IL PARIDE ou LE BERGER PÂRIS

L’opéra de Giovanni Andrea Angelini, dit Bontempi, a été créé à Dresde le 3 novembre 1662. Le compositeur est également le librettiste. Il présente son œuvre en recourant au mot « erotopægnion », par quoi il faut entendre une collection peut-être un peu disparate de scènes amoureuses. Autour de l’intrigue principale, qui raconte le jugement de Pâris et l’enlèvement d’Hélène, il a multiplié les personnages secondaires, graves ou bouffons. Un vocabulaire amoureux tout à fait banal à l’époque, avec « flammes », « flèches » et « langueurs », donne une certaine unité à l’ensemble.

On note que — événement tout à fait exceptionnel — le poète-compositeur n’a pas seulement fait imprimer le livret, en italien sur les pages de gauche et en allemand sur les pages de droite ; la partition a également eu les honneurs d’une publication, dès 1662, chez Melchior Bergen, à Dresde. L'exemplaire de la Bnf, sur la page de titre, porte, en allemand : « Der Schäfer Paris », c’est-à-dire « Le berger Pâris ». Le titre italien est simplement « Il Paride ». Bontempi a-t-il craint que son public germanique ne confonde le prince Pâris, fils du roi de Troie Priam, et la ville de Paris ? L'allemand écrit les deux mots de la même manière. D'autres exemplaires ne comportent pas ce détail. A-t-il paru souhaitable de modifier la page de titre, lors d'un nouveau tirage, pour éviter la confusion ?

Le texte présente une alternance entre passages en vers mêlés et brefs poèmes strophiques. Cette alternance correspond, dans la musique, selon l'usage de l'époque, à une alternance entre récitatifs libres et airs mesurés, ou canzonette, accompagnés par les instruments. Dans la traduction, on a noté en italiques le texte de ces airs.— On a par ailleurs indiqué par des crochets droits et colorié en vert les passages du texte qui n'ont pas été repris dans la partition. Ils sont assez nombreux. Bontempi librettiste s'est révélé plus bavard qu'il n'était nécessaire.

L'œuvre a été composée pour les noces du margrave Christian Ernest von Brandenburg-Bayreuth et de la princesse Erdmuthe Sophie, fille du Prince Electeur de Saxe Jean Georges II. Elle leur est dédiée. Après la cérémonie, les jeunes époux sont partis pour Bayreuth, résidence habituelle du margrave.

 



ACTE I


Scène I


JARDIN DES HESPÉRIDES.


La Discorde sort de l'Enfer, et se plaint de n'avoir pas été invitée aux noces de Thétis ; elle décide de se venger, cueille la pomme d'or et s'en va en volant.


LA DISCORDE

Dans mon sein comme jamais tel un fouet douloureux

le poison de la colère

me maltraite le cœur.

Moi qui suis accoutumée

à combattre les empires,

moi qui foule aux pieds, triomphante,

les sceptres et les couronnes,

je me vois pour finir ravalée, méprisée.


Voici que Thétis l’inconstante,

au pouvoir de l’Amour, brûle d’amour ;

la rebelle devient amoureuse ;

elle apprend, dans l’étreinte, à bien aimer ;

son beau Pélée éveille son ardeur ;

Amour prend forme de mariage,

et c’est justement aujourd’hui le jour

où, pendant que cruellement j’en souffre,

ici, sur les cimes ombreuses du Pélion,

viennent célébrer

l’hyménée tant désiré

les dieux du ciel, de la mer et de la terre.


Et moi, je suis seule, seule ;

une sentence cruelle

m’exclut de la troupe divine.

Il semble que le ciel, la terre et la mer

soient terrifiées par ma puissance,

et pourtant il n’apparaît pas

que j’aie toujours à l’esprit

l’idée de causer le malheur.

Combien de fois n’a-t-on pas vu

naître de haines toujours passagères

un amour vrai, une vraie confiance ?

Et pour que toujours la vie

se continue par un détour,

à chaque instant sont en discord

les cieux et les éléments.

Mais pourquoi tarder, malheureuse,

à venger ces outrages ?

Je suis la Discorde,

et tout m’est permis.

Voici le jour de cet hymen pervers,

L’heure en est proche.

Non, non, ne restons plus ici,

car si j’espère guérir

par mes plaintes la douleur de l’injure,

je pioche l'air, je laboure la mer, je sème au vent.

Pourquoi donc attendre ?

Vengeance, vengeance !

Cette pomme que je prends,

pomme d’or et de vermeil,

où j’écris des mots arrogants,

aura le pouvoir de venger ces mépris.


Je vais donc m’éloigner,

et, en dépit du Ciel,

cachée dans ce buisson

j’attendrai dans ma colère

le moment favorable à ma belle entreprise,

et ce moment suffira

à bouleverser ces noces.

Je veux m’armer la main et le cœur

d’une fureur mortelle

d’un courroux sans pitié,

et tant que ma haute vengeance

n’a pas laissé une trace

dans le cœur de tous les dieux,

je veux me détester,

je veux me déchirer moi-même.




Scène II


SOMMET DU MONT PÉLION.


Silvio médite sur l'inconstance amoureuse ; il reconnaît le lieu où il a éprouvé la joie d'amour avec Eurilla ; il l'aperçoit, et se retire pour l'écouter.


SILVIO

Le désir d’un cœur amoureux

Naît aussi vite que l’éclair

Mais l’amour soudain diminue

Si l’ardeur manque de constance.


Tant qu’il voit resplendir la belle,

Il est tout soupirs et tout larmes,

Mais dès qu’elle s’éloigne un peu

Toutes ses douleurs s’apaisent.


Mais voici justement l’endroit

Où la gentille Eurilla,

Si fièrement modeste,

A brûlé du même feu que moi.

Amour, en un instant tu m’as donné l’audace…

Mais taisons-nous, la voici.



Scène III


Eurilla déclare qu'il n'est pas de plus grand bonheur que d'être amoureuse. Silvio vient à sa rencontre, lui demande quand elle le consolera de ses peines et l'assure de sa constance



EURILLA

Qui méprise les flèches d’Amour

Belles dames, ne peut être heureux.

Causent-elles souffrance ou douceur ?

Le dira qui les a éprouvées.


O bienheureuse ardeur,

Les blessures d’Amour donnent la vie au cœur.


N’est heureux que qui vit en aimant ;

Il n’est pas d’autre bien en ce monde.

Que l’on soit infidèle ou constant,

N’aimer pas, sur ma foi, est sottise.


Amour n’est rien que douceur,

Et n’en pas faire cas est se montrer stupide.


SILVIO

Quand pourrai-je sur ton sein

Où nichent mille amourettes

Trouver la fin de mes peines

Et goûter le réconfort ?


Je remercierai les astres

Et le Destin si je meurs

Dans les tourments, mais heureux

De t’entendre soupirer.



Scène IV


Eurilla assure Silvio que son amour répond au sien et l'invite à espérer. Lucano entend leurs discours et reproche à Eurilla d'avoir rompu son engagement. Eurilla confirme ses promesses. Silvio s'en plaint ; il est consolé par Eurilla qui, comprenant qu'ils sont tous les deux épris d'elle, leur indique ce qu'ils doivent faire : l'aimer d'un amour égal. Lucano et Silvio se plaignent de cette sentence. Lucano recourt au mensonge. Mais voyant que s'approche la troupe des dieux qui viennent célébrer les noces de Thétis, ils partent dans des directions différentes.


EURILLA

Ce désir enflammé

Qui te ronge le cœur et te brûle le sein

D’une ardeur inconnue

Ronge aussi bien mon cœur.

Tu es le seul soutien de mon âme,

Et bientôt ta barque qui erre

Désemparée sur la mer du désir

Va trouver son repos dans le port de l’Amour.

LUCANO

Hélas! Est-ce un rêve ?

Est-ce bien Eurilla que je vois, cruel Amour ?


SILVIO

Heureuse espérance,

Favorable destin,

Et pourtant malheureux,

Car j’ai droit d’espérer,

Mais non de réussir,

Car espérer dans cette incertitude

A tout moment fait mourir l’espérance.


LUCANO

Est-ce là la récompense

Que l’on doit à un amant ?

Est-ce là la promesse

Que tant de fois tu m’as faite ?


EURILLA

Oublie, oublie, Lucano,

Toi que j’adore, ta colère et ta fureur.

Ce serment qu’a prononcé

Pour toi ma bouche amoureuse,

Mon cœur à jamais fidèle

Aura soin de le tenir.

J’en prends à témoin toutes les étoiles ;

J’ai promis de t’aimer et je t’aime.


SILVIO

Eurilla, mon âme,

Si tu adores Lucano,

Moi, que vais-je devenir ?


EURILLA

Silence, silence, mon trésor,

Tu sais à n’en pas douter

Que pour toi je vis et meurs dans la peine.

 

LUCANO

Etrange excès d’amour,

Comment peut-elle aimer Lucano

Si à un autre elle donne son cœur ?


EURILLA

Je t’aime, mon Lucano,

Je t’adore, mon Silvio.

Je souffre pour toi le martyre,

Pour toi je répand des soupirs ;

Je languis, j’adore l’un et l’autre

Et je meurs d’adorer si fort.


SILVIO

Une ardeur amoureuse

Quand elle invite l’âme à aimer

En qui aime n’admet pas de compagnie.


EURILLA

Que cette noble rivalité

Soit toujours tenue secrète dans vos âmes.

Qu’elle ne vous pèse point,

Car elle vous dispose à noblement agir.

Ainsi dans vos cœurs

Rivalisant d’ardeur,

Vous serez l’un et l’autre,

Amants sages et fidèles,

Plus constants à m’aimer.


LUCANO

La rivalité d’amour

Apporte quelque plaisir ;

Mais c’est la mort qui la conduit.


SILVIO

Comment supporter qu’un autre

Trouve le bonheur dans les bras de la dame ?

Il faut ne pas aimer ou être fou.


EURILLA

Qui s’enhardit à posséder sans crainte

Estime peu ou méprise ce qu’il possède.


LUCANO

Ah ! la jalousie

Qui naît d’un amour extrême

Dans le cœur de qui aime en soupirant

Avec son fouet sans cesse

Ronge, perce, cingle l’âme et le cœur.


EURILLA

Il usurpe le nom d’amant

Celui qui ne se soumet pas

A ce que veut et désire

La beauté qu’il aime.

Si tu m’aimes, Lucano,

Si toi, Silvio, tu m’adores,

Je triomphe de vos cœurs,

J’ai sur eux un pouvoir souverain.

Le vainqueur a pour privilège

De donner des lois aux vaincus.

Vous, puisque vous êtes vaincus,

Vous devez en amour prendre de moi vos lois.

Je suis maîtresse de vous deux,

Que chacun m’aime et soit constant

Pour aimer et pour souffrir,

Et n’accueille pas en son cœur

D’espérances plus ambitieuses,

Car jamais un amour unique

Ne brûlera dans ma poitrine.

Est-ce bonheur ou souffrance que j’annonce ?

Que votre désir se soumette

Lorsque se fait voir ma volonté.

Voilà mes instructions, voilà mes ordres.


SILVIO

Ah ! loi trop cruelle !

Ah ! sentence trop sévère !

 

LUCANO

O douleur et supplice,

Je sens que je pâlis d’horreur.


SILVIO

Un triste sentiment s’empare

De toutes les puissances de mon âme.


LUCANO

Si la raison n’a plus son pouvoir,

Que la tromperie la remplace.

Ecoute, mon âme,

Tu es folle si tu crois

Que ton Silvio

N’est amoureux que de ta beauté.

Il aime, semble-t-il, il apprécie

Une autre dame.


EURILLA

La chose me semble impossible.


SILVIO

O ciel ! Quelle vision ! Dans ce cercle étroit

Je vois préparées des tables célestes.

Quel prodige est-ce là ?

 

SILVIO. LUCANO

Ah ! tant de merveilles

M’aveuglent et me troublent le cœur !


EURILLA

Mon cœur, ma vie, je ne peux plus rester.


TOUS LES TROIS

Adieu, mon âme.




 

Scène V


La Discorde descend du ciel et déclare qu'il n'est rien de plus doux que la vengeance. Elle s'aperçoit que les dieux sont déjà installés à table et elle se cache pour pouvoir jeter la pomme.


LA DISCORDE

Douce chose est la vengeance

pourvu qu’à la fin elle vienne écraser

quiconque a suscité une juste colère  ;

dût-elle coûter l’empire et la vie,

son prix est inestimable  ;

plus que tout elle réjouit le cœur  ;

douce chose est la vengeance.


Elle court sans cesse, on ne la voit pas  ;

Elle attise une flamme, on croit qu’elle dort  ;

elle se transforme de mille manières

sans jamais prendre peur ou renoncer.


Mais voici que la troupe divine,

toute pleine d’allégresse,

vient s’asseoir à la table.

Je vais rester là, tout près,

cachée au milieu de ces myrtes

et, dans ma colère, je prendrai soin

de changer en son contraire

la magnificence d’un si beau banquet.




Scène VI


LA DISCORDE. JUPITER. APOLLON, MERCURE,

JUNON, PALLAS, VENUS. CHŒUR.


Les dieux, ayant dressé la table, chantent par une allégorie les louanges des nobles époux. La Discorde jette la pomme et part. Junon, Pallas et Vénus se disputent pour avoir la pomme, et demandent à Jupiter de trancher. Il remet la cause au jugement de Pâris. Un nuage descend du ciel, les déesses y prennent place et, sur l’ordre de Jupiter, guidées par Mercure à travers les airs, elle vont en Phrygie pour trouver le jeune homme. Un ballet suit, auquel prennent part les divinités qui sont restées en scène. Ainsi s’achève le premier acte.




CHŒUR

Jour heureux, jour mémorable,

que vient orner superbement

ce splendide Hyménée.

Que les époux aimés vivent aussi longtemps

que le Soleil éclairera les deux hémisphères,

que de ce sein fécond

naisse une généreuse descendance,

pour donner au monde bonheur et beauté.


Que ce noble séjour

soit heureux à jamais.



(La Discorde jette la pomme.)


JUNON

C’est à moi  ; j’étais la première.


PALLAS

Non, à moi, j’ai tendu la main.


VENUS

Arrêtez ! Tout doux!

Moi aussi, j’ai tendu la main

et je l’ai prise avant toute autre.


JUNON et PALLAS

Je l’ai prise la première.

 

JUPITER

Que de querelles ! que de disputes!

Que veut dire tout ce bruit,

Belles déesses du Ciel  ?


JUNON

Ceci est un don du Destin

qui m’est donné à moi

aujourd’hui plus qu’à toute autre.


PALLAS

A moins qu’on ne méprise la raison,

c’est à moi qu’elle revient,

car je fus la première à prendre ce cadeau.

 

APOLLON

O superbe cadeau,

cadeau plus que céleste !

Et quelles sont sur la brillante surface

ces lettres gravées  ?

