrétienne : une redoutable devineresse et une femme folle de son corps, mais heureusement revenue de ses erreurs. Magdalena Sibylle, fille d’Albert, duc de Prusse, épousa Jean Georges Ier, le « Bacchus Saxon », qui lui fut toujours scrupuleusement fidèle. Sa sœur Marie épousa le margrave Christian de Bandebourg-Bayreuth. Elle en eut deux enfants : Erdmann August, qui mourut avant son père, et la seconde Magdalena Sibylle, qui est donc la nièce de la première. Cette Magdalena Sibylle épousa son cousin Jean Georges II, qui se trouvait donc marié à une femme dont les prénoms étaient les mêmes que ceux de sa propre mère. A cette femme il fut toujours scrupuleusement fidèle, tout en buvant autant que son père. Ils eurent deux enfants: Erdmuthe Sophie et le futur Jean Georges III. La seconde Magdalena Sibylle semble n’avoir pas manqué d’autorité. On prétend qu’elle a été, à Dresde, l’âme du parti antifrançais. Elle se méfiait par ailleurs des comédiennes. Elle a dû voir d’un assez mauvais œil le projet du Paride. — Le margrave Christian Ernest de Brandebourg-Bayreuth était son neveu, fils de son frère Erdmann August de Brandebourg-Bayreuth. Il épousa Erdmuthe Sophie, qui se trouvait donc être sa cousine germaine, et qu’on avait pensé marier à l’archiduc d’Autriche et futur empereur Léopold.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Albert, duc de Prusse. . . . . . . . . . . . . . .

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Christian de B. B. ===Marie. . . . . . . . .. Magdalena Sibylle (1)===Jean Georges I

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Erdmann August . . . ..Magdalena Sibylle (2).==== Jean-Georges II

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Christian Ernest de B. B . . ===. . Erdmuthe Sophie. . . Jean Georges III

MAÎTRE DE CHAPELLE. — "C'est aux compositeurs qu'il appartient de diriger les concerts en battant la mesure, car c'est leur rôle de faire sur les partitions tous les ajouts et tous les embellissements nécessaires [...] ; mais la fonction est souvent confiée à des gens qui ne sont pas compositeurs. Beaucoup d'entre eux, qui ont moins de science que les autres, oies parmi les cygnes, comptent sur la chance, ou sur le talent des chanteurs et des instrumentistes[...] La pensée que les auditeurs les prennent pour de grands compositeurs et d'excellents maîtres de chapelle leur fait perdre la raison. [...] La science dont ils se vantent consiste tout au plus à lever et à baisser la main, ce qu'ils font souvent à contresens." L'Historia musica n'est pas tendre pour les incompétents vaniteux. Bontempi cite l'adage : Nos quoque poma natamus. "Nous aussi nous sommes des pommes et nous nageons", disent aux pommes qui flottent sur l'eau les crottes d'âne qui flottent aussi, mais ne vont pas tarder à sombrer. L'adage se rencontre souvent dans les écrits de la Renaissance. Bontempi, ce catholique intransigeant, savait-il que Luther le citait volontiers ?

MAZARIN — Il quitte Rome à peu près au moment où la mort d’Urbain VIII met fin à la domination du clan Barberini. C’est à ce clan que jusque là il avait dû sa carrière. Installé à Paris, il travaille avec Richelieu, puis lui succède. Il poursuit son œuvre dans tous les domaines, particulièrement en politique étrangère : pour faire pièce à l’Empereur il subventionne largement les princes protestants d’Allemagne.Une de ses obsessions est d’amener les Français à aimer l’opéra italien. Il fait venir des chanteurs, organise des spectacles : une Finta Pazza, un Orfeo. Il se heurte à des résistances ; on trouve les spectacles trop longs ; on prétend supporter mal qu’ils soient chantés dans une langue étrangère. En général, on n’aime pas « le » Mazarin ; tout ce qu’il entreprend peut lui être reproché.Mazarin s’obstine. Il fait écrire à Cavalli.

MAZZOCCHI (Domenico) — Ils étaient deux frères, musiciens tous les deux, et appréciés. Domenico avait fait un opéra, La Catena d’Adone, qui connut à Rome le succès. On se rappelle encore aujourd’hui que, sur la partition, apparaissent les mots crescendo et decrescendo. Ce serait le premier exemple connu. On dirait que la musique se charge d’un nouveau rôle, qu’elle ne cherche plus à envoûter l’auditeur dans la perfection d’une harmonie perdurable, mais que, tout au contraire, elle le fait passer par les détours d’un chemin tout en contrastes : il ira de surprise en surprise, au gré de passions fluctuantes. Sans doute, quand on chante des madrigaux, on est naturellement conduit à faire varier l’intensité. Crescendo et decrescendo pourraient figurer sur nombre de partitions. Domenico Mazzocchi a songé à noter, explicitement, ce qui prenait du prix pour ses contemporains. Voir BURNEY.

MAZZOCCHI (Vergilio) —Bontempi lui doit de savoir la musique. Dans son Historia musica, il parle de lui avec reconnaissance. Et l’on peut supposer que certaine scène épisodique du Paride est un hommage au maître et à sa science du contrepoint. Il s’agit d’un trio pour voix égales, voix d’enfants, qui a pour thème le jeu de la Civetta. Mazzocchi avait écrit, lui, un quatuor. Bontempi n’a pas plagié le maître ; il s’est contenté de reprendre l’idée. Est-il le seul en ce temps-là  ? On se persuade facilement que la petite pièce était destinée aux élèves de l’école. Elle a pu avoir d’autres imitateurs. — L’Historia musica, en revanche, ne dit rien d’une tentative assez extraordinaire de Vergilio Mazzocchi : une pièce pour voix seule, sur un thème virgilien, avec des quarts de ton. Bontempi ne croit pas que les quarts de ton, qu’il sait, par expérience, très difficiles à chanter avec une parfaite justesse, soient à leur place dans une œuvre polyphonique. Or Mazzocchi prévoit une basse, donc des accords à réaliser, et il met des quarts de ton partout. Kircher publie cette pièce dans sa Musurgia universalis. La chose avait-elle échappé à Bontempi ?

