LE ROI COPHETUA ET LA MENDIANTE
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LA BELLE ROSEMONDE(*)
Le roi Henry, le second de ce nom,
Régnait sur ce pays.
En dépit de la reine, il aimait chèrement
Une dame jolie.
Sa beauté, sa grâce étaient nonpareils,
Sans rival, son visage.
Jamais en ce monde prince n’embrassa
Créature plus douce.
Celui qui voyait ses cheveux bouclés
Croyait voir des fils d’or,
Comme des perles d’orient, ses yeux brillaient
D’un rayon de paradis.
Le sang à ses joues de cristal
Donnait une couleur,
Comme si roses et lys luttaient
A qui l’emporterait.
Oui, Rosemonde, belle Rosemonde,
Tel était son nom ;
Et dame Eléonore, notre reine,
La haïssait à mort.
C’est pourquoi le roi, pour la défendre
Contre la fureur de la reine,
Fit construire à Woodstock un manoir
Comme on n’en avait jamais vu.
Ce manoir, il le fit construire
De pierre et de bois dur ;
A ce manoir donnaient accès
Cent cinquante portes.
Tout était si bien agencé,
Avec des détours si subtils,
Que personne, sans le secret du fil,
Ne pouvait entrer ni sortir.
Pour l’amour de sa dame et maîtresse
Qui était si belle et si douce
Il confia la garde du manoir
A un chevalier de grande vaillance.
Mais Fortune qui souventes fois
Fait grise mine à qui elle a souri,
Se prit à décevoir la joie de la dame
Et la félicité du roi.
Il advint que le fils du roi,
Couronné pourtant par son père,
Comme un ingrat lui fit la guerre
Dans le royaume de France.
Avant que notre gentil roi
Quitte la terre d’Angleterre,
De Rosemonde, sa belle dame,
Il prit congé en lui disant :
« Ma Rosemonde, ma rose unique,
Qui plus que tout plais à mes yeux,
Fleur plus belle que nulle fleur,
Par qui à tout instant je rêve,
Fleur de ce cœur passionné,
Fleur dont la douceur est suprême,
Ma Rose royale, mille fois
Je te dis : Adieu, vis en joie.
Il me faut quitter ma belle rose,
Ma si douce rose, un instant,
Passer la mer, aller en France,
Combattre de trop fiers rebelles.
Et cependant, ma Rose, sois-en sûre,
Je reviendrai bientôt
Et dans mon cœur, quand je serai là-bas,
Je garderai au fond de moi ma Rose. »
Quand Rosemonde, la belle dame,
Entendit ces mots du roi,
Le chagrin de son cœur navré
Apparut dans son regard.
De ses clairs yeux de cristal
Les larmes soudain jaillirent
Comme une rosée de perles d’argent ;
Elles coulaient sur son visage.
Ses lèvres de rouge corail
Perdirent éclat et couleur,
Le chagrin l’envahissait,
Ses esprits n’avaient plus de force.
Elle tomba en pâmoison
Sous les yeux du roi Henry,
Longtemps de son bras royal
Il serra contre lui son corps.
Vingt fois, les yeux pleins de larmes,
Il baisa sa tendre joue
Jusqu’à ce qu’il fasse revivre
Ses sens, leur douceur et leur charme.
« Pourquoi ma Rose souffre-t-elle,
Ma douce Rose ? » disait-il.
« Parce que les guerres sanglantes, »
Disait-elle, « de vous m’éloignent.
Mais s’il faut que Votre Grâce
Contre son ennemi cruel
Mette sa vie et son corps en péril,
Dois-je pour autant rester loin ?
Laissez-moi plutôt, comme un page,
Porter votre épée, votre écu,
Et que tombe sur ma poitrine
Le coup qui devait vous frapper.
La nuit, dans la tente royale,
Laissez-moi préparer votre lit,
Rafraîchir dans un bain Votre Grâce
Quand vous reviendrez du combat.
Pourvu que j’aie votre présence,
Aucune tâche ne m’effraie ;
Si vous me manquez, ma vie n’est que mort ;
Oui, je préférerais la mort. »
« Résigne-toi, mon cher amour,
Tu seras en paix dans cette île,
Dans la douce et plaisante Angleterre.
Le voyage n’est pas pour toi.
Les dames n’aiment pas la guerre sanglante ;
Leur sexe se plaît à la paix,
Non pas aux rudes camps, mais aux plaisants manoirs,
Aux fêtes dans la joie, non aux combats cruels.