L’écriture dit  :

Que ce beau cadeau soit pour la plus belle.


VENUS

Toute violence est inutile  ;

Ces mots combattent en ma faveur.


JUNON

Céder mon droit  ? Je ne le peux pas.

Je suis belle autant que toute autre, et je l’aurai.


PALLAS

Céder quand il est question de beauté!

Pallas n’y songe pas, n’y jamais songé.

Je ne puis déprécier ma beauté.

 

TOUTES LES TROIS

Père, Père du Tonnerre,

devant ton trône sublime

pieusement inclinée,

je demande pour moi ce don que je mérite.


JUPITER

Cette passion qui vous émeut et vous blesse,

peinte sur votre visage,

m’empêche de distinguer

entre ces beautés superbes.

J’aime également les beautés

qui sont en vous réunies.

Mais la pomme ne peut appartenir à toutes.

Si j’avantage une de mes filles,

l’autre fille et ma femme seront en colère.

Si je prends le parti de ma femme,

les autres, en courroux, vont gémir et pleurer.

J’ai pour toutes le même amour, et ce doux sentiment

pousse à la passion tous mes sens.

Je ne peux pas être le juge qu’il vous faut.

Là où, sur l’Ida, domine le Gargare,

vit dans les bois un berger né en Phrygie  ;

il est plein de sagesse  ;

seul entre vous il peut trancher.

Il est issu, lui aussi, de notre sang  ;

mais encore dans les langes

son injuste mère l’a éloigné,

par crainte des rêves qui la hantaient.

Il a l’air d’un berger  ; c’est un seigneur de haut rang  ;

il est fils de Priam, le roi suprême.

C’est Pâris  ; son esprit sublime

en fait l’égal des dieux du ciel,

le digne arbitre de vos beautés.

Allez là-bas. Celui qui a la charge

des messages du Ciel vous escortera

 

MERCURE

J'obéis à celui qui dirige l’univers  ;

Je me fais une loi du moindre de ses signes.


JUNON

Le cœur content, toute joyeuse,

je me soumets à ton vouloir.


PALLAS

Je me fais un devoir d’obéir.

Sur ce nuage lourd qui va s’envoler

je mets le pied pour cet heureux voyage.

 

VENUS

Mon cœur est déjà plein

d’une ferme espérance  ;

et sans aucune peur

j’attends de ce juge choisi

ma victoire et mon triomphe.

 

TOUTES LES TROIS

On verra bientôt

qui obtiendra le prix de la beauté vraie.


JUPITER

Puisque sont apaisées

les querelles nées de ce cadeau,

que chacun sans plus attendre

prenne sa place et que le bal commence.



BALLET DES DIEUX ET DES DÉESSES.





ACTE II


Scène première


BOSQUET SUR LE MONT IDA.

Œnone revit en pensée l'amour qu'elle porte à Pâris. Elle dit que pour un si bel objet tous les tourments sont doux. Ses douleurs lui sont une raison de persévérer dans sa constance. Elle aperçoit Pâris qui vient à sa rencontre.

 

ŒNONE

Douces brises légères,

zéphires ailés,

petits esprits errants,

réconfort de mon cœur,

ne me demandez plus si je brûle d’amour.

Les soupirs que mon âme

envoie vers vous

ne vous ont que trop révélé ma flamme.

L’âme elle-même,

ravie au ciel par cet objet divin,

par ces beautés aimées,

vous a découvert sa blessure.

Je brûle, je défaille, je meurs.

Mais pour celui que j’adore

dans le feu que je ressens,

la souffrance m’est un repos ; le tourment, une paix.

 

[ Je languis d'amour

pour toi, mon trésor;

mon cœur t'adore

et demande pitié.

Je languirai, je mourrai, mais toujours en aimant;

la mort n'effraie pas une âme fidèle.

 

Ce cœur, qui perd sa force,

toujours brûlera;

la foi dans mon âme

sera constante.

Au royaume d'Amour qui se montre faible

ou fait fi de Pitié, ou méprise l'Amour. ]

 

Mais si je ne me trompe, voici mon bel amant.

Vue merveilleuse,

qui donne à la fois la mort et la vie.

O beauté infinie,

à qui le dieu lumineux doit sa lumière !

Que mon cœur sorte de ma poitrine !

qu’il monte à mon visage,

pour voir l’objet de mon idolâtrie.

Mais, hélas ! quel est ce désir  ?

Dans ma poitrine il n’y a plus de cœur.

S’il en est un, ce n’est pas le mien,

c’est celui d’un autre.

Si c’est le mien, dans l’ardeur que je sens,

avec mon âme, il est réduit en cendre.





Scène II


Pâris et Œnone s'assurent mutuellement de leur constance. Œnone part. Pâris reste et se réjouit d'être l'amant d'Œnone. Il dit la puissance de l'amour, et comment l'on doit aimer, en trouvant un réconfort dans l'ardeur des flammes qui doucement brûlent le cœur. Il est saisi d'une grande surprise lorsqu'il voit descendre Mercure, Junon, Pallas et Vénus.

 

PÂRIS

Doux trésor, réconfort aimé,

que soit béni ce sein,

s’il me donne un peu de baume

quand je pâlis et meurs d’amour.

 

ŒNONE

Je languis, je meurs pour toi seul.

Que nul doute sur ma foi

ne te donne ennui ou tourment ;

tu es mon âme, tu es ma joie.


TOUS LES DEUX

Que meure mon cœur dans mon sein

et si le feu s’oblige

a guérir sa blessure,

qu’il ne revive que pour mourir encore.


ŒNONE

Mon Pâris, je te laisse ;

ce cœur qui adore ton beau visage

ne pourra loin de toi demeurer longtemps.


PÂRIS

Va, et que soit prompt ton retour,

Œnone, mon âme.

Ah, tu n’es que trop

l’âme de mon corps,

la lumière de mes yeux.

Que mille et mille fois

soit béni Amour

qui pour telle beauté a mis mon cœur en feu !

 

[ Amour, dieu ailé,

habitant des cœurs épris,

bonheur ultime des âmes aimantes;

avec de doux sentiments

donne au cœur un appui, vie à l'âme,

que ta force puissante

calme cette mer troublée.

Ce sont l'Âme et l'Esprit

qui dirigent l'Univers,

Loi suprême et éternelle

des Mouvements, des Cieux et des Etoiles.

 

Qui aurait dans la poitrine

un cœur assez insensible

pour ignore l'Amour!

On doit toujours aimer. L'âme pieuse

ne peut être rebelle à l'Amour.

Durement brûlée,

avec une constance éternelle

qu'elle aime sans mesure,

mais non sans espérance.

Celui qui en lui veut modérer le feu

a peur, souffre et n'aime que peu.

Et s'il adore sans espoir

il ignore l'Amour ou le méprise.

 

Si doux est le feu

qui peu à peu

fait languir en moi mon âme

que je vis heureux au milieu des tourments

et l'âme ne désire rien de plus.

 

Si doucement m'enflamme

la flamme d'Amour

que je veux toujours brûler d'amour

et si je meurs

dans mon martyre,

je n'ai pas souci d'autre plaisir. ]

 

Mais que vois-je  ? Ah ! le cœur,

plein de stupeur, hébété, confondu,

se noie dans une mer d’étonnement.

 


Scène III


MERCURE, LES TROIS DÉESSES, PÂRIS

Pâris reçoit de Mercure les instructions de Jupiter et se prépare à prononcer le jugement. Junon et Pallas exposent leurs arguments, mais ne réussissent pas à l'ébranler; elles s'en vont en colère. Vénus qui a gagné en obtenant la pomme le flatte de l'espoir de posséder Hélène. Épris d'un nouvel amour, il décide d'abandonner Œnone et de se révéler à son père, d'aller à la cour de Sparte et d'enlever Hélène. Le second acte s'achève avec le ballet des bergers.

 

MERCURE

Mets fin à cette stupeur

qui pèse sur ton esprit,

ô charmant berger,

riche et puissant par la grâce du Ciel ;

calme tes soupirs,

ne crains aucun danger.

Je suis de Jupiter le fils et le messager .

Ces déesses que tu vois

aujourd'hui sont entrées en contestation,

et non sans violence,

pour la palme de leurs beautés.

Mais comme le Ciel redoute

une sentence trop partiale,

le grand Roi des astres te les envoie

et veut que tu sois leur juge. Cet objet qui a provoqué

de si nombreux murmures

sera de la plus belle le prix et la fierté.

 

PÂRIS

Comment un rustre,

un vil berger pourrait-il

trancher des procès entre déités,

ô divin orateur,

si même dans le ciel la science la plus haute

n’a pas su prononcer une sentence  ?

Elles sont d’une égale beauté. Ou bien,

si l’une des beautés semble effacer les autres,

c’est parce que je suis faible et ignorant.

Quand je les contemple l’une après l’autre,

je ne vois nulle inégalité.

Mais si parmi ces hautes beautés

le Ciel prenait soin de me faire voir

malgré tout une différence,

l’entreprise est trop sublime et périlleuse,

car si ma sentence était juste et parfaite,

si ma main accordait un honneur mérité,

la puissante raison m’invite à craindre

la haine, la colère, la fureur

de celle qui sera indigne de la pomme.

Mais puisque tels sont les ordres

de celui qui commande aux Cieux,

puisqu’il a remis à mon jugement

une décision si haute,

me voici prêt à obéir, moi aussi.

 

JUNON

Que ma haute beauté,

où le Soleil, souvent, a bu sa lumière,

l’emporte sur toute autre beauté,

le Ciel le sait depuis que pour Épouse

le Roi de la Cour céleste m’a choisie.

La sentence est déjà rendue ; il serait vain

de chercher plus grande beauté quand je suis là.

On le voit bien : il est juste

que celui qui met en mouvement le monde

garde voisine de son âme

celle qui a la palme de beauté ;

tu ne dois pas, tu ne peux pas

refuser cette pomme à la Reine

des sublimes Héros.

Ou, si tu la refuses,

tu rends vaine, ô berger, ta mission

et tu accuses de cécité celui qui meut le monde.

Que fais-tu  ? A quoi penses-tu  ? Pourquoi examiner encore  ?

Tends la main, tends-la,

berger prudent et sage !

Peut-être tu crains que les deux autres

se mettent en colère et t’outragent.

Il ne craint aucun outrage

celui que protège Junon.

Junon est seule à distribuer

les Sceptres et les Couronnes,

et si à ma beauté tu donnes

la victoire, grâce à moi

tu feras tien l’empire de l’Asie.

 

PÂRIS

Votre mérite est tel,

glorieuse Reine,

que mon devoir me pousse à vous satisfaire ;

mais sans faire tort aux autres

je ne peux pas encore prononcer :

vous n’êtes pas seule descendue du ciel.

 

PALLAS

Regarde, berger,

ma beauté sublime ;

tu n’y verras pas

une fière apparence,

mais l’essence de la vraie vertu.

La terre et le Ciel disent que je suis

la plus belle idée de la vraie beauté.

Forme une sage pensée.

Si ton esprit est propre à connaître le vrai,

tu donneras la victoire à ma beauté.

C’est en vain que Junon t’offre

ses Trésors et ses Empires,

à toi qui es né pour le Sceptre et la Couronne.

Si ta main, en toute justice, me donne la pomme,

je te donnerai à mon tour la vertu ; grâce à elle,

tu obtiendras et conserveras

tout le bien que mérite ton être.

Je te donnerai l’art de la guerre

et tu repousseras l’assaut de tous tes ennemis.

Ainsi, audacieux au milieu des triomphes,

tu seras craint dans la guerre et révéré dans la Paix.

 

PÂRIS

Ma main sera prompte à présenter

ce qui vous convient,

et cette même raison qui est votre domaine

ne vous laissera pas espérer en vain ;

quand il en sera temps, l’effet

montrera si mes paroles sont sincères.

 

VÉNUS

Pourquoi, Pâris, laisses-tu flotter

ta pensée pleine de doutes  ?

Ne vois-tu pas, ne discernes-tu pas où est le vrai  ?

Es-tu hors de toi-même  ?

Ou bien hésites-tu entre science et trésors  ?

Non, ce n’est ni à la plus riche

ni à la plus savante que revient la pomme ;

il est juste que tu la donnes à la plus belle,

car sur le fruit, il est écrit : « à la plus belle ».

Tu es déjà né pour l’Empire ;

déjà ton cœur est paré

d’une telle vertu

que tu espérerais, rechercherais en vain

de plus grandes possessions.

Mais seras-tu sans amour  ?

Oui, si tu es sans cœur.

Oublie, oublie désormais

tout sentiment rustique.

Que dans les palais royaux, ton cœur,

s’il n’est pas de diamant,

jouisse de ce trésor : une beauté qui t’aime.

C’est Hélène justement qui possède,

dans ses yeux, sur sa gorge,

cet éclat céleste.

Hélène, la plus belle :

le Soleil la mire, et la Grèce l’admire.

Avec de suaves soupirs,

sa faveur récompensera

et ton âme et ton cœur.

Mais puisse le Ciel empêcher

que ma promesse

ait dans ta pensée

plus de force que le vrai !

Tu sauras que je suis

la Mère de l’Amour.

C’est un Juge savant, un Amant bien instruit

qui reconnaîtra la valeur de ma beauté.

 

PÂRIS

Oublions les promesses,

ô Déesses très belles !

Celui qui m’a choisi pour juge

sait que mon jugement est pur.

J’ai souci de Vertu et non de Récompenses.

Mais comment mes yeux

pourraient-ils être juges

d’apparences si belles,

si dans mon cœur règne la confusion  ?

J’ai entendu, mais je n’ai pas vu encore.

Ces apparences superbes

m’offusquent l’esprit et le cœur ;

je ne peux pas encore prononcer la sentence.

Les perles, l’or et le nacre

de ces charmants atours

avec un art admirable

couvrent de vos corps

la partie la plus digne et la plus agréable..

Donc souffrez

sans crainte ou fausse honte

que l’examen aille plus loin ;

pour montrer sans tromperie

le trésor de beauté qui repose en vous,

que chacune se dévête !

On ne peut pas juger la plus haute splendeur

du ciel, son aspect le plus lumineux,

si des nuages obscurs le voilent et l’étouffent.

 

JUNON

Berger mal élevé,

n’as-tu pas honte  ?

 

PALLAS

Ah ! sentence insupportable !

Minerve n’obéira pas.

 

VÉNUS

Cette grande requête à-t-elle de quoi

vous déplaire et vous offenser  ?

Que perde son droit

quiconque refuse l’accès !

Qu’abandonne l’entreprise

quiconque a peur et montre sa peur !

Voilà, je me dévoile et j’expose

à tes yeux mes beautés inconnues.

Regarde autant que tu le veux.

 

JUNON

Ma pudeur va souffrir ;

il faut pourtant que je défasse tous ces nœuds.

 

PALLAS

Si Junon se dévoile,

je ne peux pas cacher mon corps ;

je défais tout, je me dépouille moi aussi.