MERCURE — L’église de Brufa est dédiée à saint Hermès. Ce personnage porte un nom curieux, pour un saint. Il est vrai qu’on trouve un Hermès dans l’entourage de saint Paul. Le prénom était, semble-t-il, assez commun. C’est malgré tout un nom de dieu païen. Les Latins en avaient fait Mercure. Sous ce nom ou sous l’autre, il a inventé la lyre, donc la musique ; il a fixé grâce à l’instrument les premiers intervalles, ceux que Pythagore devait analyser et lier à des nombres. C'était, dit-on, un homme, un mortel, mais après sa mort, en tant que bienfaiteur de l'humanité, il a été considéré comme un dieu. C'est au moins ce que pense Bontempi, qui lui ménage une belle place dans l’Historia musica et qui fait graver sur la page de titre une tortue ; c’est avec une carapace que le dieu a réalisé la première lyre. Homère a chanté l’événement. — Hermès est aussi le héros de toute une littérature bizarre, écrite en langue grecque, mais sur la terre d’Égypte. L'hermétisme vient de là. Les humanistes de Florence avaient pour ce Corpus Hermeticum le plus grand respect. Marsile Ficin en a traduit, en latin, le livre le plus respecté, celui qu’on appelle le Pimandre. Récit d’une vision qui conduit loin de ce bas monde à la contemplation des vérités célestes. N’est-ce pas Mercure qui conduit les déesses jusqu’à Pâris ? — Se serait-il réincarné en saint Hermès? La question ne se pose plus : aujourd’hui, l’Église romaine a mis en doute la solidité des écrits sur lesquelles repose l’hagiographie de ce saint. On pourrait croire qu’il n’existe plus. Et pourtant des églises lui sont toujours dédiées, à Fontenay-le-Marmion, à Ronse, à Brufa. Et dans son tombeau qu’ont dévasté les voleurs, Bontempi, malgré tout, dort sous sa protection.

MIMIQUE — Les maîtres de rhétorique, dans leur latin, parlaient d’actio. Un orateur doit savoir contrôler tous ses gestes, les adapter à son discours. Il lui faut aussi être maître de son visage, lui donner des expressions convenables. Pour le chanteur, le plus important est de savoir rester impassible. C’est l’enseignement que Bontempi a reçu de son maître Vergilio Mazzocchi. Il devait, comme ses camarades, consacrer une heure chaque jour aux exercices indispensables, « devant un miroir, pour s’habituer à ne pas bouger le front, les sourcils, la bouche de manière inconvenante. » Cette formation est destinée sans doute à des chanteurs qui se produiront dans les églises. Elle vise à la gravité. Mais la maîtrise qu’elle enseigne a plus d’une occasion de s’exercer. L’élève s’accoutume à ne rien montrer de ce qu’il éprouve, rien de ce qu’il pense. C’est fort utile, quand on a affaire à des puissants de ce monde, qui tiennent pour des esclaves tous ceux qui ne sont pas de leur rang. Un esclave a-t-il droit à un avis, à un sentiment  ? Un maître de chapelle n’est-il pas un domestique ? Il faut croire que l’art de ne rien exprimer s’est perdu avec le temps. Les voyageurs français en Italie prétendent que les castrats, sur la scène, faisaient des grimaces épouvantables. Voir RÔLES.

MONTEMELLINI (Niccolò) — La famille Montemellini est une des plus anciennes et des plus illustres de Pérouse. Le comte Niccolò a joué un rôle important dans la vie culturelle de la ville. Il a écrit nombre de poèmes, en particulier des textes pour des cantates qui étaient exécutées dans des églises, en relation avec des sermons, lors de la célébration de quelque saint patron. Il a pour ce faire collaboré avec divers musiciens (Bontempi ne semble pas avoir été du nombre). Ce catholique actif ne dédaignait pas les charmes de la mythologie, qui « fournit extrêmement à la poésie », comme disait Racine. Dans les deux sonnets qu’il compose pour mettre en tête de l’Historia musica, il n’hésite pas à nommer les Muses, Mercure, Pallas, Apollon, Orphée. Mais dans toutes ces figures il ne voit que des allégories. Il a fait élire Bontempi à l’Accademia degl’ Insensati ; il lui annonce dans une lettre cette bonne nouvelle, et lui dit tout le bien qu’il pense de lui, de sa voix « angélique », et surtout de son attachement à la vraie foi catholique, dont il rappelle quelques preuves : Bontempi, autrefois, à Dresde, avait été capable, en dépensant de fortes sommes, de racheter d’une main, pour les mettre en lieu sûr, des reliques menacées de destruction, et de l’autre, pour les jeter au feu, tous les exemplaires d’un vilain libelle contre les jésuites. — Une tradition persistante lui attribue l’invention des cartes de Noël. — Bontempi parle de lui en disant « mon patron ».