Ma Rose va rester ici en sûreté,
Passant les jours au milieu des musiques,
Moi, au milieu des lances aiguës,
J’irai pourchasser l’ennemi.
Ma Rose va briller, toute or et perles,
Pendant que je porterai le harnois,
Mon amour ici va danser la gaillarde,
Pendant qu’avec l’ennemi je me battrai.
Et vous, sire Thomas, en qui je me fie,
Pour protéger mon doux amour,
Prenez soin de ma belle Rose
Pendant que je serai parti. »
Alors il poussa un soupir
Comme si son cœur allait se briser ;
Rosemonde, dans sa tristesse,
Ne pouvait prononcer un mot.
C’est à bon droit que la séparation
Leur avait navré le cœur :
La belle Rosemonde après ce jour
Ne revit plus jamais le roi.
Quand Sa Grâce eut passé la mer
Et fut entrée en France,
La reine Eléonore, le cœur jaloux,
S’en vint à Woodstock.
Elle fit appeler le chevalier fidèle
(Ce fut en un temps de malheur !) ;
En s’aidant du fil qu’il avait
Il sortit du fameux manoir.
Et quand il fut couvert de blessures,
La reine prit le fil et marcha
Jusqu’au lieu comme un ange
La belle Rosemonde avait son séjour.
La reine fixa le regard
Sur la beauté de ce visage ;
Dans son cœur elle fut éblouie
De cette grâce suprême.
« Retire ces robes », dit-elle,
« Qui sont riches et coûtent cher.
Bois ce breuvage mortel
Que j’ai apporté pour toi. »
A cet instant, la douce Rosemonde
Se laissa tomber à genoux
Et demanda pardon à la reine
De l’avoir si longtemps offensée.
« Ayez pitié de ma jeunesse, »
Pleurait la belle Rosemonde.
« Ne m’obligez pas à mourir
Par la violence du poison.
Je renonce à ma vie de péché ;
Je m’enfermerai dans un cloître ;
Ou qu’on m’exile, s’il vous plaît,
Et que j’erre de par le monde.
Pour la faute que j’ai commise,
Bien que j’y aie été contrainte,
Sans prendre ma vie punissez-moi
Selon qu’il vous semblera juste. »
Ce disant, elle tordait
Ses mains blanches comme des lys,
Et sur son visage charmant
Roulait plus d’une larme.
Mais rien ne pouvait apaiser
La reine dans sa fureur.
Elle tendit à la trop belle dame,
Pendant qu’elle était à genoux,
La coupe pleine de poison.
Celle qui était à genoux,
Se releva tout debout,
Prit la coupe dans sa main ;
Et, levant les yeux au ciel,
Implorant la pitié divine,
Elle but le poison violent,
Elle en perdit la vie.
Et quand la mort à travers tous ses membres
Eut exercé son ravage,
Sa pire ennemie dut reconnaître
Que c’était une femme vaillante.
Elle fit enterrer le corps,
Quand la vie s’en fut retirée,
A Godstove, non loin d’Oxford,
Comme on peut le voir encore aujourd’hui.
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LE ROI COPHETUA ET LA MENDIANTE(*)
J’ai lu qu’autrefois en Afrique
Régnait un noble prince
Qui s’appelait Cophetua,
S’il faut en croire les poètes.
Il refusait la loi de nature
(Je suis certain qu’il avait tort)
Car il n’aimait pas les femmes
Et toutes il les méprisait.
Un beau jour, pourtant, il advint
Qu’en regardant par la fenêtre
Il vit une mendiante toute en gris
Qui lui causa peines de cœur.
Le petit dieu aveugle, avec son arc,
L’aperçut du haut du ciel ;
Il prit une flèche et visa
Juste à l’endroit qu’il fallait.
Il le transperça au vif,
Et, quand il sentit la flèche
S’enfoncer dans son tendre cœur,
Il parut près de mourir.
Il dit : « Que m’arrive-t-il ?
Me voilà sujet d’Amour,
Moi qui n’en ai jamais voulu,
Qui toujours l’ai défié ! »
Il partit de la fenêtre ;
Il se coucha sur son lit.
Mille soucis, comme une foule,
Vinrent envahir son cœur.
Et le voici qui supplie,
Qui cherche par quel moyen
Se libérer de son désir,
Mais sans épouser la mendiante.