 

PÂRIS

Ciel ! Que vois-je ! Ah ! dans cette lumière

comment pourrai-je jamais

examiner l’excès de ces perfections

si en les admirant moi-même je me perds  ?

Mais, je ne sais comment, mon cœur retrouve vie ;

et découvre qui est la plus belle.

C’est à vous, Mère d’Amour,

très douce Étoile, beauté plus belle

que toute éternelle beauté,

que revient la palme. La voici ; elle est vôtre.

Le Ciel me fait voir le vrai

et mon entendement, je le sais, ne s’égare pas.

Que Junon me pardonne, et que Pallas m’excuse !

 

VÉNUS

Cédez-moi les honneurs ; la gloire est mienne.

Dans cette grave contestation,

j’ai gagné, j’ai surmonté l’épreuve.

 

PALLAS

Berger, tu n’es pas habile

à découvrir le vrai.

Mais peu m’importe cette injure :

tu es si léger

que je n’accuse pas ton jugement de perfidie ;

j’ai pitié de ton ignorance et je t’excuse.

 

JUNON

Misérable berger,

ton jugement indigne

m’offense et provoque ma colère.

As-tu donc cru aux mensonges

de l’aveugle amour  ?

Tu vas éprouver ses douleurs ;

tu maudiras l’instant

où tes yeux se sont ouverts aux larmes ;

ta lignée, ta patrie, cependant,

périront pour jamais

dans le carnage, la ruine et l’incendie.

Et cette flamme impure

qui berce ton cœur d’une douce espérance

te brûlera jusqu’à te réduire en cendres.

 

VÉNUS

Quelle est cette peur, cette épouvante

qui t'étreint, qui assiège et assaille ton cœur ?

Tu as pour toi Amour et sa flèche aiguë.

Dans la douleur, il te rendra joyeux et content.

Dès que sous le toit de tes pères

tu auras été reçu comme il convient,

va à Sparte  dans le palais altier,

car, en portant son regard

sur ton beau visage,

l’amoureuse guerrière,

devenue amante soumise,

brûlera, languira, ne songera plus

qu’à t’abandonner son corps et son lit.

Vaincue par tes ardents soupirs,

en proie à de poignants désirs,

elle quittera le rivage grec

et te suivra où tu voudras aller.

Allez, puissants amours

bataillons triomphants,

emportez parmi les chœurs célestes

votre mère glorieuse et jamais vaincue ;

par vos douces paroles

faites savoir solennellement

à mille et mille amants

que dans cette dispute fameuse,

nous avons vaincu, fait aux autres honte,

partout où naît et où meurt le jour.

 

[ PÂRIS

Puisque tel est ton bon plaisir,

Reine du troisième ciel, Mère d’Amour,

j’irai à pas audacieux

vénérer dévotement

de si grande Beauté la haute Splendeur,

pour obtenir, avec un gage si précieux,

de mon Père un refuge et un royaume 


Père, père plein de courtoisie,

accueille avec un visage

bienveillant ton fils, ton sang. 

Et toi, généreuse Amante,

apaise tes douleurs ;

aujourd’hui, inconstant,

je t’abandonne, te laisse seule.

C’est la volonté du destin

qui me rend mon royaume et m’arrache à toi.


Si je te laisse, mon Œnone,

l’erreur n’est pas mienne;

elle vient d’Amour qui m’égare

(bien précieux) loin de toi.

Privé des rayons de tes yeux,

je t’adorerai autant que je t’ai aimée.]


BALLET DES BERGERS.

 

 



ACTE III


ROCHERS. DANS LE LOINTAIN UNE FORÊT.


Le berger Lippo se plaint des tromperies amoureuses et de la cruauté

de sa nymphe ; il se console en chantant


Scène I


LIPPO

Que tout un chacun se tienne tranquille,

qu’il écoute narrer

les traîtrises et les souffrances de l’amour,

tout ce qu’éprouve dans son cœur

quiconque aime en secret.


Je brûle, hélas ! je languis,

je meurs pour une belle rebelle et cruelle ;

j’ai besoin de secours, mais j’adore

une ennemie de la pitié

et je n’ai plus d’autre issue

que d’espérer sans espoir.


Quand je demande sa merci,

elle n’a pour moi que rigueur abrupte ;

si je pleure, elle méprise

mes pleurs et ma fidélité ;

à tout instant son désir est de donner

la mort à ce cœur qui l’aime.


Puisqu’à tout instant elle m’invite à mourir,

il est sûr que je ne veux plus vivre ;

mais si meurt celle qui est ma vie, enfin je serai content ;

je comblerai alors son désir,

car si elle meurt, je suis mort aussi.


Maintenant qu’enfin j’ai soulagé

quelque peu mon amère douleur,

je veux faire trêve à la souffrance, mettre fin au chant ;

j’abandonne le chant et le laisse en repos.


Que tout un chacun se tienne tranquille,

qu’il écoute narrer

les traîtrises et les souffrances de l’amour,

tout ce qu’éprouve dans son cœur

quiconque aime en secret.



Scène II


PÂRIS, ŒNONE


Œnone se plaint amèrement du départ inattendu de Pâris. Il la console avec des paroles qui disent son amour et sa foi. Ils discourent des effets de l’Espérance. Pâris s’en va. Œnone, désolée, décide de ne pas être infidèle à son doux Pâris, si éloigné qu’il soit.


ŒNONE

Partir ? Tu veux partir ? Ah, sort cruel !

Douloureux départ

qui pour jamais me conduit à la mort.


PÂRIS

Console-toi,

mon beau soleil !


ŒNONE

Qui pourrait me consoler,

si toi, Pâris bien aimé,

tu t’en vas loin de moi ?


PÂRIS

Le pied s’en va, mais le cœur reste.


ŒNONE

Ah ! un seul jour, une seule heure

(que dis-je « une heure » ? un seul instant)

seront mille années pour un cœur séparé de toi.


PÂRIS

Je te quitte, Œnone, adieu !

 

[ ŒNONE

Ecoute, mon idole,

ton cœur s'est-il épris

d'un autre visage?

 

PÂRIS

Que mille et mille feux tombent du ciel,

que sans pitié je sois foudroyé

si jamais j'accueille en moi

Une autre foi, un autre amour, d'autres flammes.

 

ŒNONE

Si je peux l'espérer,

mon âme sera heureuse dans ses tourments.

Mais, hélas! un faux espoir

donnera-t-il à tes soupirs

le réconfort et la paix ?

Supplices malheureux!

Même l'espoir trompe et trahit.

 

PÂRIS

Suave est l'espérance ;

un cœur généreux

jamais ne s'abandonne pour s'y perdre

à une vaine crainte;

en amour l'espérance est toujours verte.

 

ŒNONE

Ah! ce n'est que trop vrai, ma belle âme,

et c'est pourquoi je perds l'espoir,

car tant qu'elle reste verte,

l'espérance d'amour,

elle ne donne pas de fruit qui nourrisse le cœur.

 

PÂRIS

Si l'espérance n'a pas

d'abord des feuilles vertes,

elle ne donnera jamais de fruit.

Et la branche ne peut demeurer

dépouillée de feuilles et privée de sève,

si au milieu de la fleur ne germe le fruit.

 

Amour naît d'espérance,

grandit avec l'espérance

et se nourrit d'espérance ;

et si tu vis dans une ardeur d'amour,

toi que j'adore, espère, espère encore;

qui perd l'espoir n'aime pas vraiment.

 

TOUS LES DEUX

Espérons donc, car si meurt l'espérance,

Amour meurt dans les langes

privé de nourrice et de nourriture.]


ŒNONE

Il est donc vrai que tu pars

et que tu me quittes, cruel  ?

Tu n’as aucune pitié.

Privée d’un si beau soleil

dont la splendeur native

fait vivre mon cœur dans mon âme

et mon âme dans mon sein,

comment pourrais-je vivre  ?

Amante malheureuse,

sans âme, sans cœur,

ayant perdu mon bien,

je vis au milieu des peines

pour y mourir de douleur.

Cruelle séparation !

Tu es cause de tous mes malheurs.

Mais fais-moi souffrir,

accable-moi de tristesse :

l’amoureuse ardeur

qui mine ce cœur et le consume

avec de pitoyables plaintes

jamais ne cessera d’être fidèle.


Bien que privée de pitié

dans un si dur éloignement,

à tout instant ma constance

sera le trophée de ma foi.


Je mourrai dans les peines,

amante heureuse et fidèle,

si brûle pour moi, constante,

la beauté qui m’a mise en feu.


On le verra bien alors

si l’on écoute ma plainte :

celui qui adore une fois

jamais ne pourra changer.






Scène III


CERISPO, NINFEO, CORIMBO


Cerispo, Ninfeo, Corimbo sont venus se défier au jeu de la Civetta. Ils ont trouvé un lieu convenable et commencent à jouer. Un ours survient. Ils cessent leur jeu. Leur fuite marque la fin du troisième acte.



CERISPO

C’est ici que va se jouer le défi.

Posons nos filets et commençons à jouer.


TOUS LES TROIS

Jouons à la chouette,

allons, allons !


CERISPO

Qu’est-ce qu’on attend  ?


NINFEO et CORIMBO

C’est à toi de commencer.


CERISPO

Pour commencer,

je fais comme ça.


NINFEO

Si tu veux jouer,

vas-y doucement…


CERISPO

Oui, oui. Et ça,

est-ce ça te plaît  ?


NINFEO

Il y en a

qui en font trop.


CERISPO

Maintenant,

c’est à toi.


CORIMBO

Viens plus près.


CERISPO

Là je t’ai eu.

Pourtant je ne suis pas si fort.

 

NINFEO

C’est vrai. Oui, oui.

Quel beau jeu ! Pas vrai  ?


CERISPO

Il va perdre bientôt.


NINFEO

On va voir si je suis réveillé.

D’aussi loin, pour jouer…


CERISPO

Eh bien, tends le bras.


NINFEO

C’est ce que je vais faire.


CERISPO

Essaie encore une fois, et tu verras.


NINFEO

Tout de suite, et je me baisse.


CORIMBO

Moi aussi, je t’attends.


NINFEO

Ça, c’est pour toi.

J’ai fait une faute ; aucune excuse.


CORIMBO

Le coup est joué.

Laisse-moi ta place.


NINFEO

On va voir tout de suite qui est le plus fort.

Et peut-être que je vais gagner encore.


CORIMBO

Là, je t’ai eu.


CERISPO et NINFEO

Non, non, non, non.


NINFEO

Un petit effort et il va tomber.


CORIMBO

C’est une traîtrise,

cède-moi la place.

C’était un coup déloyal,

je vais te le prouver.


NINFEO

Un bon coup,

juste un peu trop fort.


CERISPO

J’ai bien vu, moi aussi :

c’était un coup déloyal.


NINFEO

Eh bien ! j’ai tort, puisque tu le dis.


CORIMBO

Puisque j’ai raison, voilà ce que je vais faire.


CERISPO

Mais doucement.


CORIMBO

Oui, oui, oui, oui.

Peut-être quen se mettant...

 

CERISPO

Un ours. ! Ah ! fuyons.

Le voilà qui s' approche.







 




ACTE IV

 

Scène I

 

FORÊT près du RIVAGE de SPARTE.

Pâris arrive sur le rivage de Sparte. Il escend de son bateau, fait signe à ses compagnons de l'attendre et entre dans la forêt.

 

PÂRIS

Cette rive sauvage

où je vois, confuses, des traces de bêtes fauves,

est le meilleur endroit pour mettre un terme

à l’errance de ce long voyage.

Qu’on ancre le navire

et que, caché sous ces ombrages,

chacun d’entre vous s’accorde

un doux repos en attendant mon retour.

Me voici parvenu

à ce rivage désiré et vénéré

où je dois goûter, où je dois enlever

d’un Idole terrestre

les divines beautés.

J’ai foi en toi,

douce Mère d’Amour ;

sois-moi favorable,

protège mon larcin.



Scène II


MELINDO, PÂRIS


Pâris, entendant un cor et la voix d’un chasseur qui s’approche, s’arrête et fait semblant de dormir. Le chasseur Melindo arrive et chante le plaisir de la chasse ; il est chargé de gibier et se dirige vers la ville. Il sonne du cor. Pâris fait semblant de se réveiller, et se plaint que son sommeil ait été interrompu. Melindo s’approche, lui demande qui il est. Paride déclare s’appeler Dorindo, être musicien, natif de Tarse, ville de Cilicie ; il était parti, dit-il, pour aller à la cour du roi de Chypre, mais son bateau a été assailli par une forte tempête ; il s’est sauvé en nageant, est enfin parvenu au rivage ; Il s’afflige, mais Melindo le console et le conduit à la cour pour le présenter à Hélène.


MELINDO (derrière la scène)

Je t’aurai, je t’aurai.


PÂRIS

Un chasseur, sans doute.


MELINDO

J’ai trouvé la trace.

En chasse, en chasse !


PÂRIS

O sort heureux !

Cette étoile bienveillante

pour m’introduire à la Cour

me donne tout de suite une belle occasion.

Je vais me montrer.

Non, non. Je veux me cacher ;

je ferai semblant de dormir

et d’éprouver dans mon sommeil

tous les tourments de l’affliction.


MELINDO

Je t’aurai, je t’aurai.

La trace est belle.

En chasse, en chasse !


PÂRIS

Il approche. le voici. Amour,

que ton invincible puissance

dirige la langue et le cœur

de ton serviteur dévoué.


MELINDO

Je sue, je halète, je pâlis

quand je vais à la chasse.

Mais chasser me donne telle jouissance

que je n’ai souci de nul autre bonheur.

Les joies de la chasse captivent le cœur.

Qui souhaite jouir, qu’il coure à la chasse.


Seul celui qui va à la chasse

connaît de vrais contentements.

Qui n’y trouve pas son plaisir

est digne des pires tourments.

Mon cœur n’aime que la chasse.

Fou est celui qui ne veut pas chasser.


Mais il est temps que je revienne

sans détours à la Ville.

Il suffira à la belle Reine,

tout ce gibier qui pèse

sur mes épaules.


PÂRIS

Qui trouble mon repos, O Ciel ! O Dieu !

Je suis si malheureux

qu’au lieu de repos

mon Destin pervers, inexorable

ne me donne pas d’autre réconfort

que de soupirer et de pleurer.


MELINDO

Et qui es-tu, toi qui t’abrites dans cette forêt  ?


PÂRIS

Je suis un jeune homme qui aime autre chose

que de faire paître des troupeaux et de tracer des sillons,

qui méprise la ville existence

des paysans ignares ;

j’ai fui ma patrie pour voir

si n’est pas réservé à ma vie

un sort plus heureux sous un ciel étranger.


MELINDO

Noble, tu l’es : je le vois à ton visage

où brillent la beauté et la grandeur ;

si tu souhaites que le Ciel

par son heureuse influence

sur tes justes désirs

fasse sourire un sort heureux,

avant que tu n’ailles ailleurs,

qu’il ne te soit pas désagréable

de raconter en peu de mots

tes aventures, comment

tu es arrivé, ici, quels sont ta patrie et ton nom.


