ACTE II
Entrent NERON, PALLAS, OTHON, SENEQUE
et DARDANIUS, roi d’Arménie, prisonnier.
OTHON
Vologèse est vaincu
et le roi d’Arménie, son frère,
vient s’offrir comme garant
de sa reddition et sujétion
à l’Empire romain.
Vinidius est resté avec l’armée
afin d’être en état,
comme un vaillant chef de guerre,
de mener tous ceux qui sont là-bas
sans s’écarter de ce qui est juste.
NERON
Tu es Dardanius ?
DARDANIUS
Oui.
NERON
Quelle est la raison qui a poussé ton frère
à lever ses drapeaux
contre l’Empire romain
que je suis chargé de défendre ?
DARDANIUS
Il ignorait ton existence
dans ce lieu où tu te trouves,
car de Claude tu sais bien
que nous lui devions depuis longtemps
de nous sentir moins contraints.
Maintenant, Seigneur, tu es tranquille,
puisque tu tiens Dardanius prisonnier
au milieu des murailles de Rome.
NERON
C’est aller trop loin que de te garder prisonnier ;
je veux que règne la miséricorde.
Il ne convient pas que notre Empire
en use mal avec la victoire,
ni qu’il te maintienne en captivité :
la gloire suffit à l’honneur ;
la vengeance mérite le blâme.
Rentre libre dans ton pays,
car te mettre en prison
serait indigne de mon pouvoir impérial ;
et si tu n’es pas loyal,
Rome saura te punir.
DARDANIUS
Grand César, je te baise les pieds.
SENEQUE
Quel admirable geste !
NERON
Va.
DARDANIUS
Tu verras plus tard
que cette miséricorde
est plus puissante que tes aigles. (1)
(Sort DARDANIUS)
PALLAS
Qui pourra faire un digne éloge,
Seigneur, de cette réponse
qui, dans des circonstances si heureuses,
met Rome en position
de faire renaître le siècle d’or ?
FELIX
Les soldats prétoriens demandant
une augmentation de solde.
NERON
Oh valeureux Romains !
Ils vont voir maintenant
que c’est ma main qui fait agir leur épée.
Qu’on leur répartisse dix talents !
Que dis-je : dix ? C’est : trente,
et pour qu’ils soient contents,
dix mille boisseaux de grain.
OTHON
A quoi ne pense-t-il pas ?
Existe-t-il ailleurs un prince semblable ? (2)
PALLAS
Les provinces se plaignent
de l’impôt, (c’est déjà beaucoup)
et plus encore de mauvaises moissons.
NERON
O Pallas, mon bon ami !
Tu me fais sentir que celui qui règne,
si ses conseillers ne l’informent pas,
ne corrige jamais ses fautes.
Il n’y a pas longtemps que j’ai dit au Sénat
ce que tu viens de me dire.
Qu’on abaisse le taux, désormais ;
qu’ils paient un tiers en moins.
PALLAS
Si tu fais de pareils présents,
ta gloire va laisser loin en arrière
celle des césars les plus généreux.
NERON
Qui a été le meilleur de tous ?
FELIX
Le Divin Octave.(3)
NERON
Il a fait des lois ?
FELIX
Oui Seigneur,
en vrai Romain,
en empereur héroïque.
NERON
C’est donc selon ces instructions
que Rome se gouverne.
SENEQUE
Son nom se place plus haut que celui du siècle d’or.
PALLAS
Si tous ceux qui l’ont gouvernée
avaient été des Nérons…
NERON
Y a-t-il quelque sénateur qui soit dans la gêne ?
FELIX
Curius Camillus, Seigneur,
Térence et Flavius Vopiscus.
NERON
Qu’on leur verse une rente sur le trésor public.
SENEQUE
Quel grand prince !
FELIX
Que de vertus !
(Entre MARIUS avec un papier.)
PALLAS
Le consul Marius est ici.
NERON
Oh, Marius, mon bon ami !