Or Cupidon l’a pris au piège
Et la mendiante doit songer
A le guérir de son souci,
Sinon il irait à la mort.
Il était là à rêver,
A songer comment il pourrait
Avoir enfin pour compagne
Celle qui l’a ébloui.
Il dit : « Ma vie est toute en toi ;
Sans doute aucun, tu seras mienne ;
Ou ma main, avec ce couteau,
Donnera aux dieux ce qu’ils veulent. »
Il se leva en hâte de son lit,
Alla aux portes du palais.
La mendiante ne comprit rien
Quand elle aperçut le roi.
« Les dieux protègent Votre Grâce ! »
Criaient tous les mendiants.
« Faites-nous la charité,
Que nos enfants aient à manger. »
Le roi leur jeta sa bourse ;
En grand hâte ils la partagèrent ;
La sotte fille fut la dernière
A se jeter sur la provende.
Le roi la fit venir à lui ;
Il lui donna sa propre chaîne,
Et dit : « Nous serons ensemble,
Jusqu’au jour où nous mourrons.
Car, » dit-il, « tu seras ma femme,
Honorée comme une reine.
J’ai dessein de vivre avec toi,
Comme on le verra d’ici peu.
On va célébrer notre noce,
Tout sera selon l’ordonnance.
Viens, » dit-il, « viens et suis-moi.
Il faut que tu te mettes propre.
Quel est ton nom, » dit-il, « la belle fille ? »
« Penelophon, ô roi ! » dit-elle.
Elle fit une révérence,
Assez adroite, par ma foi.
Main dans la main, ils s’en allèrent
Jusqu’au palais du roi.
Non sans paroles fort courtoises,
Le roi embrassa la mendiante.
La mendiante devint écarlate,
Puis pâle comme le plomb.
Mais elle ne dit pas un mot,
Tant elle était ébahie.
Enfin d’une voix tremblante
Elle dit : « O roi, je suis heureuse
Que tu aies bien voulu me choisir ;
Je suis de si basse origine. »
Et quand vint le jour de la noce,
Le roi donna l’ordre absolu,
Aux gentilshommes de venir
Former la suite de la reine.
Qui la voyait, ce jour-là, disait :
« Jamais elle n’a vécu dans la rue ! »
Elle avait oublié la robe grise
Qu’elle portait quelques jours plus tôt.
Le vieux proverbe est toujours vrai :
Le prêtre en commençant sa messe
Oublie qu’il a été clergeon.
Il ne sait plus ce que c’était.
Voilà, lisez : Cophetua,
Après avoir longtemps musé,
Fut contraint par l’enfant aveugle
D’épouser une mendiante.
Il méprisait les regards des amants ;
Il fut heureux d’en faire autant.
Sinon il se serait tué,
Comme nous lisons dans l’histoire.
Assez de dédains, belle dame !
Prends en pitié ton serviteur
De peur que, cette année, Fortune
Ne te malmène comme ce roi.
Ils vécurent paisiblement
Tout au long de leur règne.
Ceux qui écrivent nous apprennent
Qu’on les mit en même tombeau.
Les seigneurs eurent de la peine ;
Les dames eurent du chagrin ;
Le peuple pleura piteusement.
Leur mort fut pour tous un malheur.
Leur renommée se répandit ;
Elle alla jusqu’au ciel étoilé,
Et s’envola par tout le monde,
Dans les domaines de tous les princes.
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La cité de Troie pendant dix années
S’opposa vaillamment aux Grecs ;
Mais l’ennemi devint si fort
Qu’on ne pouvait plus tenir bon.
Les murs sont détruits, qui étaient si forts ;
Le blé pousse où se dressait Troie.
Æneas, prince errant de Troie,
Chercha longtemps où s’établir ;
Il arriva enfin heureusement
Sous les puissants remparts de Carthage.
Et la reine Didon, d’une fête splendide,
Régala son hôte vagabond.
Comme ils festoyaient dans la salle,
La reine, curieuse d’aventures,
Dit : « Cher Troyen, raconte-moi
Le malheureux destin de ta cité,
Sa triste fortune et les méchants hasards
Que tu as connus, pauvre prince errant. »
Alors le gentil chevalier,
Comme il savait le faire, en phrases mesurées,
Lui récita de ces dix ans,
De cette triste guerre un conte si vrai
Avec des mots si doux, des soupirs si profonds,
Que souvent il les faisait tous pleurer.