PÂRIS

Mon nom est Dorindo.

Je suis né dans les plaines fertiles

de Cilicie,

là où s’élève vers le ciel,

fameuse, altière, couronnée de tours,

la ville que là-bas on nomme Tarse.

Là, un esprit de musique

guidant mon cœur,

j’ai appris dès mes plus jeunes années

le doux art du chant.

Mon savoir grandissait

avec l’exercice et, avec l’âge, mon talent.

Comme si elle jugeait déplorable

que Tarse soit seule à entendre mon chant,

la Muse m’a imposé

de passer à Chypre

et, en compagnie de la troupe chanteuse,

de me fixer là où règne le Roi.

Alors je suis allé, plein d’ardeur, vers le rivage,

mené par le seul désir,

et sur un bateau prêt à partir,

j’ai mis le pied ; déjà sur la mer inconstante

il avait déployé ses voiles ;

le vent étant modéré,

tranquille le flot,

il sillonnait l’argent liquide.

Mais soudain, sort cruel ! en un instant,

là, dans la mer de Pamphilie,

Cynthia cacha ses cornes dans un nuage,

et laissa flotter sa splendeur

entre lumière et obscurité.

La mer frémit, le vent siffla :

fauteur d’épouvante abominable,

l’Eurus, maléfique et féroce

bouleversa l’empire des tempêtes.

Pour notre perte le ciel s’armait

d’éclairs, de flèches ;

le vaisseau trop chargé, ébranlé,

s’abandonnait aux flots

dans une course folle ;

et l’horrible colère

du royaume des tempêtes

faisait flotter sur l’eau, fracassés, déchirés,

mâts, voiles, ancres, haubans et drisses.

Moi, sans secours, sans espoir,

du haut de ce malheureux navire,

j’ai plongé dans la mer ; dans les bras de la mort

j’ai cherché la fin de ma destinée.

Et je ne peux pas dire comment,

pâle, épuisé, à peine vivant,

j’ai pu fouler de mes pieds le sable.

Loin du rivage escarpé,

j’ai marché au plus vite, le cœur tremblant.

Et là-haut dans le ciel serein

l’Aurore pleine de rosée

avec son fouet de roses

poussait, lumineuse,

ses chevaux à voler,

lorsque moi, seul et misérable,

j’obtins du Ciel cette faveur

de venir me reposer dans ces forêts.


MELINDO

Ton récit est étrange ;

il mérite pitié et compassion.

Jeune homme gracieux et fier,

que l’inconstance de cette déesse

dont les pieds reposent sur le vent

ne te donne ni crainte, ni épouvante.

La Roue tourne et celui qui est au fond, écrasé,

en un instant

s’élève triomphant ; tout de suite

la tristesse s’unit à la joie, au chant ;

la plainte se change en double rire.

 

[ Tout ce que nous touchons ou voyons,

tout cela est instable; il n'y a sous la lune

rien qui soit solide.

O quelle misère que cette vie humaine!

C'est l'inconstance qui règne ici-bas.

 

Tu ne dois pas perdre espoir si ton Destin

t'a poussé jusqu'ici; un haut savoir divin

nous guide, nous dirige et nous fait mouvoir;

aucune feuille ne peut

tomber d'un arbre

si la Loi du Ciel ne l'a ordonné.]

 

Et si tu n’as pas posé le pied

sur l’aimable rivage de Chypre,

le sable de Sparte, plein d’amour,

enchanté de ton beau visage,

t’accueillera.

Tu vas voir non loin d’ici une heureuse cité

où Hélène la belle,

avec son air majestueux,

semble à chaque instant comme un autre Soleil

épandre sur la Terre les rayons de sa beauté.



PÂRIS

Ah ! si je pouvais

fouler de mes pas, adorer de mon âme,

le noble seuil du palais royal,

la terrible douleur,

qui me fait un cœur de pierre

pourrait dès aujourd’hui

trouver le repos.

Mais, hélas, d’où me vient

cette douce espérance  ? Que puis-je espérer  ?

Si ce Destin cruel

qui me fait pleurer dans les tourments

ne me conduit pas là-bas,

Astres, dites-moi qui sera mon guide.


MELINDO

Viens avec moi ; console-toi,

et lorsque tu seras avec la belle reine

dans une salle du palais,

conte tes aventures

devant son beau visage

et que ses yeux

accueillent avec compassion ta douleur.

 

[ Car c'est un gloire infinie

pour un cœur magnanime, pour une âme royale,

que de porter secours généreusement à ceux qui souffrent

et de donner un sûr asile à la Vertu.


PÂRIS

Va. Je te suis. Et que le ciel,

se montrant favorable,

tourne serein autour de toi

et récompense ta courtoisie ;

car les services que rend la pitié

par les mains des deiux eux-mêmes

sont imprimés en traits de lumière

et brillent parmi les astres du ciel.]

 

Oh, je suis heureux, parfaitement content,

puisque le Ciel me donne

de voir la sereine beauté

de cette Idole aimée,

de cette Idole qu’adore aujourd’hui mon cœur,

de cette Idole fière,

pour qui je dois languir, pour qui je dois mourir.




Scène III


HÉLÈNE, ARGENIA


UNE SALLE DANS LE PALAIS D’HÉLÈNE

Hélène dit la douceur et la force d’Amour ; Argenia en dit l’amertume et la vanité. Hélène apprécie l’ardeur ; Argenia la méprise. L’une décide de vivre en aimant ; l’autre, de fuit l’Amour.


HÉLÈNE

Il ne connaît, il n’éprouve

ni joie ni plaisir

celui qui ne sait rien

de cette flamme d’amour

qui attendrit le cœur.


Si douce est l’ardeur

qui brûle dans mon sein

que mon cœur

se fait un jeu

de languir par amour.


La flèche qui me blesse

avec tant de puissance

donne un désir à l’âme

qui adore sa plaie

et ne sent plus nulle douleur.


Il ne connaît, il n’éprouve

ni joie ni plaisir

ce lui qui ne sait rien

de cette flamme d’amour

qui attendrit le cœur.


Puisque l’amour vainqueur

n’est que douceur,

sur l’autel de mon sein

ma constance éternelle

lui consacre mon cœur.


ARGENIA

Amour n’est que douceur  ?

O belle, tu te trompes.

L’absinthe, le poison, le fiel

n’ont pas tant d’amertume

que l’Amour inconstant, cruel tyran,

qui n’a pas plus de pitié que de vêtements.

 

[ HÉLÈNE

Amour, archer plein de pitié,

blesse doucement

et en blessant caresse.

Il n'est pas corps qui enferme

une âme assez sauvage, assezi cruelle

que ce soit dans le ciel, en mer, dans les abîmes ou sur la terre,

pour ne pas ressentir la douce guerre d'Amour.

 

ARGENIA

J'ai toujours un cœur en moi,

mais je ne sens pas l'amour;

son poison ne me donne

ni plaisir, ni tourment.

Je me moque de ce dieu aveugle,

je regarde comme des jeux

l'arc, la flèche, le carquois et le feu.

 

HÉLÈNE

Tu es folle si tu méprises

le dieu au carquois

car il a pour habitude

de blesser toutes les âmes et de venger ses offenses.

Tu ressentiras, toi qui t'en moques,

les flèches d'Amour ; vaincue, transpercée,

toute âme cède au poiuvoir de ses traits;

la force dAmour excède toutes les autres.

 

ARGENIA

Je ne ne crains pas de languir blessée par Amour,

tant que j'aurai le souffle et la vie.

 

HÉLÈNE

Et comment de défendre

si la flèche d'Amour un jour te blesse?

 

ARGENIA

Cela ne sera jamais,

car je fuirai ce trompeur.

 

HÉLÈNE

Mais s'il te rattrape ?

 

ARGENIA

Cela me fait rire.

Amour est un petit enfant, il ne peut pâs

rattraper qui le fuit.

Il a certes des ailes ; mais il ne sait pas voler.

Il est trop petit et il est aveugle.

 

HÉLÈNE

Il ne vole que trop bien et met les cœurs en feu.

Et comment nous autres mortels

pourrions-nous échapper à ses flammes,

puisque sur les dieux immortels

sa main lance des traits de feu ?

Coimment ne pas éprouver l'amour?

A sa divinité Jupiter, Neptune et Pluton

paient un éternel tribut

de larmes amères.

 

HÉLÈNE, ARGENIA,, ensemble

Si l'on suit (fuit) Amour

qui blesse doucement (amèrement)

quand il frappe un cœur,

un peu d'amertume(de douceur) guérit de sa douceur (de son amertume).]

 

 

Scène IV


MELINDO, PÂRIS, HÉLÈNE, ARGENIA


Melindo présente Pâris à Hélène. Amour, descendu du ciel, lance une flèche à l’un et à l’autre, puis se cache. Ils s’enflamment d’amour au même instant. Hélène s’en émerveille et demande à Pâris qui il est. Pâris ne veut se révéler qu’en un autre lieu et à un autre moment. Ils font l’éloge de la musique, et Pâris chante. Hélène, se sentant de plus en plus éprise, invite Pâris à rester à sa cour.


MELINDO

Reine très belle, il n’y a guère

qu’en chassant

j’ai trouvé dans la forêt

ce noble jeune homme qui te salue.


HÉLÈNE et PÂRIS

Hélas ! mon cœur, comme soudain te frappe

l’éclair d’une splendeur céleste ;

oh beauté, beauté immortelle.


ARGENIA

Il me paraît bien né et je crois

que loge en si beau visage…


HÉLÈNE

Au milieu de ces flammes bénies…


ARGENIA

… un esprit de paradis…


HÉLÈNE

… quelle puissante divinité

force l’âme à se brûler les ailes  ?


ARGENIA

… car l’architecte éternel

ne réunit jamais

un visage du Ciel et une âme d’Enfer.


HÉLÈNE

Dis-moi, jeune homme, qui es-tu  ? d’où viens-tu  ?


PÂRIS

Mes aventures, en peu de mots…


HÉLÈNE

Hélas ! je me sens mourir…


PÂRIS

…les recueillir…


HÉLÈNE

… si le Ciel ne me vient en aide.


PÂRIS

… je ne le peux ; il faudrait trouver..


HÉLÈNE

Ce supplice…


PÂRIS

… un temps et un lieu opportuns…


HÉLÈNE

… c’est le feu d’Amour.


PÂRIS

… pour que tu sois seule à entendre

le bref récit de mes angoisses.


MELINDO

Dis-lui de chanter, de déployer

d’amoureuses mélodies,

car son plus noble mérite

est de libérer la voix dans le chant.


HÉLÈNE

Combien le chant me fascine,

je ne peux pas le dire ;

quand une voix mélodieuse

déploie son discours harmonieux,

solitaire, passionnée,

vers le Ciel de l’harmonie l’âme s’envole.


PÂRIS

Celui dont les sens ont été accordés

selon une mesure parfaite

par la musique qui est en l’homme,

apprécie et aime également l’harmonie des sons ;

 

[ Vouloir que soient parfaits

le musicien et le concert

est le noble désir et le penchant naturel

d'un cœur royal ;

car le premier Moteur

de son divin éloignement

imprime dans le sein magnanime des plus grands rois

les notes humaines les plus parfaites.

 

Il est vrai que souvent

on trouve dans les Cours

des gens d'une nature contraire;

s'il arrive que d'autres possèdent

des sens subtils et justes,

alors une pensée impie

enveloppe le c£u de jalousie

et les fait mépriser le chant et détester celui qui chante.]

 

 

 

Reinbe très belle,

puisque le chant te fascine,

je vais chanter.

Tourne vers moi ta douce pitié,

écoute mon humble chant, mon style grossier,

Pourtant, en proie aux railleries

d’un sort cruel, j’ai dans le cœur

sujet de languir plus que de chanter.


AIR AVEC INSTRUMENTS


Beaux yeux pour qui je soupire,

je vois en vous

le teneur même de mon sort ;

et cet éclair

qui m’enflamme

peut seul me donner vie et mort.


Les tours et retours de ces rayons

font que mon cœur

éprouve l’ardente flamme ;

et le supplice

que je sens

me consume atome à atome.


Mon cœur ne pourra connaître

un suave et joyeux répit

à sa douleur

que si dans ces tours et retours

il arrive que brille

un doux éclair de pitié.



HÉLÈNE

O Cieux, vos sphères

dans leurs tours et retours éternels,

ont-elles une harmonie si douce  ?

Et moi, suis-je vivante ou morte  ?

Je vis, je respire et pourtant je me sens mourir ;

j’éprouve un doux contentement,

et pourtant l’âme languit ;

je suis blessée, et pourtant je ne vois pas le sang.


ARGENIA

Oh ! quel chant suave !

Sa douceur souveraine

attendrit le cœur

qui court aux yeux pour se résoudre en pleurs.


HÉLÈNE

Elles sont vraiment dignes de louange,

tes mélodies douces et mesurées.

Demande-moi ce que tu veux.

Rien ne sera refusé

à tes désirs constants, et si tu veux,

reste ici, apaise ta douleur ;

accueilli parmi les délices,

tu jouiras à ton plaisir

dans ce séjour

d’heures heureuses et de jours fortunés.



Scène V

UNE COUR DU PALAIS.

Le palefrenier Lupino est à la recherche de Serina, demoiselle d’atours, dont il loue la beauté. Mais plutôt que de louer les cheveux, ou les yeux, ou la bouche, il s’arrête à l’éloge du nez.


LUPINO


Pour trouver la belle

image que j’adore,

cette cruelle qui

ne croit pas à ma langueur,

amoureux, je vais en tous sens.

Je porte partout mes pas ;

dans cette cour je trouve

toutes les dames belles et gracieuses,

mais Serina n’est pas avec elles.

O Serina, mon cœur,

je n’aime et n’adore que toi ;

je voudrais louer ta beauté,

mais pour te louer parfaitement

que dois-je louer en toi  ? La bouche  ?

La bouche, non, car ses paroles fières

me repoussent, me chassent.

Les yeux, les cheveux qui m’ont lié  ?

Les yeux, non : ils lancent des flèches.

Les cheveux, non : ils font souffrir mon cœur.

Je veux louer ce qui est beau,

mais ignore la rigueur. En ce cas,

honneur et louange à ton nez.

 

[ Le nez a tout le mérite,

il orne tous les visages ;

si mon ennemie est belle,

son nez est cause qu'elle est belle.

Puisque le nez est cause

que Serina est belle,

je veux avec de duces paroles

chanter en sa louange cete chanspon.

Cessez de murmurer, vents chargés de pluies,

écoutez mes accents nasaux.

 

Tu es en vérité digne de louange,

nez, beau nez de bonne race;

pour te louer mieux que quiconque,

je tourne vers toi ma pensée;

puisque tu es exposé au milieu du visage,

tu es plus beau que tout autre memebre.