MARIUS
Jupiter te protège !
NERON
Dis-moi : à qui s’adresse ta requête ?
Au Capitole, à moi ?
MARIUS
N’aie pour moi pas tant d’égards,
Même s’ils prouvent ta grandeur.
NERON
Qu’est-ce que tu veux ?
MARIUS
Je viens seulement te faire signer
une sentence de mort.
NERON
Un homme doit mourir,
et moi je dois signer ?
MARIUS
Je suis stupéfait que tu puisses
me dire une chose pareille.
NERON
Plût à Jupiter Très-Saint
que je ne sache pas écrire !
SENEQUE
Oh parole magnifique, digne
d’être illustre de par le monde,
parole noble et pleine de bonté,
parole sainte et pieuse,
parole presque divine !
Quel roi, quel empereur
a jamais prononcé dans ce monde
une parole de cette grandeur ?
NERON
Cet homme doit perdre la vie ?
MARIUS
C’est justice, Seigneur.
NERON
On voit que ma main tremble
d’un acte aussi inhumain.
(Il signe le papier.)
Néron Claude. Voilà, j’ai signé.
MARIUS
Je te baise les pieds.
NERON
C’était cela, être empereur romain ?
(Sort MARIUS ; entre AGRIPPINE.)
FELIX
L’impératrice vient.
AGRIPPINE
Néron est-il occupé ?
NERON
Peut-il l’être quand tu es là,
alors que ces gens, moi et le monde,
sommes la terre où tu poses les pieds ?
AGRIPPINE
Comment cela ?
NERON
Parce que Néron les adore.
AGRIPPINE
Vous à genoux, mon Seigneur ?
NERON
Vous êtes, mère, ma souveraine.
AGRIPPINE
Mais vous êtes empereur !
NERON
Mais vous êtes impératrice !
SENEQUE
A-t-on jamais vu pareille obéissance ?
PALLAS
Il a eu en toi un bon précepteur.
AGRIPPINE
Je viens te demander la permission
de m’absenter pour moins d’une heure
loin de ta présence.
NERON
Ma souveraine, à votre créature,
à moi, à qui vous avez donné l’être ?
Plaisantez-vous, par hasard ?
L’être et le pouvoir sont à vous ;
c’est grâce à vous qu’il existe et qu’il dure.
AGRIPPINE
Je voudrais aussi que vous donniez
le consulat à Quadratus…
Et ces six légions
que Corbulon a commandées
que vous les passiez à Furius Plaucius.
NERON
Tout cela est à vous, madame.
Voulez-vous donc que j’y commande encore ?
Donnez-les à qui vous voulez.
SENEQUE
Cherchez-vous toujours plus d’humilité ?
AGRIPPINE
Rome a raison de vous adorer.
Sur ce, je m’en vais.
NERON
Pallas, Sénèque, Félix, mes amis,
laissez-moi seul ; allez devant.
AGRIPPINE
Dieu te délivre de tes ennemis !
NERON
C’est pour l’instant sans importance.
(Ils sortent tous avec AGRIPPINE ; OTHON reste.)
Pardonnez-moi , si je ne vais pas
avec vous ; je suis occupé.
Maintenant, Othon, que je suis seul,
je veux voir ce que tu as négocié.
OTHON
Puis-je parler ?
NERON
Je t’en donne la permission.
OTHON
J’ai demandé à Phenicius
ce qu’Aeta lui a répondu. (4)
NERON
Dis-moi vite ce qu’il en est.
OTHON
Elle a commencé par dire non,
parce qu’elle se méfie de ta constance.
Puis elle te fait dire de venir
cette nuit sous sa fenêtre
pour lui parler.
NERON
Est-il vrai que déjà cette femme s’adoucit ?
OTHON
L’entremetteur a été habile…
Et, pour dire la vérité,
ta tournure fait plus d’effet
que ta majesté.
NERON
C’est de là que vient le désir ?
Plus que de toutes les majestés ?