"NUDITEZ". — Pâris voit arriver les trois déesses, avec Mercure, qui lui dit ce qu’il doit faire. Chacune à son tour vante sa propre beauté, et fait miroiter une promesse : le pouvoir, la gloire, l’amour. Pâris ne veut pas se contenter de mots ; il lui faut voir. « Retirez vos habits ». Junon et Pallas protestent ; Vénus obéit ; les autres, alors, l’imitent. Il n’y a rien là que de banal. Des tableaux par dizaines, pour représenter la scène, disposent sur la toile, en diverses postures, trois déesses nues. Rubens n’a cessé d’y revenir ; Cranach l’avait devancé. Raphaël lui-même s’y était essayé ; son tableau est perdu, et nous ne le connaissons que par une gravure. Quelqu’un, parfois, s’offusquait. — Quand il publie le texte de son Andromède , tragédie à machines, avec musique, presque un opéra, Pierre Corneille écrit dans sa préface : « Les peintres, qui cherchent à faire paroistre leur Art dans les nuditez, ne manquent iamais à nous representer Andromède nuë au pied du rocher où elle est attachée, quoy qu’Ovide n’en parle point. Ils me pardonneront si ie ne les ay pas suiuis en cette inuention. » L’auteur des gravures qui ornent le volume a soin de respecter la volonté du poëte : c’est habillée de pied en cap que son Andromède, debout sur le bord de la mer, attend le monstre qui la doit dévorer. Rubens, peignant, lui aussi, Andromède, avait choisi l’autre parti. Il n’est pas le seul. — Corneille se moque du monde. Peut-on imaginer, en ce temps-là, une actrice nue sur la scène ? Son ironie ne s’exerce pourtant pas sans raisons. Elle parodie les graves disputes auxquelles donnent lieu les tragédies : à longueur de préface, on cite les historiens, on justifie les libertés qu’on a prises avec leur vérité. Or la mythologie est chose grave. On la suppose toujours proche de la réalité : les fables sont, pense-t-on, de l’histoire déformée. Il faut les analyser avec sérieux. C’est affaire de « sçavans ». Sur le jugement de Pâris, les sçavans sont loin de se mettre d’accord. Natale Conti, qui écrit en latin, sous le nom de Natalis Comes, déclare mystérieusement : «  Non vera, sed ficta [...] quæ de iudicio Paridis tradita sunt.. » . « Non pas vrai, mais inventé, ce qu’on rapporte du jugement de Pâris... ». Il faut aller à l’index, très détaillé, pour comprendre. « Deas nudas non vidit. » « Il n’a pas vu les déesses nues ». Son traducteur français propose : « Que ce qu’on dit de la sentence de Pâris ne soit pas vray, ains chose controuuee... » (entendez : « controuvée »). Mais il oublie la note de l’index. Est-il d’un autre avis que son auteur ? Longtemps avant, dans sa Genealogia deorum gentilium (Généalogie des dieux païens), un autre savant avait déclaré sans ambages que les déesses s’étaient adressées à Pâris « remotis vestibus », « ayant retiré leurs habits ». Ce savant, dont le livre a été imprimé dès 1472, et souvent réimprimé depuis, s’était-il souvenu que, dans sa jeunesse, il avait donné à lire, au milieu de son Décaméron, quelques contes assez lestes ? Il est devenu un auteur grave, n’use plus que d’un latin solennel. — Bontempi serait-il du parti de Boccace ? Il connaît les bons auteurs, anciens et modernes. Il a pu trouver chez les Latins une ou deux notations si rapides qu’on y prend à peine garde. Les poètes grecs, et singulièrement Euripide, qui a multiplié les évocations de la scène, n’ont pas l’air de croire que les voiles sont tombés. Nous savons d’ailleurs, aujourd’hui, ce dont Bontempi pouvait ne pas se douter : sur les vases grecs, on représente trois figures vêtues de longues tuniques ; à Pompéi, le robe jaune de la belle Andromède fait un contraste frappant avec le petit chiffon rouge que le beau Persée porte sur les épaules, et qui ne cache rien de son anatomie. Or quel est le garant que s’assure notre librettiste-compositeur ? Un certain Lucien de Samosate, écrivain apprécié pour la pureté de son style, et redouté pour l’impertinence de ses satires. Dans ses Dialogues des dieux comme dans ses Dialogues des morts, il semble n’avoir de respect pour rien. On le dit cynique, dans tous les sens du terme. C’est lui, semble-t-il, qui a le premier mis en scène un Pâris un peu rustre, dont la logique est imperturbable : « Si je dois juger de leur beauté, il faut que je les voie toutes nues. » On retrouve dans le livret italien plusieurs expressions du texte grec. Mais Bontempi est allé plus loin que son informateur. Dans Lucien, Pâris, un peu intimidé, disait à Hermès – c’est Mercure – qu’il souhaitait voir nues celles dont il devait juger la beauté, et c’est le dieu qui donnait aux trois belles l’ordre de se dévêtir. Dans le Paride, le héros a plus d’audace. L’ordre tombe directement de ses lèvres, sans intermédiaire. Quelle mouche a piqué Bontempi ? — Quelques années après lui, Antonio Cesti fait jouer à Vienne une Pomme d’or de sa composition. Francesco Sbarra, son librettiste, s’est bien gardé de faire référence à des tableaux. Pâris va voir les déesses chacune en son palais ; il a pour elle le plus grand respect. Et, à la fin, Jupiter intervient pour déclarer que la pomme doit revenir, non pas à sa femme, non pas à sa fille guerrière, non pas à sa fille amoureuse, mais à quelqu'un qui trône dans la salle, à la jeune Marguerite Thérèse d'Espagne : le spectacle est donné pour son mariage avec l'empereur d'Allemagne. Personne n’a suggéré à cette auguste personne qu’elle pourrait retirer sa robe de cérémonie. — Bontempi est un homme sérieux ; il ne joue pas, lui, avec la mythologie. Il lit, relit, s’informe, et se fait sa conviction : c’est Rubens qui est dans le vrai. Du coup, le voilà aux prises avec une contradiction insoluble : il lui faut dire que la vérité, la vérité historique, est conforme au récit de Lucien ; et il lui est impossible de faire voir, sur la scène, cette vérité. On ne montre pas de cantatrices dévêtues. D’ailleurs, on ne montre pas de cantatrices du tout. A Dresde on ne veut pas entendre parler de ces femmes par définition impudiques. C’est l’avis de la princesse Magdalena Sibylle, épouse du souverain. On ne sait pas comment Bontempi s’est tiré d’affaire. Une chose est certaine : le livret a été publié, en italien et en allemand. Tout le monde a pu apercevoir, au moins par écrit, ce qui ressemble fort à une provocation. Sur scène, on peut avoir coupé le passage ; on peut l’avoir chanté bravement, sans le jouer, en supposant que les Teutons ne s’apercevraient de rien. Le texte demeure. Et il est choquant. Il se passe pourtant une chose étrange. Ce texte impertinent, la musique le transforme. Une modulation rare accompagne l’extase soudaine du prince-berger. Frémissement de tout l’être devant ces beautés soudain dévoilées, soudain révélées. — Dans leur comedia La Pomme de la Discorde et l'enlèvement d'Hélène, Guillen de Castro et Antonio Mira de Amescua avaient fait entrer sur scène les déesses masquées ; sur la demande de Pâris, elles retiraient leur masque. Le jeu de scène était acceptable pour un public pudibond. Il ne provoquait pas chez leur juge le même mouvement d'enthousiasme.