 

Seul le nez orne l'amant ;

je ne m'en moque ni ne m'en ris ;

il resemble à Cupidon

quand il a un nez gigantesque.

Dans l'ardeur de l'amour on jouit

sans yeux, mais non sans nez.

 

Si je n'ai pas un beau visage,

j'ai au moins un fort beai nez ;

et il me plaît autant

qu'à Narcisse a plus le sien.

Que mon nez soit rond ou carré,

Je ne le donnerais pas pour tout l'or du monde.]

 



Scène VI


ANCROCCO, LUPINO


Le laquais Ancrocco avoue à Lupino qu’il est amoureux. Ils s’accordent pour chanter ensemble; mais Ancrocco, bègue, ne peut pas suivre le chant de Lupino, qui s’en va en colère. Ancrocco reprend son chant pour exprimer, en bégayant, son amour.



ANCROCCO

Co, co, co, co.


LUPINO

Une poule, sans doute.


ANCROCCO

Co, co, co, co.


LUPINO

Ancrocco maudit !


ANCROCCO

Mon cœur, pour toi je répands mille soupirs.


LUPINO

Ancrocco, où vas-tu  ?


ANCROCCO

Et toi, Lupino, que fais-tu  ?


LUPINO

J’expose aux vents, aux brises

mes tourments amoureux.


ANCROCCO

Moi aussi, je me plains d’amour

et avec passion

je récla cla cla cla cla cla

je réclame mon Idole.


LUPINO

Eprouves-tu encore

une passion d’amour  ?


ANCROCCO

Hélas, je ne fais que me dissoudre et mourir

pour une be be be be be belle que j’adore.


LUPINO

Si je languis dans les peines,

je loue le Ciel, je loue le sort ;

pourvu que je goûte à mon bien

je n’ai peur ni d’être pris ni de mourir.


ANCROCCO

Pour donner trêve à mes tourments,

je veux chan chan chan chan chan chanter moi aussi

et former de suaves mélodies

avec mon cha cha cha cha cha charmant désir.


TOUS LES DEUX

Chantons donc ensemble.


LUPINO

Mais, vois-tu, à la condition

que la cadence soit respectée.


ANCROCCO

Chante, toi, à ta manière savante

sans te soucier de ma pa pa pa pa pa partie.


TOUS LES DEUX

Chantons donc ensemble

pour guérir nos douleurs ( nos dou dou dou dou douleurs).

LUPINO

Au diable ton chant.

Bafouille à ton gré, abruti !

Et traite-moi de nigaud si jamais je chante avec toi !


ANCROCCO

Malheureux Ancrocco que je suis.

Mais quoi  ? Mon chant est trop suave.

Lupino s’enfuit car il craint la comparaison.

Va-t-en, va-t-en à tire d’ailes ;

pour te faire enrager, je vais chan chan chan chan chan chanter tout seul.


Quand Lilla me console,

je l’a l’a l’a l’a l’a l’appelle ma gloire ;

elle m’i m’i m’i m’i m’i m’inonde de larmes

et m’arrache le cœur.


Si elle s’avise de plaisanter

de ma cha cha cha cha cha chaste ardeur,

mon cœur est trop ti ti ti ti ti timide

pour goûter à si grande beauté.

 

[ Si elle ouvre à mes soupirs

de son beau sein la po, po, porte,

elle a l'es, l'es, l'esprit si courtois

qu'elle sait ce que j'endure.

 

Si peu à peu je me dé défais,

elle éprouve de la dou, la douleur;

puis elle con console le cœur

que le désir pique et enflamme.

 

En éprouvant cette douceur,

ma plainte se fait trou trouble;

puis mons cœur s'é s'émeut si bien

que pour finir il tombe en pièces.

 

Mais ces supplices sont si doux,

si suaves ces tourments

que je reçois contentement

quand je for forme des soupirs.]



Scène VII


LA CHAMBRE D’HÉLÈNE.

Hélène, retirée dans sa chambre, dit l’ardeur qu’elle ressent pour Pâris, qu’elle croit être Dorindo ; elle désapprouve ses propre sentiments, qui, au lieu de s’attacher aux amours les plus sublimes, s’abaissent à un objet aussi vil.


HÉLÈNE

Hélas, quelle est cette flamme

que je cache dans mon cœur  ?

Je brûle, malheureuse amante,

et pour un beau visage,

j’inonde de larmes mes joues et mon sein.

Ah ! je brûle, sort funeste !

Et quel réconfort, ô Dieu, m’est-il permis

d’espérer à tant de peines  ?

Il ne convient pas à une dame de sang royal

de demander à un jeune homme

d’humble naissance

amoureuse pitié pour ses tourments.

J’aime et je fuis l’amour ; de leur fouet cruel

Raison et Amour

me frappent l’âme et le cœur.

Mais c’est un rempart fragile

que la Raison, si puissante soit-elle,

contre le pouvoir d’une flèche amoureuse.

Et ma triste pensée résiste en vain,

car la suprême contrainte de mon ardeur,

mon désir, met à bas la Raison et en triomphe.



Scène VIII


HÉLÈNE, PÂRIS

Pâris entre dans la chambre d’Hélène ; elle lui en fait le reproche. Il lui apprend qu’il est prince, et plein d’amour ; il lui demande pardon de son audace, et la prie d’apaiser son feu.Vaincue par un assaut si fort, Hélène se jette sur son lit, fait de ses bras une chaîne d’amour autour du cou de Pâris, et pendant qu’ils échangent des baisers, Amour ferme les rideaux et sort de la chambre.


PÂRIS

Voici la belle ! Ah ! quelle chance !


HÉLÈNE

Astres du ciel ! le voilà !

Qui te rend si hardi

d’entrer en ce lieu où les serviteurs

n’ont pas le droit de mettre le pied  ?


PÂRIS

L’Amour.


HÉLÈNE

Malheureuse que je suis ! C’était donc l’Amour  ?


PÂRIS

L’Amour.


HÉLÈNE

O beauté qui me tyrannise,

dont l’âpre pitié

me brûle, me glace, et me vole mon cœur !

Un garçon si mal né

peut-il ainsi brûler  ?


PÂRIS

Ah ! Destin !

Par tes rigueurs je sens à jamais

au fond de mon être la mort.


HÉLÈNE

Rustre sans finesse,

fuis aussi vite que tu peux,

si tu ne veux pas éprouver

la colère de cette main.

Mais non, reste, reste,

toi, mon bien le plus doux,

pardonne à la douleur qui afflige mon âme ;

la langue t’offensait, mais le cœur t’adore.


PÂRIS

Je devrais fuir loin de toi  ?

Que plutôt l’âme s’enfuie

de ce cœur, de cette poitrine !

O Soleil magnifique,

pardonne, pardonne,

fais beau visage

à l’ardeur, au feu d’un cœur qui t’aime.

Je ne suis pas ce que tu crois,

un jeune homme infortuné ;

moi aussi, je suis né heureux,

voué à posséder des sceptres et des couronnes

dans le palais altier

du grand Roi qui commande à toute l’Asie.


HÉLÈNE

Ciel ! Qu’ai-je entendu  ? Hélas ! Je suis morte. Amour,

quelles guerres terribles,

quelles flammes, quels tourments

tu fais naître en mon cœur !

Mais quelle heureuse étoile

t’a contraint à quitter une Patrie si belle  ?


PÂRIS

Poussé par la Renommée

de tes rares beautés,

ô reine charmante,

cachant ma douce flamme,

j’ai quitté le royaume de mes pères,

sur un navire rapide

j’ai, sans être connu, sillonné la mer,

et à peine arrivé ici

je suis devenu devant toi

l’amoureux passionné de tes beautés.


HÉLÈNE

Bouche très douce,

qui, avec tes mélodies charmantes

lances à la fois des flammes et des flèches,

oh bienheureuses ardeurs !

il est donc vrai que pour moi

tu languis et tu meurs  ?


PÂRIS

Selon les mouvements de tes astres si fiers,

Amour allume en moi le feu

d’un immense plaisir,

et pendant que je succombe

dans une douceur souveraine,

à l’incendie de mon sein,

le cœur chargé de chaînes agonise,

trophée de mort et prisonnier d’Amour.


HÉLÈNE

Et qui pourrait ne pas t’adorer,

Idole de mon cœur  ?

Je suis vaincue, ô Ciel !


PÂRIS

Allons, cœur, désirs,

passions et puissances

de cette âme aimante,

parmi tant de joies,

goûtez, désormais, goûtez

les supplices d’amour ;

versez, désormais, versez

des larmes de douceur,

et avec un doux tribut

de plaintes et de soupirs

accourrez pour contempler tant de beautés.


HÉLÈNE

Tais-toi, ma joie, tais-toi !


PÂRIS

Amour qui lance des flèches…


HÉLÈNE

Je vais te fermer la bouche,

mon cœur, avec ces baisers.




Scène IX


Amour dit quelle est sa puissance ; puis il s’en va en volant.


AMOUR

Ma toute-puissance

triomphe de toute colère, de toute fureur,

ma flamme toujours cuisante

brûle toute âme, tout cœur.


Raison en vain s’oppose

au pouvoir de cette flèche ;

contre la force d’Amour,

il n’est pas de rempart.


Celui qui n’aime ni n’adore

ne connaîtra jamais le plaisir,

il vit dans la peine et perd sa couleur,

celui qui dans son sein n’éprouve pas l’Amour.


Et ma flamme

quand elle enflamme

rend suave même la douleur ;

elle force à mourir mais donne vie au cœur.


Amants bienheureux,

jouissez, jouissez,

cueillez le fruit

de vos douces plaintes ;

et que, trophées des étreintes d’amour,

sur ces lèvres aimées

les baisers à jamais restent gravés.



Scène X


JARDIN avec des PAVILLONS.

Argenia chante la vanité des amours.

 

ARGENIA

Amants insensé, de quoi vous servent

Tant d’amour, tant de constance ?

On ne trouve dans la beauté

Jamais ni foi, ni espoir.


Trop amère est la douceur

De qui espère et vit en aimant.

Sur un visage innocent

La beauté est inconstante.



Scène XI


ARGENIA, DRASPO

Le jardinier Draspo avoue à Argenia son amour ; elle se moque de lui ; ils partent de différents côtés.


DRASPO

Je te retrouve enfin ; combien j’ai erré

pour arriver à voir la splendeur

de tes regards éblouissants,

seul pourrait te le dire Amour mon ennemi.

Oh, que je suis las !

Laisse un instant se reposer

mon corps affaibli ;

puis nos langues se délieront

en mélodies d’amour.

Argenia, où vas-tu  ?

Arrête, arrête-toi !


ARGENIA

Laisse, laisse-moi partir,

rustre malappris !


DRASPO

Arrête ! Ah ! doucement.

Rustre malappris, moi  ?

Et quand ma grossièreté t’a-t-elle offensée  ?

Regarde comme je suis beau.

Et, beau comme je suis,

je te consacre mon cœur et te le donne.


ARGENIA

Je me suis trompée. Tu n’es pas un rustre.

A te voir je te prends pour

le beau berger d’Amphryse.


DRASPO

Il y a Cypris et Astrée,

Junon, l’Aurore ;

mais moi, je suis plus beau encore.


ARGENIA

Par ton allure, ta stature,

si je contemple ta beauté divine,

tu ressembles tout à fait

non à Latone, mais à la déesse Latrine.


DRASPO

La beauté infinie

que l’aimable Nature a mise sur mon visage

pour toi, peu à peu,

se consume au feu de l’amour.


ARGENIA

Tu es digne de pitié, et, à te dire le vrai,

— ne le prends pas mal —

ton feu d’amour a besoin de bois :

il mérite le bâton.


DRASPO

De mes terribles brasiers

tu es l’aliment ;

et si mon ardeur mérite le bâton,

puisque tu es de bois, je te mérite.


ARGENIA

Tu ne peux pas me mériter.


DRASPO

Ciel ! Qu’ai-je entendu  ?


ARGENIA

Pauvre sot, modère

ta cuisante ardeur.

A un autre déjà j’ai donné mon cœur.

 

[ DRASPO

Ah ! la douleur me tue.

Infidèle c'est ainsi que tu jettes

dans le Léthé tes promesses

Cruelle, c'est ainsi que tu disperses au vent

mes prières, ma dévotion ? Ah ! je vois bien

dans mon cœur trahi et mourant,

qu'au royaume d'Amour

serment de femme

est plus léger que feuille morte au vent.

 

ARGENIA

Quelles promesses ? quelles prières ?

Quel audace !

Un vilain jardinier

Veut jouer au chevalier avec une dame !

 

DRASPO

Dans le beau royaume d'Amour,

je suis chevalier moi aussi

Mon sang est humble, mais ton être

ne prévaut pas pour autant ;

Amour égalise les inégalités.

 

ARGENIA

Que veux-tu ? Quel est ton désir ?

 

DRASPO

Je désire seulement que tu m'aimes.

 

ARGENIA

Je t'aime.

 

DRASPO

O cœur cruel.

Tu fais de ma douluer un jeu ?

Donc, parce que je languis

sous la lumière brûlante de tes beaux yeux,

parce que je suis amoureux de ton beau visage,

tu te montres inconstante envers mon amour ?

 

ARGENIA

Je ne suis pas inconstante.

Je suis légère,

parce que la légèreté dans un noble cœur

est don de nature, et non défaut.

 

DRASPO

Une noble dame qui n'a pas de constance

est pire en cruauté qu'un monstre affreux.

 

ARGENIA

Une dame qui aime le plaisir

si elle n'est pas inconstante n'a aucune beauté.

 

DRASPO

Une dame gracieuse et amoureuse

est d'autant plus adorée qu'elle est plus constante;

une jolie demoiselle

est d'autant plus belle qu'elle est plus constante.

Tu dois être constante,

puisque tu es si belle et si gracieuse.

 

ARGENIA

Non. Si je suis belle,

je dois être inconstante.

Dans le Ciel les Etoiles reines

sont inconstantes parce qu'elles sont belles.]

 

ARGENIA, DRASPO (ensemble)

Imbécile qui m'importunes,( Cruelle qui me tyrannises,)

mon souci, c’est que tu es grossier ; (mon souci c’est ta seule beauté,)

je ne veux pas de toi, non, non… ( je ne veux que t’aimer, si, si…)





Scène XII


PÂRIS. HÉLÈNE. GRECS, TROYENS (rôles muets).


UNE PLACE devant LE TEMPLE DE VÉNUS.

Pâris arrive à l’île de Cythère et attend Hélène devant le temple de Vénus. Hélène sort du temple et Pâris l’enlève. Un combat entre les Troyens et les Grecs, où les Grecs, cédant à la force des Troyens, après une bataille obstinée, finissent par prendre la fuite, termine le quatrième acte.


PÂRIS

O mon cœur bienheureux, que fais-tu, que penses-tu  ?

Joies, plaisirs, tout ce que tu voulais

t’est désormais donné.