OTHON
Tu es encore bien timide,
si soumis à Sénèque
(c’est pour cela pourtant que Rome t’aime)
que, de fait, ton désir
est quelque peu réfréné.
Il est bon que tu sois humain,
mais tu laisses la main trop libre
à ta mère, et il est certain
qu’elle a fait tuer Narcisse et Silanus,
l’un à Rome et l’autre en Asie. (5)
Et si Sénèque n’avait pas
mis un frein à sa cruauté
elle aurait fait de terribles choses.
NERON
Je sais déjà que ma bonté
cause l’éloge et le blâme.
Désormais je serai différent ;
j’ai vécu cinq années
loin du monde, contre toute justice,
pour ne pas avoir à entendre dire
que ma mère passait les bornes.
Cette nuit, je sors ;
je prends des armes. Dis à Phénicius
que nous allons là où m’attend
celle qui m’a servi à sacrifier
ma volonté première.
Et veillez à ce qu’Octavie ignore
que je vais faire mon bon d’Aeta ; (6)
elle a beau être plus que sage,
quiconque est incapable de jalousie
ou bien n’aime pas ou bien n’est pas malin.
(Ils sortent ; entrent OCTAVIE, femme de NERON, et PALLAS.)
PALLAS
Tu as raison de te plaindre ;
l’empereur ton époux
médite une nouveauté.
OCTAVIE
Je le vois se méfier de tout ;
et j’en viens à avoir des soupçons.
Je n’incrimine pas ses relations
avec Othon ; ce serait absurde ;
il est d’une famille de consuls.
Mais pourquoi cet homme vil
est-il familier de Néron ?
PALLAS
Il faut que tu te méfies
de Phénicius et de Nicétas.
OCTAVIE
Je te promets de le faire ;
les voir parler en secret
me répugne et me rend jalouse.
De quoi Néron peut-t-il parler
avec Phénicius et Nicétas ?
PALLAS
Tu n’as rien à craindre
de son jugement qui est sain,
et de sa vertu, qui est rare.
OCTAVIE
Allons, Pallas ; il se comporte
d’une manière qui est nouvelle.
Il sort, il reste absent,
et contre son habitude
il revient à minuit…
Il passe moins de temps
avec Sénèque, il le néglige,
et quand il vient, à des heures anormales,
s’il fait quelque cas de mes plaintes
c’est avec des paroles de mensonge.
Il se retourne dans le lit,
il ne repose ni ne dort
et son silence suggère
soit qu’il commence à me détester
soit qu’il connaît une autre femme.
Si je lui dis des choses aimables,
il me répond qu’il dort ;
s’il est réveillé, si je lui demande
pourquoi il me cache sa figure,
il me dit que je le persécute.
Aucun doute : il n’est plus ce qu’il était.
PALLAS
Princesse, ce visible changement
m’inquiète beaucoup.
Mais garde bon espoir ;
songe qu’il est bien jeune.
Il n’est pas possible qu’un homme,
même s’il a certain vice,
obscurcisse son nom
et perde son crédit
au point de scandaliser Rome
où il passe à juste titre
pour t’estimer et t’aimer.
Et pour oublier ta jalousie,
songe que, à cause de ses vertus,
Rome l’appelle « Pompilius ». (7)
Mais si tu veux que j’enquête
sur ce qu’il fait avec Nicétas
et de quelles missions il le charge,
je le ferai.
OCTAVIE
Que le feu de la jalousie me brûle
si jamais je suis ingrate !
Va, Pallas, et sache
ce qu’ils trament tous les trois
et pourquoi il revient à minuit.
PALLAS
J’en suis sûr : ce n’est pas une femme
qu’il courtise et dont il fait son bon ;
il s’agit d’affaires de Rome ;
dans sa manière de gouverner
il est supérieur à Octave.
OCTAVIE
Rassurée, je remets entre tes mains
les inquiétudes de mon cœur.
