POUCHKINE EST-IL ROMANTIQUE?
Que veut dire "romantique"?
Si le mot est défini par une chronologie, s'il désigne une génération, il s'applique à Pouchkine, comme le montre cette liste de dates de naissance.
1788. Byron.
1790. Lamartine.
1797. Vigny.
1799. Pouchkine.
1802. Hugo.
1803. Mérimée.
1811. Musset
L'image traditionnelle du poète romantique, telle que la véhiculent les manuels d'histoire littéraire, suppose qu'il écrit dans des genres très divers : poésie lyrique, épique, dramatique, roman, histoire. C'est le cas de Pouchkine, qui compose par exemple : Poltava (1829), petite épopée en trois chants; Boris Godounov (1825), tragédie ; La Fille du capitaine (1836), roman ; Histoire de la révolte de Pougatchev (1834).
L'image traditionnelle du poète romantique suppose qu'il est attiré par les couleurs de l'Orient. Pouchkine écrit Le Prisonnier du Caucase (1822), La Fontaine de Bakhtchisaraï (1824), Les Tsiganes (1827), dont l'action est située, respectivement, dans le Caucase, en Crimée, en Bessarabie.
Beaucoup de poètes romantiques se sont intéressés à la poésie populaire et s'en sont inspirés. C'est le cas en Allemagne et en Angleterre, mais non en France : Gérard de Nerval, initiateur en la matière, bien que romantique selon la chronologie (il est né en 1808) ne publie ses œuvres les plus significatives que longtemps après la mort de Pouchkine (1837). L'intérêt de Pouchkine pour la poésie populaire se manifeste en particulier dans ses contes en vers : Le Tsar Saltan (1832), par exemple.
Il est d'usage, au moins en Russie, de considérer que Pouchkine a d'abord été romantique, puis qu'il est passé au réalisme. "Réalisme" veut dire que l'écrivain peint objectivement le monde extérieur à lui ; il le peint tel qu'il est, sans l'embellir, en en montrant les défauts. Par opposition, on considère que l'écrivain romantique ne s'intéresse qu'à lui-même.
Pouchkine n'emploie jamais ni le mot "réalisme" ni le mot "réaliste. Le mot "romantisme" lui est familier. Mais il regarde d'assez loin les querelles auxquelles il donne lieu, en Russie comme ailleurs, chez les journalistes. Il ne semble pas qu'il ait jamais été tenté de se l'appliquer à lui-même.
Dans son roman en vers Eugène Onéguine, il fait le portrait d'un jeune poète.
Он пел любовь, любви послушный,
И песнь его была ясна,
Как мысли девы простодушной,
Как сон младенца, как луна
В пустынях неба безмятежных,
Богиня тайн и вздохов нежных.
Он пел разлуку и печаль,
И нечто, и туманну даль,
И романтические розы;
Он пел те дальные страны,
Где долго в лоно тишины
Лились его живые слезы;
Он пел поблеклый жизни цвет
Без малого в осьмнадцать лет.
Chapitre II, strophe 10
Parfait serviteur de l'amour,
Il le chantait en vers limpides
Comme l'âme des jeunes filles,
Comme les rêves des enfants,
Comme les astres du ciel calme,
Dieux des secrets et des soupirs.
Il chantait l'adieu, le chagrin,
Les "brumes", le "je-ne-sais-quoi",
Et les roses, fleurs romantiques ;
Il chantait les pays lointains
Où longtemps le sein du silence
Avait reçu ses larmes vives ;
Il chantait sa jeunesse morte.
Il avait presque dix-huit ans.
Beaucoup plus tard, Pouchkine cite longuement une élégie de son jeune poète. Dans le commentaire dont il l'accompagne, l'ironie est plus sensible, mais toujours absolument dépourvue de méchanceté.
Так он писал темно и вяло
(Что романтизмом мы зовем,
Хоть романтизма тут нимало
Не вижу я; да что нам в том?)
Chapitre VI, strophe 23
Il écrivait donc dans ce style
Qu'on dit "obscur" et "relâché"
(Et que nous nommons "romantique"
Je ne sais pourquoi, mais qu'importe?
Le romantisme est autre chose).
(Une traduction stricte donnerait : "C'est ainsi qu'il écrivait, (en style) obscur et relâché/ (Ce que nous appelons romantisme,/ bien que je ne voie là pas du tout de romantisme ; mais que nous importe ?")
Pouchkine emploie le mot "romantique" à une autre occasion, dans un autre contexte, très différent. Il s'agit d'une lettre à son ami Viazemski, datée du 5 juillet 1824. La lettre est en russe. Une seule phrase est écrite en français : "Tous les recueils de poésies nouvelles dites Romantiques sont la honte de la littérature française". (OC3, p.101)
La lettre est écrite à un moment où Pouchkine est exaspéré contre tout. Il sera, en d'autres temps, plus modéré. Par ailleurs, à cette date, les romantiques français viennent à peine de débuter; ils n'ont pas encore écrit leurs œuvres les plus caractéristiques. Seul Lamartine s'est imposé avec ses Méditations poétiques (1820). Dans la suite de sa lettre, Pouchkine tempère son jugement:
"Lamartine est bon dans Napoléon, dans Le Poète mourant, en général il est bon par une sorte d'hrmonie nouvelle." (Ламартин хорош в «Наполеоне», в «Умирающем поэте» — вообще хорош какой-то новой гармонией.) — Les deux poèmes se trouvent dans les Nouvelles Méditations poétiques(1823); le premier est intitulé "Bonaparte" et non pas "Napoléon).
Pouchkine ne cessera pas de juger sévèrement les poètes français de son époque, à deux exceptions près : Alfred de Musset et Sainte-Beuve.