ŒNONE — C’est une nymphe des montagnes. Elle a fait choix, par amour, du berger Pâris. Elle ne savait qu’il est prince, qu’on l’a éloigné de la ville parce qu’un méchant rêve avait inquiété sa mère. Elle voudrait vivre avec lui, aussi longtemps que cela sera possible. Mais les déesses surviennent ; Vénus promet Hélène. Pâris s’en va. A Œnone, il n’a pas dit pourquoi il part. Ovide raconte que, plus tard, debout sur la falaise au bord de la mer, elle a vu revenir le bateau ; elle a deviné sur le pont une forme de femme. Elle a enfin compris. Bontempi n’a pas laissé se perdre un si poignant jeu de scène. Ce n’est pas le décor qui le retient : il est architecte de théâtre ; il sait qu’il ne peut pas construire un rivage escarpé avec une vue sur le large. Il suffit que la belle abandonnée voie, de loin, passer les amants. Donc d’abord elle croise sur une route le messager qui va porter à Troie la nouvelle de l’arrivée d’Hélène, et qui lui dit la vérité. Puis c’est dans la ville même, près du palais royal, qu’elle aperçoit celui qu’elle aime au bras de celle qu’il aime. Alors commencera le lamento. La scène est ample ; on ne peut aujourd’hui s’empêcher de l’entendre comme un hommage à Monteverdi. Œnone est une autre Ariane. Le long récitatif entrecoupé de strophes précède immédiatement le finale. A la jubilation qui va animer tout un chœur, il oppose une solitude déchirante. N’est-ce pas le véritable dénouement de l’œuvre ? Bontempi a pris soin de construire, à l’écart de la ligne narrative qui mène Pâris à Hélène, une autre ligne. Œnone est le seul personnage qui établisse une relation serrée, relation de séduction ou de conflit, avec le monde de ces créatures souvent grotesques qui s’agitent en marge de l’action. Elle vient à peine d’apprendre à qui Pâris s’est donné, elle n’a pas eu le temps de pleurer autant qu’elle voudrait, et voilà que deux grossiers personnages se précipitent sur elle. Elle leur échappe. Les deux scélérats en question font partie d’une autre histoire, qui met en jeu plusieurs autres figures de comédie : un pédant, un ivrogne, un bègue. Une petite farce en marge du drame. Une petite farce bien construite, avec crise et dénouement. Œnone passe. Elle rencontre une autre figure de l’opéra vénitien ; comme elle a cru bon de se déguiser en homme, une charmante jeune fille lui fait les yeux doux. Cette intrigue-là tourne court. Le drame revient s’imposer. Mais pourquoi le chanteur qui se charge d’un rôle aussi écrasant doit-il aussi, au premier acte, incarner la bergère Eurilla ? — Et pourquoi Racine a-t-il donné le nom d'Œnone à la nourrice de Phèdre, qui n'a rien à voir ni avec Pâris ni avec les déesses ?

ORPHEE — Il n’a peut-être jamais existé. Tout ce que nous pouvons lire sous son nom appartient au domaine du faux. Il chantait ; il jouait de la lyre. « Et selon la coutume des Grecs, qui était de confondre l’Histoire avec les Fables, du son de cet instrument naquit aussi la fable d’Orphée, qui en jouant aurait fait venir à lui les pierres, les arbres et les bêtes sauvages, serait descendu aux Enfers et aurait obtenu de Proserpine qu’elle lui rende sa femme déjà morte. » Bontempi ne peut pas ne pas écrire cette phrase, dans son Historia musica. Il connaît sa mythologie, et qu’elle n’est rien qu’allégorie, manière de parler, jeu sur les mots. Mais d’où lui vient l’idée de présenter son propre héros comme un chanteur ? Pâris serait-il une réincarnation d’Orphée ? Quelques mots qu’il prononce rappellent mille discours antiques et semblent préfigurer l’Historia Musica : « Celui dont les sens ont été accordés /selon une mesure parfaite / par la musique qui est en l’homme, / apprécie et aime également / l’harmonie des sons. » Orphée connaît les secrets de l’univers ; il entend la musique que font les planètes. L’ordre du monde est régi par une musique transcendante. Mais une musique analogue règle, en chaque homme, le jeu des pensées et des passions. Orphée avait assez de séduction pour apprendre ces vérités même à des bêtes brutes.

OVIDE.— Il est partout. C'est lui qui a fait connaître la fable de Daphné. De cet épisode des Métamorphoses, Rinuccini a tiré un livret. Ce livret, Martin Opitz en a fait une adaptation allemande, que Schütz a mise en musique, que Bontempi, à son tour, avec la collaboration de Peranda, a quelque peu transformé, pour l'embellir d'airs et de récitatifs nouveaux. Dans les trois versions, le prologue met en scène Ovide lui-même, qui, du ciel où il trône, s'adresse aux spectateurs. — Ovide a également raconté l'histoire de Io, dont Bontempi a fait un opéra, sur un texte allemand qui est probablement de lui. Et surtout il s'est longuement intéressé à Pâris ; il a écrit la lettre que le prince envoie à Hélène, il a écrit la réponse de la belle ; il a même rédigé la plainte adressée par Œnone, l'amante abandonnée. Par une précaution assez féroce, dans le recueil des Héroïdes où figurent ces trois lettres, celle d'Œnone est rangée très loin des deux autres. On y trouve, très brève, à peine visible, une allusion à la nudité des déesses. — C'est à Ovide que Corneille se fie pour raconter l'histoire d'Andromède.

PARIDE — Bontempi a-t-il eu le droit de choisir lui-même son sujet ? Lui a-t-on imposé Pâris ? En tout cas, une fois la décision prise, – et peu importe par qui, – il s'acquitte très sérieusement de sa tâche de poète. En suivant les meilleurs auteurs de l'antiquité, il évoque tout le déroulement de l'histoire : aux noces de Thétis et de Pélée, la Discorde jette sur la table une pomme d'or, sur laquelle il est écrit : "A la plus belle". Trois déesses se précipitent. Soucieux de ne se brouiller avec aucune d'entre elles, – l'une est sa femme, les deux autres ses filles, – Jupiter désigne un arbitre en la personne de Pâris, prince troyen qui garde ses troupeaux dans la montagne. Et voilà un premier acte. Le second raconte le jugement de Pâris; chacune des rivales fait valoir son droit et promet divers cadeaux ; Vénus l'emporte : elle s'est engagée à procurer au prince l'amour de la plus belle des femmes, Hélène, reine de Sparte. Un troisième acte est consacré au départ du jeune homme et aux pleurs de la belle Œnone, qu'il disait aimer et qu'il abandonne sans pitié. La rencontre avec Hélène occupe le quatrième acte ; le coup de foudre est réciproque, immédiatement suivi d’un enlèvement. Au cinquième, les amants arrivent à Troie, où ils sont accueillis par le roi Priam et la reine Hécube. Dans les intervalles de cette histoire impeccablement déduite, et parfaitement conforme à la tradition la plus ancienne, Bontempi a introduit une foule d'épisodes, élégiaques ou bouffons, dans le goût de l'opéra vénitien. Il les a multipliés avec une prodigalité rare. On lui a reproché plus tard d'avoir construit une narration qui manquait d'unité.Voir EROTOPÆGNION.