Comment pourrais-tu n’être pas joyeux,

parmi toutes ces délices,

maintenant que ta belle amante,

le cœur plein de force et d’audace,

se soustrait à son époux

et pour donner à sa vie un soutien

abandonne, ô joie, sa patrie et son royaume  ?

Qu’on jouisse, qu’on jouisse de ces contentements,

car ces amoureux trophées de mon amour

donnent force au désir.

Elle m’attend dans le temple,

l’amoureuse Elue,

car, pour un si long voyage,

elle veut demander pieusement

un vent propice et un clair soleil 

à la déesse qu’on y honore ;

pleine de ferveur,

humble suppliante elle adore la statue.


Très douces peines,

suaves tourments,

soyez heureux de goûter

à celle que j’aime.


Nourrissez son ardeur

avec de tendres sentiments,

entre joies et délices,

rendez heureux mon cœur.


Mais si mes yeux ne me trompent pas,

voici venir mon trésor, mon cœur.

Voici que le Soleil éblouissant

du Ciel d’Amour

de ses pas pieux

foule en sortant le seuil altier

de ce Temple célèbre.

Allons, mes fidèles, prêts pour cette grande entreprise

retirez-vous à l’écart

et, pour enlever la belle

avec une superbe audace,

employez la force et la ruse.

Il est juste de l’enlever à la Grèce,

puisqu’ils ont volé Hésione aux Troyens ;

pour venger un rapt, il faut un rapt.



COMBAT ENTRE LES TROYENS ET LES GRECS.

 

 

 

 

 

ACTE V


Scène première


UN FLEUVE DANS LA CAMPAGNE DE TROIE.

Œnone dit ses tourments, la jalousie qu’elle éprouve à cause de l’absence de son cher Pâris ; elle se console par l’espérance.


ŒNONE

Qui me consolera,

loin de mon Idole, loin de mon beau Soleil,

de mon cœur, de mon bien, de ma Vie  ?

Ah ! cruelle séparation !

 

[ Œnone inconsolable,

Trahie, abandonnée,

est-il vrai que tu respires

au milieu de si affreux supplices?

Meurs, meuirs, malheureuse,

sors enfin de ton tourment; et si tu ne peux pas

moourir au milieu de tant de peines,

accuse ton Destin,

ce Destin pervers qui te maintient en vie,

loin de ces beaux yeux,

loin de ce beau visage,

loin de ce beau corps,

car sans la sérénité

de ce corps, de ce visage, de ces yeux,

il est fatal que dans les douleurs,

vivant d'une vie morte, ton cœur se consume.]

 

Je pleure, je soupire, je gémis,

je suis en colère, j’ose tout, j’ai peur,

et tout en invoquant le nom

de l’Idole que j’adore,

changée en amante jalouse,

je me meurs de jalousie,

je crains à chaque instant

qu’il ne mette, hélas ! en oubli

ma foi, mon amour.

Je redoute aussi sans cesse

qu’à une amante plus agréable et mieux désirée

il n’accorde ces grâces

que, par la loi d’Amour,

il doit à ma constance.


Si quelqu’un ne sait pas ce que c’est

que la vive douleur d’une amante,

qu’il éprouve avec son cœur

éloignement et jalousie.


Celle-ci, on la méprise, on l’évite en vain ;

elle est ennemie de sérénité.

Celui-là au fond de l’être

consume toujours l’âme et le cœur.



[ L’une est un mal pire que tous les maux,

l’autre est une douleur plus forte que toute douleur ;

mais la foi et l’espérance

peuvent donner la vie.


La foi qui demeure en mon cœur,

toujours entourée

d’espérances immortelles,

adoucit , pleine de pitié,

cet immense tourment

que je sens au fond de mon cœur,

pour que l’âme ne puisse pas

fuir le corps et l’abandonner.


Dès que par la pensée

je rêve de mon soleil vivant et le regarde,

je vois encore ces beaux yeux

et dans ces yeux amoureux,

véritables asiles de lumière,

cette pitié qui me fait pâlir.

Alors jaillit souvent

du fond de mon cœur où il se cache

un doux souffle d’espoir

qui s’échappe de moi

en compagnie des mes ardents soupirs

et murmure à chaque instant des paroles d’amour.


Tais-toi, timide amante, chasse de ton sein

cette douleur rebelle ;

à ce cœur malade de jalousie

accorde le doux réconfort

d’une sérénité,

avant qu’il ne languisse

noyé dans la vaste mer de ses supplices.

Que ce bel amant après qui tu soupires

garde avec sa foi une constante ardeur.

Ainsi dans ma souffrance,

j’espère (hélas!) et je tremble ;

mon cœur affligé,

qu’oppriment tour à tour douleur et réconfort

vit, meurt et renaît au même moment.


Heureuses les peines que je sens,

si mon trésor est fidèle,

si, à chaque moment, de mon grave tourment

il a pitié de lui vraiment.


Mon sort sera fortuné,

suave la flèche qui m’a frappée

si je puis avant de mourir

revoir, fût-ce un seul jour, mon soleil.


Cette foi

que m’a donnée

mon idole me console ;

si au cœur

j’ai douleur,

l’espérance toujours lui donne des ailes.


Ainsi m’anime

et me réjouit

l’espoir avec ses gentilles façons ;

si je meurs

je ne désespère pas

car l’espérance toujours reverdit. ]



Scène II


ORONTE, ŒNONE


Oronte, messager de Pâris, va à Troie pour annoncer à Priam l’enlèvement d’Hélène et l’arrivée du couple. Il rencontre Œnone, qui lui montre la route. En parlant avec lui, elle apprend le retour de Pâris, et s’en réjouit ; mais Oronte ajoute qu’il vient avec Hélène ; et, en un instant, l’allégresse se change en douleur. Oronte continue en toute hâte son voyage ; elle, anxieuse d’en savoir davantage, le suit avec l’espoir de le rejoindre.


ORONTE

Belle et courtoise nymphe,

que le Ciel soit toujours

de tes justes désirs le gardien et le guide !

Par d’aimables paroles

apprends-moi le chemin

qui conduit à la ville.


ŒNONE

Marche tout droit sans crainte;

il n’y a pas d’autre chemin. Tu ne peux pas te tromper.

Mais qui es-tu,

noble voyageur,

qui, tout haletant, cours sur cette route  ?


ORONTE

Je suis le messager fidèle de Pâris.


ŒNONE

Où est Pâris, ô Dieu  ?

En voyage peut-être.


ORONTE

Il revient de Grèce,

après son triomphe dans les guerres d’Amour ;

dans peu il arrivera

et ici séjournera

avec la belle amante pour qui il soupire.


ŒNONE

Quel bonheur pour moi! Amour,

guéris maintenant mes peines.

Mon trésor me revient

pour consoler mon cœur.

Que t’a-t-il dit de moi  ?


ORONTE

Qui es-tu  ? Tu délires.


ŒNONE

Hélas, malheureuse Œnone !

pourquoi parles-tu d’un amant et d’une amante  ?


ORONTE

Tu ne me comprends pas encore?

Il m’envoie apporter l’heureuse nouvelle

du doux enlèvement.


ŒNONE

Quel enlèvement?


ORONTE

Il a enlevé sur le rivage grec

l’épouse de Ménélas,

cette dame en beauté si fameuse.


ŒNONE

Il l’amène avec lui?


ORONTE

Je n’ai pas le temps de rester.


ŒNONE

Jour maudit!

Arrête un instant.


ORONTE

Adieu.


ŒNONE

Oh, ma passion malheureuse !

Dans quel supplice affreux me laisses-tu  ?

Retiens tes pas, Messager, écoute.




Scène III


UNE RUE dans la VILLE, loin du centre. ARBRES et RUINES.

Ergauro, serviteur de Medoro, apporte du vin à son patron ; comme il a soif, il tente d’ouvrir le coffret qui contient les bouteilles ; il n’y parvient pas et se fâche. Finalement, il arrive à l’ouvrir, goûte le vin, le trouve bon et petit à petit en boit tant qu’il est ivre.


ERGAURO

Mon maître qui est si

courtois en paroles,

mais si lent et si pingre

quand il faut dépenser pour moi

(tel est mon Destin, que je remercie)

m’a chargé comme d’habitude

de lui rapporter du bon vin.

Oh, comme il est lourd,

ce noble coffret ;

dans son ventre fécond combien

enferme-t-il de bouteilles  ?

Quelle tâche exténuante ! la soif

commence à me faire la guerre.

Si j’ouvrais… que se passerait-il  ? Courage.

Que pourrait-il m’arriver  ?

Non, non, pourtant, non, non, l’ouvrir  ?

je ne veux pas.

Car si le Maître arrive,

il me récompensera avec le bâton.

Il a beau être avare, il lui faut parfois s’humecter le gosier ;

et, comme si j’étais un âne,

il veut que lui apporte du vin. Qu’il boive de l’eau !

En conclusion, je vais l’ouvrir. Voici la clé.

O quelle odeur suave

dans mes narines ! Mais quoi ? Mon Maître

s’est caché peut-être dans cette clé

antique et rouillée ; j’ai beau faire effort,

je n’arrive pas à faire jouer la serrure.

Je t’ouvrirai, si j’osais

te casser en mille morceaux ;

et peu m’importe pourvu que tu te casses.

Je vais t’ouvrir avec les dents,

car tu vas t’ouvrir.

Je vais te mettre sens dessus dessous ;

mais ça ne servira à rien

car la liqueur se répandrait.

Mais ce n’est pas vrai : je ne vais pas

te porter avec la bouche sèche.

Je vais essayer tout doucement.

Voilà une bonne idée :

je veux voir si la clé

pénètre jusqu’au fond.

Ah ! elle tourne. Voilà le coffret ouvert.

Quatre et quatre huit ! Quelle belle couleur !

Maître, avec ta permission,

je veux en siroter un peu.

Je n’en prendrai pas assez

pour qu’il le voie. C’est tout juste le vermillon

de ma bouche sèche

qui léchera la lèvre de la bouteille.

Comme c’est doux ! Je te boirais bien tout entière.

Encore une gorgée, encore ! Oh, comme

il descend facilement !

Je n’ai jamais connu

si bonne fortune.

Maître, que vas-tu dire  ?

Tu diras que je t’ai trompé  ?

Dis ce que tu veux,

je me moque de tes cris.

Avec ton bâton tu me feras

étudier le datif.

Tu m’as déjà battu, autrefois, et je vis toujours.


Délicieuse liqueur

qui me donnes tant de plaisir,

ah ! réchauffe mon cœur

de ton ardeur si douce, si agréable.


Ta force a tant d’agrément

qu’elle invite au plaisir toutes les âmes.


Que de joies, que de contentements

tu donnes au cœur et à l’âme.

Que divague la cervelle !

les sens t’accueillent volontiers.


La vigueur que tu renfermes

met fin à toutes les guerres.


Mais quel est ce prodige  ?

Les étoiles en plein jour  ?

Voilà un soupir !

Regarde comme je suis beau.

Ah, ah, ah, ah, voilà comment sont

les amants énamourés.

Mais déjà, plein de fureur,

je veux en découdre avec le Ciel.

Injuste Amour, tu es mon tyran.


Je n’ai plus aucun souci,

je ne crains pas les tromperies ;

petit Amour, ton feu est pour toi.


Je suis le monstre qui

court et vole tout le jour

d’un pôle à l’autre.

Hélas ! malheureux, hélas !

je crois que je m’évanouis ;

oui, je me sens mal ; non, non, c’est passé.


Je veux maintenant que la belle Lisette

me reçoive dans son giron.

Attends, attends, beauté tyrannique !


La belle rebelle qui vive s’enfuit

donne à mon cœur plaisir parfait.

Je regarde, je soupire, je délire si bien,

que la flèche d’un regard me met tout en feu.

Mais dans la peine l’espoir m’assure malgré tout

qu’amante piquante est fidèle toujours.

(Il éclate d’un rire imbécile.)



Scène IV


MEDORO, HIRSENO, ERMILLO


UNE BIBLIOTHÈQUE.

Medoro, précepteur des pages, fait la leçon à Hirseno et Ermillo. Mais eux, au lieu de l’écouter, regardent les images d’un livre d’Esope. Medoro s’en aperçoit et les gronde; ils lui répondent que, puisqu’ils sont nobles, il n’ont pas besoin de faire des études. Ils se moquent de lui et s’en vont.


MEDORO

Je vous ai montré jusqu’ici

dans mon discours véridique

que les Entités se répartissent

en Mesurantes et Mesurées.

Il m’incombe maintenant

de vous expliquer ce qu’est la Mesure.

C’est une certaine Entité

qui fait voir clairement

la perfection ou la quantité des autres.

On peut aussi l’appeler

Norme ou Règle ;

Règle de la Vie,

Norme des Sciences ;

je vous dirai ses autres noms ; mais d’abord

je veux démontrer qu’elle est triple,

comme le veulent les lois…


ERMILLO

Regarde l’agneau qui bêle.


MEDORO

des Maîtres les plus doctes. Qu’est-ce que tu lis?


ERMILLO

Nous lisons ensemble

les fables d’Esope.


MEDORO

Je vais vous balayer la cervelle,

garnements que vous êtes.

C’est comme ça que vous apprenez

les arts et les sciences

qu’avec tant de belles phrases

je découvre devant vous  ?


HIRSENO

Je renonce à toutes les sciences, à tous les arts,

reprends, toi, mon rôle.

A quoi me sert d’étudier,

puisque je suis noble ?

Toi qui es roturier,

étudie, étudie. Maître, adieu.




Scène V


Medoro se plaint qu’on se soit moqué de lui ; il fait un discours sur la Vertu et la Noblesse.


MEDORO

A quoi me sert d’étudier

si je ne suis pas noble !

O généreuse preuve ! O Ciel ! O Dieu !

Donc, parmi nous celui

qui grâce au Ciel

a hérité de la noblesse

devra mépriser celui qui possède la Vertu !

Ah, qu’il se trompe !

La véritable noblesse

c’est la Vertu qui vit dans une âme

et il obscurcit son jugement

celui qui croit le contraire.

Il n’est pas noble, celui qui méprise la Vertu.

Car un cœur magnanime

avec une généreuse ardeur

nourrit des pensées magnanimes ;

et à la qualité du sang

unit la noblesse de la Vertu.

Donc quiconque vit, respire

et aspire à la noblesse

qu’il revête le manteau de la Vertu ;

car qui s’en va dépouillé de vertu

est aussi dépouillé de noblesse.


Chez les mortels la vertu

est plus digne que la noblesse,

même si l’une règne et domine,

et si l’autre est dans la misère.


De la glorieuse vertu quelle n’est pas la valeur  ?

Il n’est pas de bien qui égale son prix.


Cette noble Déesse

vit toujours et ne meurt jamais.

Elle tue les années, blesse le temps,

toujours elle est ceinte d’éternité.