En 1830, Sainte-Beuve est encore poète. Pouchkine consacre, en 1831, un article aux deux volumes de poésie que Sainte-Beuve a publiés en 1829 et 1830. L’article, rédigé en russe, est publié en 1831 dans la Gazette littéraire (Литературная газета). Le français est utilisé pour le titre : Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme. Les consolations. Poésies par Sainte Beuve. et pour les nombreuses citations. En Joseph Delorme – c’est sous le couvert de ce pseudonyme qu’a paru le premier recueil – le poète russe a été touché par « la sincérité de l’inspiration » (искренностию вдохновения), il a apprécié des « poésies pleines de fraîcheur et de pureté » (стихотворения, исполненные свежести и чистоты) dont les meilleures supportaient la comparaison avec les œuvres de Chénier.
L’article, assez rapide et surtout composé de citations, ne fait pas explicitement allusion à l’intérêt de Sainte-Beuve pour la poésie anglaise, pour le ton de Wordsworth et des lakistes. Mais le rapprochement n’est pas impossible. Pouchkine avait noté justement à propos de Wordsworth et de Coleridge :
"Les œuvres des poètes anglais [… ]sont pleines de sentiments profonds et de pensées poétiques, exprimées dans la langue du bon peuple." (Произведения английских поэтов, напротив, исполнены глубоких чувств и поэтических мыслей, выраженных языком честного простолюдима. – Note de 1828. Publication posthume. – Voir OC3, p.253)
La simplicité dont Sainte-Beuve est parfois capable, et dont Pouchkine lui sait gré, contraste avec le ton « guindé » qui règne en général dans la poésie française. La « sincérité » de son héros, Joseph Delorme, étonne. Car :
"Aujourd’hui le poète français s’est dit de façon systématique : soyons religieux, soyons politiques, voire même : soyons extravagants ; et le froid calcul de la préméditation, une tension artificielle, la contrainte se sentent dans chacune de ses œuvres, où jamais nous ne voyons le mouvement d’un sentiment libre et spontané, où, en un mot, il n’y a pas de véritable inspiration." (Ныне французский поэт систематически сказал себе: soyons religieux, soyons politiques, а иногда даже: soyons extravagants, и холод предначертания, натяжка, принужденность отзываются во всяком его творении, где никогда не видим движения минутного, вольного чувства, словом: где нет истинного вдохновения. – OC3, p. 397)
Dans un long article que le lecteur français cherchera en vain dans l’édition française des œuvres « complètes » de Pouchkine, le poète russe cite un petit poème de Voltaire :
Vos rosiers sont dans mes jardins,
Et leurs fleurs vont bientôt paraître,
Doux asile où je suis mon maître!
Je renonce aux lauriers si vains,
Qu’à Paris j’aimais trop peut-être.
Je me suis trop piqué les mains
Aux épines qu’ils ont fait naître.
Il reconnaît que son propre goût est peut-être un peu « rococo », mais il déclare qu’il trouve dans ces sept petits vers « plus de style, plus de vie, plus de pensée que dans une demi-douzaine de longs poèmes français, écrits dans le goût d’aujourd’hui, où la pensée fait place à une expression alambiquée, le clair langage de Voltaire au langage surchargé de Ronsard, sa vivacité à une insupportable monotonie, et son esprit à un cynisme vulgaire ou à une pâle mélancolie. » (Признаемся в rococo нашего запоздалого вкуса: в этих семи стихах мы находим более слога, более жизни, более мысли, нежели в полдюжине длинных французских стихотворений, писанных в нынешнем вкусе, где мысль заменяется исковерканным выражением, ясный язык Вольтера – напыщенным языком Ронсара, живость его – несносным однообразием, а остроумие – площадным цинизмом или вялой меланхолией.) — Article publié dans Le Contemporain (Современник) en 1836, sous le titre : Voltaire (Correspondance inédite de Voltaire avec le président de Brosses, etc. Paris, 1836).
La comparaison avec Voltaire pourrait laisser croire à un parti-pris ultra-classique. Pouchkine n'oppose pas la poésie classique à la poésie romantique. Il n'appécie pas la grande poésie rhétorique du XVIIIe siècle, et il est très sensible à tout ce qui, dans la poésie romantique française, rappelle la pompeuse déclamation de Lebrun ou de Lefranc de Pompignan. Il qualifie de "guindés" certains de ses contemporains les plus illustres.
"Béranger faiseur de chansons guindées et maniérées". (Беранже, слагатель натянутых и манерных песенок) OC3, p.455. – Le texte est une note qui date de 1832. Publication posthume.
Béranger passait alors pour un grand poète. Pouchkine ne l'apprécie pas du tout. Mais il n'est pas plus aimable pour Victor Hugo :
"Ses Orientales si brillantes et pourtant si guindées". (Свои блестящие, хотя и натянутые «Восточные стихотворения» ) OC3, p.361. —Extrait de l’article : « A propos d’Alfred de Musset », écrit en 1830, publication posthume.
Ce mot, « guindé », fait écho à d’autres mots proches qui viennent sous sa plume quand il est question de la tragédie classique, de sa « timide affectation », de sa « ridicule emphase » (робкая чопорность, смешная надутость.) OC3, p. 365. —Extrait d’un article consacré au drame de Pogodine, Marfa Posadnitsa, et au drame national en général. Texte écrit en 1830. Publication posthume.
On peut naturellement discuter les jugements de Pouchkine. Ce qui importe est de saisir selon quel système de valeurs il juge. Au fond, le reproche le plus dur qu’il fait à Lamartine, à Vigny, à Hugo, outre ce qu’il estime être le caractère artificiel de leur œuvre, est la longueur et l’allure monotone de leurs poèmes. Sa remarque sur Voltaire le dit assez : il y a plus de « vie » dans un poème bref.