PARTITION — Le succès du Paride semble avoir été plus que satisfaisant. Le compositeur a connu le bonheur, exceptionnel en son temps, de faire imprimer non seulement le livret de son œuvre, en italien et en allemand, mais aussi la partition. C’est l’éditeur Melchior Bergen qui s’en est chargé. Le grand Cavalli lui-même n'avait jamais eu cette chance, même lorsqu’il travaillait pour Louis XIV. Toutes les partitions de ses opéras sont restées manuscrites. Il en va de même pour Monteverdi. On peut légitimement supposer que la publication du Paride, texte et musique, faisait honneur au mécène. Le prestige de Jean Georges II en serait rehaussé. — Il faut noter que la page de titre n’est pas la même dans tous les exemplaires. Sur certains d’entre eux, on lit, en allemand, « Paris, ein Gedicht zur Musica » (Pâris, une poésie en musique) ; sur un autre, qui se trouve à Paris, à la Bibliothèque nationale, on lit  : « Der Schaeffer Paris », (Le berger Pâris). En allemand, faute d’accents circonflexes, la graphie « Paris » est équivoque. S’agit-il de la ville que les Italiens appellent « Parigi » ? du personnage qu’ils nomment « Paride » ? Certains Saxons s’y sont-ils trompés ? A-t-il fallu leur mettre les accents sur les a et les points sur les i ? — C’est à l’existence de cette partition, dont un exemplaire était conservée à la Bibliothèque Impériale de Vienne, que Bontempi doit de figurer dans l’Histoire de la musique de Charles Burney. Le mélomane anglais a donné à ses lecteurs deux fragments de l’opéra, pris tous les deux au début du premier acte. Il n’a pas éprouvé le besoin de faire savoir dans quelles conditions l’œuvre avait été jouée.

PÉROUSE. — Il fut un temps où Pérouse resplendissait. Raphaël était venu s’y instruire, auprès du grand Pietro Vanucci. Nous avons presque oublié ce nom-là ; nous disons : le Pérugin, comme s’il était à lui seul toute la ville.Ville florissante et remuante. Nobles familles en constante rivalité. Meurtres et vengeances. Immenses tours de guet, qui se narguent l’une l’autre. Pérouse dépend du pape, qui finit par intervenir. On abat les tours. On décapite quelques patriciens. On impose des taxes féroces. La ville se soulève. Paul III la mate. Une monstrueuse forteresse voit le jour, qui porte son nom : Rocca Paolina. Elle ne disparaîtra, enfin détruite, que trois siècles plus tard, avec les États de l’Église. — La ville ne s’endort pas tout de suite. Plusieurs académies s’y créent, y maintiennent une vie intellectuelle animée. Mais, peu à peu, elles s’éteignent. L’Accademia degl’Insensati avait accueilli Le Tasse et le chevalier Marin. Elle tombe en léthargie. Elle ne reprendra quelque vigueur qu’à la fin du XVIIe siècle, grâce en particulier aux efforts du comte Montemellini. — Un jeune homme doué, comme l'était Giovanni Andrea Angelini, s'il veut faire carrière, doit aller à Rome. Voir ROME

PYTHAGORE — Ce personnage mystérieux, visible ou non, inspire chaque page de l’Historia musica. Car c’est lui qui a fondé non la musique, mais l’intellection de la musique. Il a mis en correspondance les intervalles entre les notes de la gamme, donc entre les cordes de la lyre, avec des rapports arithmétiques simples. Il avait raison. Il ne pensait pas en termes de fréquences de vibrations, ce qui est à nos yeux la manière la plus simple, la plus directe, d’analyser le phénomène. Sans pouvoir s’en rendre compte, il posait de nouveaux problèmes, qui ne seraient pas vraiment résolus avant qu’on ne maîtrise le tempérament égal. Mais ce qu’il avait vu est incontestable. Il y a des nombres dans la musique. La musique est nombre. C’est pourquoi, pensait-il, elle se joue dans les étoiles. Les sphères où se meuvent les planètes correspondent aux notes de la gamme. Tout ce qui est du nombre, tout ce qui est de l’esprit, appartient au ciel. La terre est le lieu du flou, de l’imprécis, du confus. Il ne faut pas oublier que, pour Pythagore et ceux qui l’ont suivi dans l’enthousiasme, les nombres sont les nombres entiers. La diagonale du carré les inquiète, les scandalise : ils ne comprennent pas ce qu’est une racine carrée. Et le demi-ton, s’il doit être exactement la moitié du ton, les perturbe. Le clavecin bien tempéré suppose que les mathématiques aient fait de considérables progrès: il faut que l'on maîtrise et les nombres irrationnels et les logarithmes. — Pythagore, bien que mathématicien, ou parce que mathématicien, aboutit à une réelle mystique : il est en relation avec le monde d’en haut, comme il lui arrive de percevoir quelque chose de ses vies antérieures. Certains de ses disciples , – et ce, dès l’Antiquité, – ont lu la légende de Pâris et d’Hélène comme une initiation à la vie autre. Hélène est prisonnière de ce bas monde, de sa grossièreté, de son aveuglement. Pâris lui révèle la lumière, l’emmène vers des lieux où elle resplendira. Bontempi ne dit nulle part qu’il connaît cette allégorie. Mais il reproduit soigneusement le tableau de correspondance entre les planètes et les notes de la gamme. Les planètes ont depuis toujours des noms de dieux.