Puis il poussa mille soupirs,
Et chaque soupir amenait des larmes.
Autour de lui, tout ruisselait.
On aurait dit qu’il revoyait ces guerres,
La reine eut pitié et lui dit :
« Cesse, je te prie, noble prince ».
Puis vint la ténébreuse nuit ;
Les claires étoiles jonchaient le ciel ;
Il avait fini son triste conte ;
Chacun s’était allé coucher.
Et tous goûtaient un doux repos,
Sauf le cœur enflammé de Didon.
La pauvre femme ne dormait pas ;
Mais, toute seule dans sa chambre,
Comme une malheureuse elle pleurait
Et disait aux murs sa complainte ;
Elle était condamnée à toujours désirer
Ce qu’elle ne pouvait obtenir.
Elle passa la nuit à se plaindre ;
Les claires étoiles s’enfuirent du ciel.
Et Phébus avec sa brillante lumière
Apparut, rouge, à travers le brouillard.
On lui apporta alors la nouvelle
Que les vaisseaux troyens étaient partis.
La reine d’un couteau sanglant
Arma son cœur plus dur que pierre (*)
Mais, regrettant de perdre la vie,
Elle se plaignit très piteusement.
Elle se roulait sur son lit de douleurs,
En soupirant, en sanglotant :
« O malheureuse Didon, dit-elle,
Je vois s’approcher ta fin,
Car il a fui loin de toi,
Celui que tu aimais et chérissais.
Quoi ? est-il parti, a-t-il disparu ?
O mon cœur, songe à mourir.
La raison te dit de te résigner,
De ne pas laisser ta main te frapper ;
Mais la passion veut que tu n’aies pas peur :
Elle te lie au joug de Cupidon.
Viens, Mort ! » dit-elle, « et finis mon tourment. »
Ce disant elle se perça le cœur.
Et quand la Mort eut percé le cœur tendre
De Didon, reine de Carthage,
Dont le couteau sanglant avait mis fin
Aux tourments que lui donnait son chagrin,
Æneas avait pris la mer,
Lui qui était cause de sa peine.
On lui fit de belles funérailles ;
Tout se termina dans le deuil.
Son beau corps fut mis en terre
Où il se corrompit en peu de temps.
Les larmes de sa sœur arrosèrent sa tombe ;
Ses sujets en pleurant montrèrent qu’ils l’aimaient.
Æneas alors était en Grèce,
Dans une île où il fit long séjour.
La sœur de Didon promptement
Lui écrivit pour lui faire honte.
En discours amers à entendre,
Elle lui dit qu’il était méchant.
« Tu es un cœur faux, » lui disait-elle,
« Traîtreusement tu as séduit
Par tes feintes un faible cœur
Qui t’avait si bien accueilli,
Ma chère sœur, la joie de Carthage,
Que sa folie a fait tant souffrir.
Et pourtant sur son lit de mort
Elle priait pour ton bonheur,
Demandait à Dieu qu’il te donne
Chaque jour meilleure fortune.
A cause de toi je perds une amie ;
Qu’avant le temps le Ciel t’envoie la mort. »
Il lut ces lignes d’amertume,
Il les relut, il les pesa.
Son courage l’abandonna.
Alors parut Didon la reine,
Fantôme pâle et menaçant.
Et le vaillant guerrier trembla.
« Æneas, » dit l’affreux fantôme,
« Tu fis ma joie quand je vivais ;
Je t’ai aimé plus que nul autre.
Je t’ai abandonné ma volonté
Et mon désir t’a accueilli ;
Mais, ingrat, tu m’as offensée.
Dispose ton âme légère
A me suivre dans le brouillard ;
La douleur t’y fera hurler.
Pour moi, tu n’a pas eu d’égard.
Ne tarde pas ; l’horloge sonne ;
Ton jour vient, et ta vie s’achève. »
« Attends un instant, ombre douce,
Sois moins pressée ; n’emporte pas
Mon âme dans la nuit sans fin
Où je ne verrai plus le jour.
Aie l’air moins sombre ; ton regard,
Lourd de courroux, glace mon âme.
Mais malheur à moi ! tout est vain,
Sans force, mon cri de détresse.
On ne fait pas revenir le passé ;
Seule ma mort t’apaisera.
Donne-moi le temps de faire la paix
Avec certains de mes plus chers amis.