Contre l’oubli elle remporte la victoire,

Si elle est pauvre d’or, elle est riche de gloire.


[ La Noblesse vient de Nature,

mais la Vertu est un don du Ciel ;

L'une demeure nue et obscure,

l'autre revêt un voile immortel.

Que la Noblesse à la Vertu cède la palme ;

l'une règne dans le cœur, l'autre dans l'âme.

 

L'Âme seule vient du Ciel;

la Nature donne le Sang ;

la Vertu est vivante avec l'Âme

et la Noblesse avec le Sang.

Si l'une vit, si l'autre languit,

que Nature cède au Ciel, et le Sang à l'Âme.

 

La Noblesse ne peut être belle

et aimée qu'avec la Vertu.

Mais la Vertu, comme une claire Etoile,

n'a pas souci de la Noblesse.

L'une apparaît dans l'or et périt en peu d'heures,

l'autre naît pauvre et ne meurt jamais.

 

Si donc elle languit, si elle est fragile,

la Noblesse n'est pas noble.

Mais la Vertu, parce qu'immortelle,

doit seule posséder la noblesse.

Qu'il hérite d'un sang obscur ou illustre,

seul est noble celui qui possède la Vertu.]

 

 

Scène VI


UN PORTIQUE. Dans les LOINTAINS, un JARDIN.

Œnone n’a pas pu rattraper le messager ; elle va au palais pour le retrouver,


ŒNONE

Où, malheureuse, où

Œnone abandonnée,

entre toutes ces maisons vas-tu tourner tes pas  ?

Arrête, arrête-toi :

ici tu pourras sans doute

grâce au fidèle Messager

savoir le vrai sur tout ce qui se passe.

Comment serait-il possible

que ton Pâris aimé,

ta Divinité adorée,

ton cœur, ton bien, tes délices,

accueille dans son sein un autre amour  ?

Je ne peux pas le croire.

Et pourtant le Messager m’a dit, ô Dieu !

que plein d’un amoureux vouloir

il est parti enlever l’épouse de Ménélas.

Mais s’il est vrai

que ton cruel amant

a trahi cette foi

qu’il t’avait si souvent promise,

reviens, reviens,

si tristement récompensée,

dans ta forêt obscure pour pleurer

de ta misérable passion l’indigne naufrage.



Scène VII


ŒNONE, HIRSENO, ERMILLO


Hirseno et Ermillo aperçoivent Œnone. Fascinés par sa beauté, ils se proposent de l’enlever. Mais ils se querellent pour savoir dans quel lieu il faut la conduire. Œnone s’enfuit. Ils en viennent aux armes. Ermillo est blessé ; il se sent près de la mort, pleure sur son aventure ; il ne sait pas qui pourrait le réconforter.


ERMILLO

Oh quel beau visage !


HIRSENO

Quels beaux yeux !


TOUS LES DEUX

Amour, qui peut-elle être  ?


HIRSENO

L’as-tu déjà vue?


ERMILLO

Moi, jamais.


TOUS LES DEUX

Oh dieux ! Je sens mon cœur s’enflammer.


ŒNONE

De mon rustique asile

jusqu’à ce palais royal

j’ai fait en vain le voyage

si je ne trouve pas le messager.


HIRSENO

On l’enlève  ?


ERMILLO

Qu’est-ce qu’on en fera  ?


HIRSENO

On l’emmènera ailleurs.


ERMILLO

Mais qu’est-ce qui va nous arriver

si le Roi s’en aperçoit  ?


ŒNONE

Mais où dois-je aller

pour le retrouver  ?


ERMILLO

Réfléchissons, réfléchissons :

celui qui attend son bonheur de la tromperie

se précipite dans les souffrances.


HIRSENO

Celui dont la fière audace

méprise les dangers

est toujours digne de louange.


ERMILLO

Oh, quelle beauté parfaite !

Le désir amoureux triomphe de toutes les peurs.

Je ferai, sans tarder,

moi aussi, ce que tu voudras.


ŒNONE

Que voulez-vous de moi, qui êtes-vous  ?


HIRSENO

Très belle demoiselle,

ton regard lumineux et charmant

est cause que je brûle et me consume.

Car, installé dans le Ciel de ton beau visage,

l’Archer du Paradis

au milieu d’une beauté si rare

est toujours prêt à lancer des foudres de douceur.


ŒNONE

Tu prends trop de peine à me louer ;

occupe-toi de tes propres soucis

et ne t’inquiète pas de moi.

Belle ou laide, je ne suis pas pour toi.


HIRSENO

Tu me chasses, je t’adore, Idole aimée ;

tes mépris font ma joie et mon bonheur.

 

ŒNONE

Mes pensées naissent

d’un cœur pur et modeste.

Laisse-moi, laisse-moi. Holà ! quelle audace !

Insolent, qui es-tu  ?


HIRSENO

Une réponse dédaigneuse ne serait pas digne de moi.

La foudre qui m’ouvre le cœur me ferme la bouche.

Viens, viens, mon trésor.


ŒNONE

Quelle violence est-ce là, hélas !


ERMILLO

Tais-toi, ma vie !


HIRSENO

Fais-la avancer.


ERMILLO

Mais où irons-nous avec elle  ?


HIRSENO

Je le sais bien.

 

ERMILLO

Je veux le savoir aussi.


HIRSENO

Tu n’as pas à t’en soucier.


ERMILLO

Et pourquoi pas? Je veux qu’elle aille

où ça me plaît et non où tu veux.


ŒNONE

Malheureux destin !


HIRSENO

Encore! Tu oses, lâche?


ERMILLO

Le lâche, c’est toi, paysan crasseux!


HIRSENO

Prends ça pour t’apprendre!


ERMILLO

Et toi, prends ça.


ŒNONE

Je ne serai pas lente

à m’enfuir.


HIRSENO

Voilà mon épée !


ERMILLO

Je n’ai rien contre. Je te défie.


HIRSENO

Défends-toi, si tu sais.


ERMILLO

Et quel mal peux-tu me faire?


HIRSENO

Ta poitrine va le sentir.


ERMILLO

Attaque. Je t’attends.

Je n’en peux plus, je suis mort.

Tu m’as blessé, traître, injustement.

Mon triste cœur est transpercé.

O Ciel, qui viendra à mon secours  ?

Je languis déjà, je défaille,

déjà mon cœur va vers la mort.

Dans cette pauvre vie,

ô Dieu, je ne peux plus rester

si je n’ai ni aide ni secours.

Malheureux, que vais-je faire  ?





Scène VIII


ERMILLO, ERGAURO

Ergauro a dormi; son ivresse est passée. Une bouteille en main, il dit sa satisfaction. Il entend les plaintes d’Ermillo; ému de compassion, il le console en le faisant boire. Ermillo retrouve ses esprits et, appuyé au bras d’Ergaura, il s’en va.



ERGAURO

Ces astres brillants

qui me rendent confus

cachent dans mon cœur

des rayons de flamme.


Ils rendent si plaisante

la tristesse où je languis

que mon âme n’est plus

au bord des larmes.


Que demeurent fixes

ces rayons qui me mettent en feu ;

car s’ils bougent,

ils ne brillent plus.

 

[ Ma foi ne varie pas,

n'est pas volage,

Ma volonté demeure,

inébranlable.

 

Elle n'a pas de fin,

elle est invincible,

la foi qui reste vive

ne saurait choir. ].

 

ERMILLO

J’exhale les derniers soupirs,

je prononce le dernier « hélas » ;

ces souffrances affreuses,

ô Dieu, personne n’est là pour les soulager.


ERGAURO

J’entends une vois plaintive et dolente.

Je ne saurais dire d’où elle vient.

Je regarde, j’écoute, je me retourne, et je ne l’entends plus.

Ce sera mon imagination

qui délire, toujours changeante,

brouillée par le sommeil

et par le parfum qui s’envole

de cette liqueur qui plaît tant à Bacchus.

Mais je ne me trompe pas, malheureux Ermillo…

Hélas ! on dirait qu’il est mort.


ERMILLO

Qui, pour me soulager un peu,

me remue et me secoue  ?


ERGAURO

Je vais t’apporter le secours

de cette dernière bouteille.

A ta santé, Ermillo !


ERMILLO

Hélas ! je suis blessé.


ERGAURO

Bois, pauvre diable.


ERMILLO

J’ai perdu tout mon sang.


ERGAURO

Une égale quantité de vin

te mettra du sang dans les veines.

Bois.


ERMILLO

Je ne peux pas, hélas!


ERGAURO

Bois, c’est bon.

Bois, je te dis, bois.


ERMILLO

Destin cruel !


ERGAURO

Oh quel bon vin ! Ecoute.

Arrête, Ermillo, qu’est-ce que tu fais  ?

Tout d’un trait  ?


ERMILLO

Oui, me voilà consolé.


ERGAURO

Appuie-toi sur moi.


ERMILLO

Je tiens debout.


ERGAURO

Bon, mais à une condition:

prends un peu sur toi,

parce que, moi aussi, je titube.


ERMILLO

Oh quelle terrible douleur! ô Ciel ! ô Dieu !



Scène IX


PRIAM, HÉCUBE


LA CHAMBRE DE PRIAM.


Priam a reçu l’avis du retour de Pâris et de l’enlèvement d’Hélène ; il en informe Hécube, et tous deux, pleins de joie, vont donner les ordres nécessaires pour les préparatifs des noces.




HÉCUBE

Quelle suave allégresse 

envahit ta pensée !

Je le vois, ton vouloir

est plein de joie et de douceur.

Rends-moi digne, mon Seigneur,

de goûter avec toi entièrement

cette jouissance que le Ciel t’accorde.


PRIAM

Oh ! je suis heureux, tout à fait content.

L’ immense allégresse

fait déborder en moi mon cœur ivre de joie.

Jour de bonheur ! Jour de grandeur !

Notre Empire invaincu, glorieux

accroît son honneur et son lustre.

Notre Pâris, fils chéri, fils admirable,

là-bas dans le royaume de Grèce,

pour venger l’injure faite à ma sœur,

a enlevé dans le port,

d’une main résolue,

du Spartiate menteur

l’épouse honorée, adorée.


HÉCUBE

O victoire immortelle et glorieuse !

O cher et tendre fils !

Fils prudent et sage,

qui, bravant le danger,

a vengé l’outrage fait

à la malheureuse Hésione !

Et viendra-t-il bientôt

séjourner parmi nous  ?


PRIAM

C’est à l’instant même

qu’avec un immense plaisir

j’attends notre cher fils avec sa belle épouse.


HÉCUBE

Heureuse amante, amant fortuné,

venez, venez

ranimer les rayons de ces yeux.


PRIAM

Qu’on prépare incessamment

dans un ordre pompeux

un glorieux hyménée

pour ces époux heureux et fortunés.

Que ce jour ne soit

que gaîté et triomphe !


TOUS LES DEUX

Que les ennuis restent cachés ;

que les querelles s’éteignent ;

qu’après une victoire si brillante

nos âmes et nos cœurs

n’aient plus que joie et contentement.

Que le Ciel découvre ses splendeurs

pour rehausser un jour si joyeux.

Allégresse, oui, oui, oui.



Scène X


L’ANTICHAMBRE d’HÉCUBE.

Filinda, demoiselle d’atours, se réjouit d’être amoureuse et chante la douceur de l’amour.


FILINDA

Supporte, ô mon cœur constant,

la tristesse qui te fait languir.

C’est la gloire de qui aime

que de souffrir pour une grande beauté.


Amour amène à la jouissance

une âme qui garde sa foi ;

car s’il sait bien faire des blessures,

il sait aussi récompenser.



Scène XI


FILINDA, ŒNONE


Pour ne plus être harcelée par les pages, Œnone s’est habillée en garçon ; elle est à la recherche du messager. Filinda, trompée par son habit, s’en éprend. Elles parlent ensemble. Œnone, faisant semblant d’être conquise, lui promet de l’aimer.



ŒNONE

Ciel ! où suis-je  ?

Je ne peux toujours pas savoir la vérité

de ce que le messager

a dit de mon Idole.


FILINDA

Oh beauté extrême !


ŒNONE

Je n’ai plus aucune crainte,

sous ce déguisement d’homme,

que des jeunes gens de la Cour

me viennent outrager.

Parmi tant de mésaventures

le sort m’a favorisé :

j’ai échappé à leurs mains.


FILINDA

Je rêve à voir ce beau visage

qui dans son ovale contient tout le Paradis.

O belle Idole !

Grâce à toi me voilà dans le royaume d’Amour.

Sans défense, vaincue, transpercée,

enchaînée, prise.

 

[ ŒNONE

Mes pensées se troublent ; il me semble

que mon cœur m'annonce des douleurs.

 

FILINDA

Je crois que c'est Amour lui-même,

parce qu'il n'est que beauté,

parce qu'il n'est que douceur.

Est-ce Amour? Je ne vois pas d'ailes.

Il n'a ni bandeau ni flèches. Hélas !

Il est vrai que je rêve.

Mais ses gestes, ses mouvements, ses paroes, ses regards

montrent qu'il est vraiment Amour.

Ses sourcils sont un arc, ses regards sont des flèches,

son bandeau est en moi :

avec une douce rigueur

il m'enserre l'âme, il m'enchaîne le cœur ;

il m'a donné des ailes

pour qu'au beau soleil de son gracieux visage

mon désir, plein d'amour, s'envole.]

 

ŒNONE

Hélas ! que dois-je faire  ?

Œnone, à quoi te résous-tu  ?

 

[ FILINDA

Je veux prendre courage, découvrir mon ardeur.

 

ŒNONE

Non, j'ai honte. Amour, Amour,

tu es cause de ma langueur.

 

FILINDA

Courage, Filinda, courage.

 

ŒNONE

Est-ce là la foi...

 

FILINDA

Il n'y a pas de honte à demander pitié.

 

ŒNONE

Amant perfide, est-ce ainsi

que ton beau visage

donne à mon âpre douleur réconfort et paix?

 

FILINDA

Mais si dans son orgueil...

 

ŒNONE

C'est d'une froide neige...

 

FILINDA

il ne sent pas le flambeau d'Amour,

 

ŒNONE

que tu nourris une âme dans ton cœur et un cœur dans ta poitrine?

 

FILINDA

il se peut qu'il se mette en colère.

 

ŒNONE

Me trahir ainsi, criminel !

 

FILINDA

Non, non, ne pas l'offenser, mais devenir

le trophée de ce beau visage;

languir, mourir devant ces beaux yeux.

 

ŒNONE

Au milieu de mes malheurs...

 

FILINDA

Pourtant j'ai peur, pourtant...

 

ŒNONE

Cruel Destin,...

 

FILINDA

je n'ai pas le courage d'approcher...

 

ŒNONE

pourquoi me garder en vie ?

 

FILINDA

de ce visage divin.

Non, non, n'ayons plus peur.

Amour est aveugle, mais il a une langue.

 

ŒNONE

Ah ! douleurs, ah ! tourments !