RELIQUES — Les Réformés tenaient le culte des reliques, – culte fort ancien : il remonte aux premiers temps du christianisme – pour une insupportable superstition, pour une idolâtrie de la matière, pour une branche de la sorcellerie : comment un bout d'os, fût-il authentique, pouvait-il protéger contre les maladies, ou même contre les tentations, ces entreprises du diable ? Aussi nombre d'entre eux mettaient-ils tout leur zèle à détruire ces objets, de la même manière qu'ils brisaient sans regrets les statues des saints, autre idolâtrie. Des témoignages difficiles à contester rapportent que Bontempi, installé en Saxe, pays protestant, rachetait à prix d'or les reliques menacées pour les mettre à l'abri de leurs adversaires. Il ne semble pas qu'on le lui ait reproché. Il devait savoir, sans aucun doute, qu'à l'intérieur même de l'Église catholique, à laquelle il appartenait, divers scandales, assez fréquents, avaient indigné les honnêtes gens. Les escrocs sévissaient. On fabriquait par charretées des fragments de la Sainte Croix; on vendait des bouts de ruban en prétendait qu'ils avaient appartenu à sainte Agnès. Peu lui importait. Il volait obstinément au secours de toutes ces petits objets. Les croyait-il tous authentiques ? Ou bien est-ce la chose sacrée qu'il respectait en eux, sacrée parce que des esprits frustes mais pieux avaient mis en eux leur confiance ? On peut aussi se persuader que, pour lui, tout ce qui venait d’un passé avait une immense valeur, surtout si sur ce legs des temps anciens pesait une menace.

RÔLES. — On a dénombré les personnages du Paride : trente-et-un. C’est énorme. Rarement un livret atteint ce chiffre. Il prend envie de le comparer à la liste des chanteurs de la chapelle princière. On a alors l’impression que Bontempi a voulu confier un bout de rôle à chacun de ses collaborateurs. On se tromperait. La partition donne toutes les précisions nécessaires : il y a trente-et-un rôles mais seulement onze exécutants, quatorze si l’on compte les trois enfants, qui n’interviennent que dans une scène, celle de la Civetta (seul l’un d’entre eux reparaîtra fugitivement, chargé d’incarner le dieu Amour). On pense alors : les chanteurs les plus brillants, les plus exigeants, ont voulu avoir la part la plus belle. Bartolomeo Sorlisi jouait Pâris ; on le voyait presque constamment sur scène. Domenico Melani était Vénus. Il avait là de quoi se faire valoir, mais sa participation s’arrêtait après le second des cinq actes. Allait-il se morfondre dans les coulisses ? Pourquoi ne pas lui donner aussi Hélène, puisqu’elle n’apparaît qu’à l’acte IV ? C’est ce qui a été décidé. Décision qui n’est pas sans gravité. On lit, dans le livret d’Orazio Persiani pour les Noces de Thétis et de Pélée, une formule bien étrange. Vénus est en train de circonvenir Pâris. Elle lui dit : « Je te donnerai pour amante/ Une jeune Grecque ». Elle oublie de dire le nom de cette jeune Grecque. Tout le monde a compris. Et personne n’y voit malice quand elle déclare, un peu plus loin : « Moi qui suis l’idole des hommes et des dieux, / Pour tes chères délices je m’offre moi-même. » Qu’est-ce à dire ? Vénus est-elle éprise du beau Pâris, comme elle l’a été du bel Anchise ? Hélène est-elle pour elle un prête-nom, une doublure ? Il est arrivé à Homère de le laisser entendre. On voit mal comment la chose peut se réaliser. Hélène reste elle-même ; c’est bien elle que Pâris prendra dans ses bras. Mais le théâtre crée d’étranges mirages. Lorsque le même comédien joue deux rôles différents, le spectateur fait semblant de n’avoir rien vu. In petto, in accuse le metteur en scène de pingrerie. Et pourtant, quelque chose a eu lieu. A Hollywood, un réalisateur a fait jouer Pénélope et Circé par la même actrice. Était-ce par manque de dollars ? — Quand on regarde le détail du livret, on a l’impression que Bontempi n’a pas toujours distribué les rôles au hasard. Sans doute les questions de voix ne sont-elles pas à négliger. On imagine mal un vénérable souverain chanté par un ténor léger. C’est donc la même basse qui chante d’abord Jupiter, roi des dieux, puis, à la fin, Priam, roi de Troie. Le rôle d’Œnone est lourd. Il commence à l’acte II et se prolonge jusqu’aux dernières scènes. On y ajoute celui d’une bergère qui ne paraît qu’au premier acte, comme s’il fallait permettre à l'artiste d’exercer sa voix avant les grandes scènes de lamentation qui l’attendent. N’y a-t-il pas pourtant autre chose ? A la fin de la pièce Œnone est en butte à deux agresseurs grotesques. Ces gentilshommes ont envoyé promener leur professeur de morale, et s’en sont allés le nez au vent. Ils aperçoivent la belle, seule dans la campagne. S’ils ne parviennent pas à la violer, comme ils en manifestent l’intention, c’est parce qu’ils ont une querelle de préséance. Pendant qu’ils se battent, Œnone s’enfuit. Pourquoi ces tristes personnages sont-ils joués par les chanteurs qui, bien avant, incarnaient Pallas et Junon ? Deux contre un. C’est le schéma du Jugement. C’est aussi celui de la Civetta. Voir DISCORDE.

ROME. — A l'époque où Giovanni Andrea Angelin est arrivé à Rome, la ville avait à supporter la tribu triomphante des Barberini. Grâce à leurs prodigalités, elle s’ornait de monuments nouveaux, et s’inondait de musique. Élu pape en 1623, Maffeo avait pris le nom d'Urbain VIII. Il souhaitait peut-être passer pour un modèle d'urbanité. Ou bien, sans connaître le mot, il rêvait d'urbanisme. Il dépensa sans compter pour embellir sa ville, pour lui conférer la splendeur qu'elle méritait. Quelques neveux qu'il avait, nommés cardinaux, l'aidèrent dans cette tâche. Dire : "Barberini", c'est évoquer un palais, une fontaine. C'est penser à une atmosphère de fêtes, à des chœurs, à des fanfares. L'opéra romain connaît alors un des grands moments de son histoire. — Dire : "Barberini", c'est aussi se rappeler que la terre ne bouge pas, qu'elle ne tourne pas autour du soleil et qu'il ne fait pas bon prétendre, comme Galilée, le contraire. Mais le petit Angelini, pouvait tout ignorer de cette affaire. Il était à l'école, il s'instruisait. Songeait-il déjà à partir pour Florence ? Voir FLORENCE.