Mais je vois que tu t’obstines ;
Tu ne veux pas avoir pitié,
C’est parce que je suis parti
Sans m’acquitter de ce que je devais.
Il faut que je me satisfasse
Du sort que tu m’as réservé. »
Semblable à un homme en délire,
Le triste prince vit danser
Devant lui d’horribles démons.
Aucun secours n’était possible.
Ils s’emparèrent de son corps
Et nul ne sait quand il est mort.
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1.
Homère a chanté les exploits d’Hector
Et le sac de Troie la grande,
Les malheurs causés par Hélène
Qui fit le bonheur de Pâris ;
Je veux que ma plume proclame
Les exploits de Saint George, chevalier anglais.
2.
Il avait longuement combattu
Les Sarrasins, terribles adversaires ;
Il avait triomphé de maint géant
Là-bas pour l’honneur du monde chrétien ;
Après de nombreuses aventures,
Il arriva pour finir en Egypte.
3.
Or, nous dit clairement l’histoire,
Dans cette contrée avait pris quartier
Un dragon cruel et terrible
Qui causait bien du mal aux gens.
Chaque jour son haleine empestée
En faisait mourir plus d’un dans la ville.
4.
La détresse était si profonde
D’un bout à l’autre du pays
Qu’on invita les maîtres de sagesse
A faire montre de leur art.
Comment détruire l’ennemi
Qui faisait tant de mal dans le pays ?
5.
Devant le roi les maîtres de sagesse
Firent à l’instant cette réponse :
Rien de ce qu’ils inventeraient
Ne mettrait le dragon à mort.
Sa peau plus dure que le bronze,
Ni épée, ni épieu ne pouvait la percer.
6.
Quand les gens du pays eurent compris,
Ils crièrent piteusement ;
Le souffle du dragon empoisonnait leur sang ;
Chaque jour ils mouraient par milliers ;
La contagion se répandait ;
On pouvait à peine enterrer les morts.
7.
A ce qu’on leur disait, rien ne pouvait
Apaiser la rage du dragon,
Sauf à lui donner une vierge pure
Dont le sang calmerait sa fureur ;
Et chaque jour il mangeait une fille
Pour assouvir sa formidable faim.
8.
Telle était l’idée des maîtres de sagesse
Qu’il fallait mettre en œuvre exactement.
C’est pourquoi partout dans la ville
Un ordre exprès du roi faisait prendre
Sans cesse une vierge de noble naissance
Pour servir aux désirs du dragon.
9.
Ainsi le dragon tous les jours
Cueillait avant le temps la fleur de quelque vierge ;
Il eut bientôt mis toutes les filles à mal.
Il n’en restait plus à manger.
Si l’on excepte la fille du roi,
Unique joie du cœur de son père.
10.
Les sénéchaux apportèrent au roi
Cette nouvelle terrifiante
Qui de douleur navra son cœur.
« Elle ! » dit-il, « mon héritière !
Plutôt nous empoisonner tous
Que de faire mourir cette enfant qui m’est chère. »
11.
Le peuple alors se souleva ;
En fureur, il vint dire au roi
Que sa fille devait mourir
Pour les préserver du dragon.
« Toutes nos filles », disaient-ils,
« Ont été la proie du dragon.
12.
Leur sang a fait notre salut ;
C’est lui qui t’a sauvé la vie.
Maintenant il est légitime
Que ta fille meure pour nous. »
« Sauvez ma fille », dit le roi,
« Que le dragon s’en prenne à MOI ! »
13.
La belle Sabra se mit à genoux
Et dit à son père : « Mon père,
Ne vous mettez pas en peine de moi.
Abandonnez-moi au dragon.
C’est peut-être à cause de moi
Que ce fléau fait souffrir le royaume.
14.
Il vaut mieux que je meure, » dit-elle,
« Plutôt que tous vos sujets.
Ce dragon est peut-être envoyé
Pour me punir de mes péchés,
Et quand il aura bu mon sang,
Votre pays n’aura plus à souffrir. »
15.
« Qu’as-tu fait, ma chère fille,
Pour mériter pareil fléau ? »
« C’est de ma faute que les dieux
Veulent purifier ce pays.
Je dois mourir pour que cesse le trouble
Et pour que ta vie soit heureuse. »
16.
Comme des fous, ils criaient tous :
« Sa mort ne peut nous faire aucun bien.