 

FILINDA

Hélas ! Je tremble encore ?

Une âme qui veut son bonheur

pour guérir doit montrer sa blessure.]

 

Quel est ce funeste nuage de tristesse

qui offusque la céleste splendeur de ton beau visage ?

As-tu accueilli Amour dans ton sein  ?


ŒNONE

Amour n’a que trop bien

trouvé dans mon sein son asile et son lieu.


FILINDA

Quelle est la divinité du ciel

qui a mis ton cœur en feu ?


ŒNONE

Une âme constante peut révéler

la blessure, mais non l’amant.


FILINDA

Celui qui désire trouver

remède et secours,

qu’il révèle à la fois la blessure et l’amant.

Moi, qui n’adore que toi,

moi, qui sens mon cœur blessé

par une flèche aiguë,

moi, qui pour toi me meurs,

à toi, mon doux contentement,

pour trouver un soulagement à ce cœur qui gémit,

je révèle à la fois l’amant et la blessure.

 

[ ŒNONE

Hélas ! que me faut-il entendre ? Celle-là aussi ? Hélas !

C'est en vain que je pense, que j'espère

être sous ce déguisement à l'abri

des outrages de cet amour vain et volage ;

je m'en aperçois : il ne fait pas bon

être femme. Mais être homme, c'est pire.

 

FILINDA

Ah ! on dirait qu'il se fâche !

Âme de ce cœur,

ne te fâche pas si je t'aime.

Cette ardeur amoureuse

qui m'enflamme, me brûle, me détruit

naît seulement, mon cher trésor, de ton beau regard.

Si je t'aime, si je t'adore,

vie de mon âme,

la faute n'en est pas à moi,

mais seulement à tes beaux yeux,

à tes beaux yeux qui m'ont vaincue et mise en feu,

à tes beaux yeux qui (pauvre de moi !)

par leurs éclairs enflammés

me reprochent mon offense.

 

ŒNONE

Comment peux-tu être blessée

(l'étrange folie !) par mes yeux ?

Mon regard jamais n'a été homicide;

pour blesser les jeunes filles je n'ai pas de flèche.

 

FILINDA

Celui qui me lance des flèches

avec une force extraordinaire,

c'est Amour, qui trône en armes dans ces yeux. ]

 

ŒNONE

Demande pitié à l’Amour, si l’Amour t’afflige.

Celui qui t’a blessée, qu’il te guérisse.


FILINDA

Toi seul peux guérir

ma douloureuse plaie.


ŒNONE

Gentille fille, et jolie,

je ne puis satisfaire ton désir ;

ce que tu cherches, je le cherche aussi.


FILINDA

Pourquoi ne peux-tu me donner le repos  ?

Si tu désires ce que je désire, alors tu m’aimes.

Et je ne veux rien d’autre (oh, que je suis heureuse !)

qu’être aimée de toi, mon doux cœur.

 

[ ŒNONE

Tu languis et je languis :

un destin égal assemble

ta volonté et la mienne;

mais la douleur ne peut consoler la douleur

 

FILINDA

Dis-moi quelle est ta douleur,

idole de mon cœur.

 

ŒNONE

Je ne peux pas la révéler.

 

FILINDA

Un tourment avoué devient moins lourd.

celui qui adore en silence

ne peut trouver pour sa douleur une douce paix.

Celui qui cache sa douleur est digne d'en mourir.

 

ŒNONE

Elle me tourmente et ne me comprend pas.

Et moi je jette au vent

des métaphores et des mots obscurs. ]

 

Je veux que son cœur se repaisse

d’une trompeuse espérance

et, pour qu’elle s’éloigne de moi,

faire semblant d’aimer en mimant la passion.

J’ai besoin de l’art des courtisans,

puisque je suis à la Cour,

puisqu’à travers des gestes et des paroles courtoises

la simulation règne sans cesse à la Cour.

Je t’aime, belle, et j’ai, gravée dans le cœur,

ta charmante beauté, ô ma douce vie.

[ Mais pour un bref instant,

aie la bonté de me permettre

d'aller me reposer;

j'ai fait une longue route,

je suis las et j'ai mal partout.

 

FILINDA

Si tu as besoin de te reposer,

repose dans mon sein,

âme de mon cœur. ]

 

Donc, tu m’aimes.


ŒNONE

Je t’aime, je t’adore.


FILINDA

A ces paroles douces et délicieuses

que ta langue prononce pour moi,

le cœur transpercé

d’une douceur suprême,

ô réconfort de mon âme,

je défaille, je pâlis, je meurs.


ŒNONE

Je meurs, moi aussi, en te regardant ; je n’ai qu’un désir :

mourir, moi aussi, sur un sein innocent.


TOUTES LES DEUX

Cette ardeur nous brûle ;

mon cœur, mourons d’amour.

Notre sort est heureux :

au royaume d’Amour la mort est la vie.





Scène XII


ERMILLO, HIRSENO, ERGAURO


PLACE devant le PALAIS ROYAL.

Ermillo pardonne à Hirseno, qui se propose, avec Ergauro, d’examiner la blessure ; mais il ne trouve de blessure qu’imaginaire. Hirseno s’en réjouit et part avec lui. Ergauro demeure étonné et stupéfait de la sottise d’Ermillo. Comme il a entendu dire que s’approche le temps des noces de Pâris et d’Hélène, il décide de se trouver à lui aussi quelque raison de se réjouir.



ERMILLO

Ah ! ne me fais plus entendre

le son de tes prières ;

que je vive ou que je meure, je te pardonne.


HIRSENO

Le pardon est l’acte

d’un esprit bienveillant

et celui qui est prêt à pardonner l’offense

montre et dévoile un cœur magnanime.


ERGAURO

Nous allons voir

si ta blessure

est légère ou mortelle.


ERMILLO

A l’aide ! au secours !

Je suis pris d’une douleur nouvelle.


ERGAURO

Ecarte les bras ;

et toi, tiens-le pendant que je desserre ses habits.


HIRSENO

Oublie, oublie

ta crainte de la mort, tes inquiétudes.


ERGAURO

Mais où est le sang, imbécile  ?

Tu crois être blessé ; et tu n’es pas même touché.


HIRSENO

Je serai heureux si c’est vrai.


ERMILLO

Tu te trompes.

Je suis blessé à la poitrine.


ERGAURO

Blessée, ta poitrine, comment  ?

Il n’y a pas même un trou dans tes habits.


ERMILLO

Alors, en vrai, je délire.


HIRSENO

Ta blessure, Ermillo,

c’était ta peur ; rien de réel.


ERMILLO

Ah ! je respire.


HIRSENO

Allons. Et dans ton cœur

réprime désormais tout mouvement de crainte.


ERGAURO

Et moi, plein de stupeur,

je reste à la fois immobile et muet.

O infinie sottise

des âmes légères !

O stupeur ! O prodige ! Il est donc vrai

qu’une peur subite peut glacer le sang,

et que le cœur, privé

de son ardeur naturelle

dans sa peur s’abandonne à l’imagination.

Mais déjà, pour voir de si belles noces,

une fois les étoiles mises en fuite,

avec joyeuse harmonie

le Ciel, la terre et l’onde font éclater leur joie.


Avec ce vin doux et délicat

près de ma Lisette

je veux être heureux moi aussi.

Boire est un plaisir

qui s’est gravé dans mon cœur ;

et, doucement ravi,

entre l’ardeur d’Amour et celle de la Fiasque

mille fois en un jour je meurs et je renais.




Scène XIII


PÂRIS, HÉLÈNE, ŒNONE


Pâris et Hélène arrivent à Troie. Œnone les voit et se désole.


PÂRIS

Ces murailles bienheureuses

pour ta beauté seront un sûr asile.


HÉLÈNE

Mon âme ne désire

pas d’autre logis que ton cœur

pour vivre en joie dans son heureuse ardeur.


PÂRIS

Mais, hélas ! mon cœur est hors de ma poitrine ;

il ne vit plus qu’en toi, mon doux cœur.


ŒNONE

Ciel ! que vois-je  ? Amour, qu’est-ce là  ?

Ah ! malheureux espoirs

noyés par la tempête dans l’océan d’Amour !


PÂRIS

Ame de mon cœur, peut-être es-tu lasse

de ce long voyage.


HÉLÈNE

Je ne suis pas lasse : les rayons de tes yeux

dans mon sein raniment ma force.


ŒNONE

Voilà la raison pour laquelle

m’a trahie ce traître sans foi.


PÂRIS

Allons, allons

recevoir

des parents

les honneurs que nous méritons.




Scène XIV


Œnone se plaint amèrement d’avoir été abandonnée par Pâris. Après une lamentation poussée à l’extrême, elle s’en va, décidée à mourir pour ne plus vivre dans un continuel supplice.


ŒNONE

Mais pourquoi ne tuerais-je pas

ce traître infidèle  ?

Que meure l'infâme ! Non, non, qu’il vive, qu’il vive,

l’indigne, le déloyal.

Une âme sage qui attend sa vengeance,

qu’elle cultive sa colère !

La vengeance fait alors plus mal.

Amant plus que perfide,

monstre plus féroce que les monstres d’enfer,

telle est donc la récompense

de ma foi, de mon sincère amour  ?

J’ai brûlé, constante,

à la douce lumière de ton beau visage,

j’ai accueilli pour toi

dans mon sein une mer de souffrances.

Avec des promesses mensongères,

sans prendre en pitié mes tourments,

traître cruel,

m’abandonner, mettre la voile au vent  ?

Ah ! tes soupirs étaient menteurs !

Ah ! jamais il n’a été vrai

que la flamme d’Amour te brûlait,

te réduisait le cœur en cendres.

Jamais tu n’as été amoureux ; ou si tu l’as été

c’était pour trahir celle qui t’aimait,

inconstant en amour, mais constant dans l’inconstance.

Tu as montré, infidèle, pour ma passion

une pitié jouée, un réel orgueil,

une constance de verre, un cœur de rocher.

 

[ Que ferai-je, infortunée ? Ah ! que plus jamais

ne me trompe, ne me séduise

un doux souffle d'espoir

d'apitoyer celui qui contre ma douleur

a cuirassé son cœur de glace et de diamant.

L'infidèle, le déloyal,

digne de mille morts,

qui a pu oublier la foi jurée

et m'abandonner dans les douleurs,

ne va pas cesser de rire,

de se réjouir de mes peines,

maintenant qu'il goûte de doux moments d'amour,

pris dans une intrigue amoureuse,

devenu amant, dans les bras d'une autre femme. ]

 

Que vais-je faire, malheureuse  ?

Vais-je vivre pour languir  ?

Je vais languir,

pour vivre, toujours en pleurs.

Mourir, mourir !

Abandonnée,

sans réconfort, sans secours,

je n’ai plus souci de la vie ;

Non, il n’est pas vrai que je vis encore.


Amour déjà m’appelle à la mort,

je mourrai joyeuse et fidèle,

et devenue ombre errante,

je hanterai celui qui ne m’aime plus.


Mais peut-être celui qui m’a trahi

connaîtra-t-il un supplice éternel ;

et le beau ciel de sa jouissance

sera-t-il pour lui un rigoureux enfer.


[ Meurs donc, malheureuse !

Satisfais en mourant ton sort inique !

Meurs, amante misérable !

Jette désormais avec ta mort

les ténèbres de l'oubli

sur tant de tourments, sur tant de peines !

Que meure, que meure mon cœur !

Puisqu'en vain j'appelle au secours,

pour sortir de peine

je ne désire plus d'autre plaisir que ma mort.

dans cet état misérable,

à ce cœur aimant,

privé de tout espoir

pour échapper à la mort il n'est d'autre issue que la mort.

 

Ainsi que de mes tourments

toutes les Nmphes apprennent

à ne jamais croire que s'enflamme et brûle

un cœur épris d'amour

lorsqu'une langue menteuse

avec des accents séducteurs

révèle une flamme d'amour.

Car bien souvent il arrive

qu'une âme inconstante, experte en ruses,

méprise en son cœur ce dont la langue fait l'éloge.

Quiconque imagine et espère

dans une jeune beauté

trouver constance et foi sincère,

consume en vain sa jeunesse,

espère en vain, supplie en vain, se tourmente en vain.

Qui se fie à autrui se trompe soi-même. ]


Scène XV


PRIAM, HÉCUBE, PÂRIS, HÉLÈNE, tous les PRINCES et toutes les PRINCESSES.


Priam et Hécube, accompagnés de tous les princes et toutes les princesses de Troie, louent la beauté d’Hélène ; elle leur demande de la prendre pour fille. Elle dit qu’en suivant Pâris elle a perdu son royaume ; Priam lui en promet un plus grand et la donne pour femme à Pâris. Avec le ballet des princes et des princesses se terminent le cinquième acte et l’œuvre tout entière.


HÉCUBE

Quelle langue jamais

pourra faire un parfait éloge

de la sérénité céleste

qui émane de ces rayons  ?

Tes rares beautés

sont comme le Soleil claires et lumineuses.


PRIAM

Pareille beauté veut plus

qu’un éloge fragile et passager.

Que se taisent les langues mortelles ;

car pour faire l’éloge d’un soleil

il faut que, belles et passionnées,

sur la cithare du Ciel chantent les Etoiles.


HÉLÈNE

De toute façon je suis

votre fille, votre servante, et je me consacre à vous.


HÉCUBE et PRIAM

Je t’embrasse comme fille ;

comme Mère (Père) le cœur tout attendri,

plein de passion, je me consume et me pâme.


PÂRIS

Père, voici celle pour qui je meurs,

voici la beauté que j’adore.


HÉLÈNE

Père, voici celui qui est ma vie ;

pour suivre un trésor si précieux,

j’ai quitté mon Epoux et mon Royaume.


PRIAM

Fille, ô fille charmante,

console-toi ;

si tu as quitté la Grèce,

en Phrygie tu pourras

posséder, favorisée

par le sort le plus haut et le plus heureux,

un Royaume, une Patrie, un Epoux.

Et toi, fils adoré, puisqu’Hyménée

unit vos âmes

de sa parole ardente,

suis le vouloir du Destin,

prends ta belle,

et mets sa main dans la tienne.

Cette merveilleuse Beauté

qui accueille avec amour tes soupirs,

si de toute sa force

elle t’a donné son cœur, qu’elle te soit pour femme accordée.


PÂRIS

Que cette âme jouisse

au milieu de délices

et que mon cœur reçoive

la palme d’Amour.



HÉLÈNE

Dans l’aimable bonheur

où me conduit Amour,

que la joie que j’éprouve

n’ait pas de limites.



PÂRIS et HÉLÈNE

Que nos plaintes soient tendres,

que nos soupirs soient doux,

que toujours soient comblés

nos désirs.



TOUS LES QUATRE

D’un amour infini

l’ardeur est-elle douce  ?

Votre (Notre) cœur le saura.

Chantons, jouons, réjouissons-nous, dansons.



BALLET DES PRINCES ET DES PRINCESSES.



FIN