SAINT EMILIEN — Bontempi a donné, dans son Historia musica, le texte de l’oratorio qu’il avait écrit en l’honneur de ce saint archevêque, dont le souvenir est pieusement conservé à Trevi. Trevi est tout proche de Pérouse. Les reliques du saint avaient été récemment découvertes. Le poème reprend les motifs les plus traditionnels. On se croirait dans la Légende dorée. Le saint triomphe aisément des pièges que lui tend un démon, dont on aimerait savoir quelle voix lui avait été donnée : une basse profonde ? un ténor suraigu ? Ce texte dévot est largement utilisé par ceux qui tiennent Bontempi pour un catholique extrêmement fervent, voire un peu fanatique. — La musique s’est perdue.

SCHÜTZ (Heinrich). — « Schütz » veut dire « archer ». On traduit donc, en latin, « Sagittarius », – i. e. celui qui lance des flèches ; c’est un nom qui resplendit dans le Zodiaque. Heinrich Schütz, dit « Sagittarius », est le compositeur auquel Dresde doit d’avoir été un haut lieu de la musique. A trente ans, après un séjour à Venise, il devient maître de chapelle du Prince Electeur de Saxe Jean Georges Ier, et ne quittera jamais son service. Sans doute parvient-il à voyager ; il retourne en Italie ; il passe quelque temps à la Cour de Danemark. Toujours il revient à Dresde. — Il tenait Bontempi en haute estime. Et c’est à lui que le jeune musicien a dédié son premier livre, un bref manuel pratique de composition à quatre voix. Dédicace en latin. « Domino et Amico meo ». « A mon seigneur et ami ». Enfin soulagé de nombreuses tâches, lorsque Jean Georges II a réorganisé la vie musicale à sa Cour, Schütz se consacre plus que jamais à la composition d’œuvres sacrées. Il écrit une Passion selon Saint Jean, une autre selon Saint Matthieu, une troisième, selon saint Luc ; un oratorio sur Les Sept dernières paroles du Christ ; un oratorio de Noël. Se souvient-il qu’il a autrefois mis en musique la Dafne de Martin Opitz ? A-t-il entendu ce que Bontempi a fait avec le même texte ? Il est alors à la veille de sa mort.

SINGSPIEL. — Nous connaissons le mot à cause de Mozart et de sa Flûte enchantée. Et nous pouvons ne pas savoir qu’aux noces de la princesse Erdmuthe Sophie on a joué, outre le Paride, un « singspiel » intitulé Sophia. L’auteur était un des poètes alors parmi les plus estimés : Sigmund von Birken, qui serait bientôt le président d’une illustre académie. En tant que résident temporaire à Bayreuth, donc d’une certaine manière sujet du margrave Christian Ernest de Brandebourg-Bayreuth, il avait des raisons de chercher à plaire à la fiancée de ce prince. Par ailleurs, il ne pouvait manquer d’admirer cette jeune fille, fort instruite et fort attentive aux bonnes lettres.

SORLISI (Bartolomeo).— C’est lui qui a chanté le rôle de Pâris. C’est sa voix qui a fait du prince-berger un nouvel Orphée. Ce n’est pas par là qu’il a connu la célébrité, mais par le scandale qu’a provoqué son mariage avec une aimable jeune fille. Les juges et théologiens ont dû donner un avis sur la légitimité de cette union, qui ne pouvait aucunement conduire à procréation. On a écrit là dessus nombre de tristes libelles. Tous s’accordent à reconnaître que le chanteur accomplissait impeccablement son devoir conjugal et que l’épouse était parfaitement satisfaite. Mais le mariage ne saurait avoir d’autre but que la perpétuation de l’espèce.

SOZIO SOTI. — Lorsqu’il atteint l’âge convenable, le petit Angelini est confié au père Sozio Soti, qui dirige la Vénérable Congrégation de l’Oratoire de Pérouse. On veut qu’il soit instruit dans les lettres, et qu’il puisse « se consacrer à la vie religieuse ». Cette dernière expression n’est pas claire. Giovanni Tommaso Angelini entend-il que son fils se fasse prêtre  ? Il n’était pas rare, en ce temps-là, que l’on force une vocation. Mais le sacerdoce n’est en principe pas compatible avec l’état de castrat, auquel l’enfant semble avoir été destiné. Il est vrai que le contrat n’en dit rien. Nous savons seulement qu’il fixe la pension à quarante écus par an. Giovanni Tomaso Angelini n’était donc pas dans la misère. C’est à peu près tout ce qu’on peut deviner dans la prose abondante du notaire. On note qu’il n’est pas question de musique.

THÉSÉE. – On ne sait pas pourquoi le Prince électeur, quand il a été question de marier son fils avec une princesse danoise, a souhaité avoir, une fois de plus, un opéra, mais n’en a pas confié la réalisation à Bontempi. Le Teseo (Thésée) qui a été joué le 27 janvier 1667, dans le nouveau théâtre, a pour librettiste un médecin florentin nommé Giovanni Andrea Moniglia, qui a beaucoup composé pour l’opéra et qu’appréciait fort la grande duchesse de Toscane. Le nom du coppositeur est inconnu. Quant à Moniglia, c'est un personnage. Entre autres entreprises restées fameuses, il a collaboré avec Cesti pour une Sémiramis, qui a été jouée à Vienne. Pour les noces du prince saxon, il a traité un sujet aussi inconvenant que celui du Paride : son Thésée fait les yeux doux à Ariane, mais en réalité il s’intéresse à la petite sœur, c’est-à-dire Phèdre. Une fois le Minotaure déconfit, il s’enfuit avec les deux demoiselles ; sa bienfaitrice, qui lui avait donné le fil, il l’abandonne sur une île, et il se met à faire des avances à Phèdre. Elle les repousse avec horreur. Heureusement, Bacchus s’en mêle ; il épouse Ariane, l’installe au Ciel, et Phèdre consent à suivre Thésée. Comme dans le Paride, il y a des scènes amusantes : le gardien du labyrinthe bégaie affreusement. Il lui arrive de s’écrier : « Ah ! Bo, bo, bo, bo, bordello ! » On note qu’il est bien intégré à l’intrigue ; non seulement il donne de bons conseils à Thésée qui va se perdre dans les dédales de la sinistre bâtisse, mais encore il seconde de toutes ses forces le général crétois, invention du librettiste, qui, amoureux d’Ariane, s’est mis à la poursuite de Thésée. — Le trait le plus frappant est peut-être la présence récurrente de jeux de mots sur « Sasso », qui est un rocher, un écueil, une île, mais qui ressemble bien un peu à des mots comme Saxe, en italien Sassonia. Avec une fréquence remarquable, dans cet opéra plein de dieux, on annonce en tous lieux que de Phèdre et de Thésée descendra une race bénie, à laquelle appartiendra le fiancé. Bontempi n’avait pas eu de ces attentions-là. — Lorsque, beaucoup plus tard, il publie ses livrets, Moniglia fait remarquer, à la fin du volume, que « les mots Destin, Déité, Idole, Puissances célestes et autres semblables sont utilisés dans toutes les compositions qui figurent dans le présent ouvrage en conformité avec l’usage des poètes : il s’agit de divertir plaisamment, et non de se perdre dans un délire dont pâtiraient les vérités catholiques. » Aujourd'hui, les réalisateurs de cinéma précisent qu'aucun animal n'a été maltraité.