Il suffit pour notre salut
Que le dragon en fasse sa pâture. »
« Me voici, je viens, » leur dit-elle,
Faites de moi ce que bon vous semble. »,
17.
« Attends, chère fille, » dit la reine,
Puisque tu es une vierge pure
Dont la vertu de tous est connue,
Je veux t’habiller tout en blanc,
Te couronner la tête de fleurs,
Parure qui convient aux vierges. »
18.
Et quand elle fut habillée
Selon le dessein de la reine,
Du poteau elle s’approcha ;
On y lia son tendre corps.
Captive attachée au poteau,
Elle leur dit à tous adieu.
19.
« Adieu, mon cher père, » dit-elle,
« Ma bonne, douce et tendre mère,
Ne vous lamentez pas sur moi.
Car vous aurez d’autres enfants.
Puisque je meurs pour le bien du pays,
C’est très volontiers que je meurs. »
20.
Le roi et la reine et toute leur suite
S’en allèrent tous en pleurs.
Ils laissèrent là leur fille
Pour que s’en empare le dragon.
Mais alors qu’en pleurant elle attendait,
Voici venir Saint George à cheval.
21.
Voyant cette belle dame
Sauvagement liée à un poteau,
Comme il convient à un preux chevalier,
Il s’en alla droit à elle et lui dit :
« Faites-moi savoir, douce demoiselle,
Quel méchant vous tourmente ainsi.
22.
Je jure par la croix du Christ
Dont l’image est sur ma poitrine,
Que je le lui ferai payer.
Il se heurtera à ma lance. »
Pendant qu’il disait ces paroles,
Le dragon apparut sortant du bois.
23.
Ce fut la dame qui la première
Vit approcher l’horrible dragon.
Elle se mit à pousser de grands cris
Elle voulait que Saint George s’éloigne.
« Voici venir le cruel ennemi »,
Dit-elle, qui bientôt me fera mourir. »
24.
Saint George alors autour de lui
Regarda, vit le dragon tout de feu,
Et, comme un vaillant chevalier,
Il fonça sur lui au galop.
Il lui assena de tels coups
Qu’il l’abattit aux pieds de son cheval.
25.
Et lorsqu’il le vit devant lui
Gueule ouverte, il lui enfonça
Jusqu’au gosier sa forte lance.
Il ne pouvait le blesser que par là.
C’est ainsi que, sous les yeux de la dame,
Il tua d’un coup le puissant dragon.
26.
Le souffle empoisonné ne pouvait pas
Nuire au chevalier, car il était saint.
Il sauva donc la dame de la mort
Et la reconduisit, la tenant par le bras.
Quand le roi Ptolémée les vit,
Il eut grande joie et grande liesse.
27.
Quand le champion plein de vaillance
Eut tué le dragon dans la plaine,
A la cour il ramena la belle dame,
Ce qui donna grand joie à tous les cœurs.
A la cour d’Egypte il resta ;
Mais bientôt il fut laidement trahi.
28.
La dame aimait de tout son cœur le chevalier ;
Elle était pour lui sa seule joie.
Mais quand leur amour apparut au jour,
Il fut pour eux cause d’un grand malheur.
Le roi du Maroc était à la cour ;
Il allait souvent dans le verger,
29.
Pour y respirer la douce brise
Et se promener à son plaisir.
Sous un mur souvent il entendait
Saint George parler avec Sabra.
Il dénonça leur amour au roi,
Ce qui nuisit fort à Saint George .
30.
Les deux rois ensemble réfléchirent
Au moyen de se défaire du chrétien.
Ils l’envoyèrent droit en Perse
Avec des lettres de teneur étrange.
Ils disaient au Sophi de le tuer,
De répandre son sang par traîtrise.
31.
Voilà comment ils lui rendaient
Pour un bien un mal pernicieux.
Par leur vilenie ils pensaient
Le faire mettre à mort cruellement.
Pour lui, en traversant la Perse,
Avec zèle il brisait les idoles.
32.
Et c’est pourquoi on le jeta
Dans un cachot profond et sombre,
Et là, pensant à ses malheurs,
Il se plaignait amèrement,
Mais comme un vaillant chevalier
Il creusa pour s’enfuir un souterrain.
33.
Une nuit, ce brave champion
Tua trois gardes du roi de Perse
Et pourtant il avait beaucoup jeûné.
Là-dessus il prit sa volée
Sur le meilleur cheval du Sophi
Qui enragea quand il l’apprit.
34.
Il s’enfuit vers la terre chrétienne,
Mais en chemin rencontra un géant
Contre qui il se combattit
Vaillamment tout un jour d’été,
Et qui, malgré sa massue d’acier
Sentit l’aiguillon de la mort.
35.
Passant la mer avec une armée
De rudes soldats, il revint,
Se jurant d’exercer sa vengeance
Sur le pays des païens. Et bientôt,
Avant que trois ans soient écoulés
Il avait tout mené à bonne fin.
36.
Il n’épargna que le pays d’Egypte,
Par égard pour la belle Sabra ;
Avant de s’adresser à elle,
Il avait en vue une épreuve.
Entre-temps le roi, vaincu sur le terrain,
Se soumit promptement à Saint George.
37.
Sans attendre, il tua le roi du Maroc
Et fit de Sabra sa femme.
Mais avant de vivre avec elle,
Il voulait la mettre à l’épreuve.
Elle voyageait dans ses bagages,
Mais elle était toujours tout à fait vierge.
38.
Le brave Saint George amenait
Droit en Angleterre l’aimable dame.
Un eunuque les accompagnait
Qui prenait soin de la belle.
Sans escorte, tous trois, il quittèrent l’Egypte.
Voyez combien Saint George est preux.
39.
Ils étaient dans une forêt ;
La dame voulut se reposer ;
Saint George partit à la chasse
Chercher un cerf pour leur souper.
Il la laissa avec l’eunuque
Et s’en alla courre le cerf.
40.
Voilà que pendant son absence,
Deux lions affamés, féroces et cruels,
En un clin d’œil, pour vous dire le vrai
Mirent l’eunuque en charpie.
Puis ils se couchèrent aux pieds de la dame,
Montrant ainsi qu’elle était toujours fille.
41.
Et quand il revint de la chasse,
Il vit ce qui s’était passé.
Pour l’amour de l’aimable vierge,
Il se sentit plein de courage ;
Les lions qui l’avaient aperçu
Se ruèrent sur lui de toute leur force.
42.
Leur rage ne le troubla pas.
Comme un fier et preux chevalier,
Il tua les deux lions affamés
Sous les yeux de Dame Sabra.
Elle était là, triste, mais réservée,
Comme il convient à une vierge pure.
43.
Lorsque Saint George fut certain
Que la dame était vraiment vierge,
Son cœur, autrefois triste, eut grande joie.
Son amour retrouva toute sa force.
Il la fit monter sur un palefroi
Et au galop partit pour l’Angleterre.
44.
En peu de temps ils furent arrivés
Au manoir où il était né ;
C’est là qu’il vint avec sa belle.
Fortune fut à leurs noces favorable.
Pendant des années ils se tinrent en joie
Et c’est à Coventry qu’ils passèrent leur vie.
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(*) La légende de la belle Rosemonde met en scène des personnages historiques: le roi d'Angleterre Henri II Plantagenet (1133-1189), sa femme Eléonore ou Aliénor d'Aquitaine (1122-1204), le jeune roi, appelé lui aussi Henri, couronné du vivant de son père, à l'instigation d'Eléonore, et en révolte contre lui, toujours sous l'influence de sa mère.
Les circonstances de la mort de Rosemonde, telles que la ballade les rapporte, appartiennent à la légende. Le labyrinthe où la belle s'abrite porte en anglais le nom de "bower", qui suggère un jardin aussi bien qu'un manoir. L'essentiel est qu'on s'y perde, quand on ne possède pas le fil.
La ballade, qui date probablement de la fin du Moyen Age, a été traduite par Herder et mise en bonne place, la seconde, dans le recueil des Volkslieder (Chansons populaires) de 1778. On la retrouve évidemment dans les Stimmen der Völker (Voix des peuples), édition posthume et enrichie de ce recueil.
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(**) Il est fait allusion à cette ballade, ou au moins à la légende qu’elle raconte, à plusieurs reprises dans Shakespeare : Roméo et Juliette, II.1 ; Peines d’amour perdues, IV.1 ; Richard II, V.3. — On peut évoquer aussi le célèbre tableau du peintre préraphaélite Edward Burne-Jones, et une longue nouvelle de Julien Gracq (dans le recueil La Presqu’île).
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(***) Pour une fois la traduction est littérale. « Cœur » semble ici métaphorique d’un dessein, d’un vouloir, d’une intention.