THETIS — Le Paride commence par le festin des dieux, lors du mariage de Thétis et de Pélée. Le texte célèbre alors l'amour conjugal. Thétis est éprise de son bel époux, qui brûle, pour sa part, d'une flamme pure. C'est ce que proclame – ironique peut-être – la Discorde. Bontempi sait parfaitement que les choses ne sont pas si simples. Un auditeur qui connaîtrait toute l’histoire, pourrait remarquer un curieux adjectif : Thétis a été « rebelle » ; « la rebelle devient amoureuse. » Thétis est déesse, fille de Nérée, le Vieillard de la mer. Le fils qu'elle aura sera plus puissant que son père. C'est un oracle profond qui l'a dit ; Terre seule le tenait en mémoire ; Terre est l'aïeule de tous les êtres. D'un commun accord, les dieux inquiets ont décidé que l’on marierait Thétis la déesse à un mortel. On a choisi pour elle Pélée, qui fut l'un des Argonautes, bel homme, héros superbe. Mortel. N'est-ce pas pour elle une insulte ? Elle aura bientôt un époux sans forces, décrépit. Elle verra sa mort et, pire, celle de leur fils : Achille, plus puissant que son père, va se perdre dans l'ombre. Si Thétis avait donné un fils au roi des dieux, l'univers risquait de sombrer dans le désordre. Ce fils aurait-il été assez sage pour ne pas abuser de sa puissance ? — Bontempi sait tout cela. Il a lu les bons auteurs. Mais il met un bœuf sur sa langue. Pourquoi est-il sur ce sujet plus silencieux encore que lorsqu’il est question de la chute de Troie ou de Ménélas, le mari vilainement abandonné ? Il a peut-être pensé au livret d’Orazio Persiani, que Cavalli avait mis en musique : histoire d’une rencontre difficile ; mille obstacles séparent ceux que Jupiter a décidé d’unir. L’amour naît comme malgré eux, et ils éprouvent quelque peine à se l’avouer. Mais tout, pour finir, s’apaise dans le bonheur. On dirait un Marivaux peuplé de monstres. C’est la fin sereine de ce livret qui servira de point de départ pour le Paride. Jusqu’où irait-on s’il fallait prendre en compte toutes les tentacules du mythe ? On a dit que Bontempi avait construit un livret d’une grande confusion, surchargé d’épisodes inutiles. Il faut constater que, lorsqu’il raconte l’histoire de Pâris, il s’en tient à une ligne très nette, et ne s’encombre pas de détails. Les épisodes secondaires, où apparaissent des bergers et des grotesques, semblent se dérouler dans un autre espace.

VENISE — Bontempi arriva dans la ville de Venise à peu près au moment où disparaissait Monteverdi. On venait de donner Le Couronnement de Poppée. A Venise, l'opéra était florissant. Plusieurs théâtres lui étaient consacrés, et des compositeurs de grand talent rivalisaient d'invention. L'opéra vénitien est, par principe, étourdissant. On y aime les intrigues compliquées ; on y mélange les scènes tragiques et les bouffonneries ; on parsème le récitatif de petits airs, qu'on appelle tout simplement canzonette, qu’on accompagne de ritournelles et qu'il est facile de mémoriser. C'est une forme d'art qui attire un large public. Il faut croire que le service à la basilique ne prenait pas tout le temps du jeune chanteur. On sait qu'il menait, parallèlement, des études difficiles, qu'il s'est en particulier familiarisé alors avec l'architecture sous toutes ses formes. On a toutes les raison de croire qu'il ne s'est pas désintéressé de l'opéra. Giovanni Rovetta avait succédé à Monteverdi comme maître de chapelle à Saint Marc ; il ne dédaignait pas de composer pour la scène : sa musique religieuse ne doit pas faire oublier qu'il avait aussi écrit un Hercule en Lydie, c'est-à-dire une histoire d'Omphale, dont la musique s'est malheureusement perdue. Bontempi a chanté sous la direction de Rovetta. A-t-il connu personnellement le plus grand compositeur vénitien de cette époque, l'illustre Francesco Cavalli ? C’est probable : Cavalli avait fait partie, lui aussi, du chœur de la basilique ; et il continuait à y tenir l’orgue. Il serait maître de chapelle à la mort de Rovetta. Ira-t-on jusqu'à penser que Bontempi a pu lui servir de collaborateur, comme, dit-on, Cavalli lui-même avait mis à la main à certaines partitions de Monteverdi  ? Il n'y aurait aucune invraisemblance à cette hypothèse. Ce qui est certain, c'est que, dans sa pratique musicale, Bontempi ne se limitait pas au chant. Il a dû perfectionner son jeu sur les instruments, notamment le clavecin; approfondir sa connaissance de la théorie, et s'exercer à la composition. C'est ce que tend à prouver le changement qui s'est fait dans sa carrière au début des années cinquante : il entre au service du Prince Electeur de Saxe, et très tôt on lui confie la fonction de maître de chapelle ; il doit diriger un chœur et un orchestre; il doit aussi fournir de la musique pour toutes les circonstances. Il restera à Dresde près de trente ans. Voir DRESDE.