(Ils sortent ; entrent NERON, NICETAS, PHENICIUS et OTHON, avec des rondaches et des capuchons.
Il fait nuit.)
VOIX (en coulisse)
Attention aux voyous ! Attention !
NERON
Le diable s’en garde !
NICETAS
Tout s’est bien passé.
PHENICIUS
Elle est venue bien tard !
NICETAS
Joli fruit !
OTHON
A la cannelle !
NERON
J’ai parfaitement joué
le rôle de confiture.
OTHON
Et moi j’ai donné au bon moment
ce coup de plat d’épée.
PHENICIUS
Vive Apollon, Votre Altesse
court comme un zèbre.
NERON
J’ai la tête rompue
de toutes ces « altesses » alors que je suis seul.
Il n’y a pas d’ « altesse » ici :
César est resté là-bas
endormi sans doute par bonheur
près de son ennuyeuse épouse.
Cinq ans à être empereur
ne valent pas cette seule nuit.
NICETAS
J’entends le bruit d’une voiture.
NERON
Une voiture ?
OTHON
Un sénateur sans doute.
NERON
Non, des femmes. Va, Othon,
dis-leur deux ou trois vertes sottises.
OTHON
Je crois que ce sont des voisines à moi.
NERON
Qui ?
OTHON
La famille de Marius Pison.
NERON
Oh ! qu’elles sont laides ! je m’en vais
leur jeter quatre pelletées de boue !
OTHON
Ne t’y prends pas comme çà ;
elles ont des torches et une escorte.
NERON
On peut leur faire la nique.
PHENICIUS
Ça, oui.
NERON
Alors, pochardes, fripouilles,
avec vos gueules de guenons ? (8)
On vous emporte où comme çà ?
On vous chasse de la ville ? (9)
Vous allez faire un mauvais coup ?
Attention, Néron va savoir
que vous êtes des filles perdues,
il va vous emmener chez lui.
OTHON
Les hommes commencent à gronder.
PHENICIUS
Ils vont venir se battre… Ils se consultent ?
On le dirait, à voir le temps qu’ils mettent.
NERON
Oui ; qu’on en tue un
pour lui apprendre à sortir cette nuit.
OTHON
La voiture vient vers nous.
NERON
Vous mentez, tous, autant que vous êtes,
pouilleux, trouillards…
PHENICIUS
Bien, ça t’a rendu brave, seigneur,
de tâter de la petite Aeta.
NERON
Et maintenant je suis la foudre.
Tout ça n’a été qu’un essai
de ma fureur et de ma vaillance.
Dieu te protège de ce jour
où Rome verra les éclairs !
OTHON (à part)
L’empereur ne parle pas
avec sa douceur habituelle.
PHENICIUS (à part, à OTHON)
Tais-toi, et fais comme lui ;
pour l’instant tout est folie.
NERON
Qui habite derrière cette grille ?
PHENICIUS
Une vieille qui se vend en se prétendant pucelle.
NERON
Pour qui ne saurait pas…
Viens ici, vieille traînée !
Sorcière, copie
de Circé, de Médée et de Canidie ! (10)
Portrait de l’envie !
Tu voles dans l’air maintenant ?
Tu dors, traînée, ou tu fais ta cuisine ?
Qu’est-ce que tu ronges là ?
Des enfants, ou des hommes ?
OTHON
Joli croquis, un peu embelli.
NERON
Où y a-t-il un caillou ?
PHENICIUS
Tiens !
NERON
Pan dans la fenêtre !
NICETAS
Bien !
(Une VIEILLE apparaît au balcon, avec un lumignon.)
LA VIEILLE
Qu’elle te retombe dessus !
NERON
Qu’est-ce que c’est ?
PHENICIUS
Elle est sortie !
NERON
Pan sur la vieille !
OTHON
Vise bien !
LA VIEILLE
Aïe, aïe ! Ce vilain ne sait pas
que l’empereur Néron existe
et qu’il est la vertu même.
NERON
Elle cause de ma vertu !
OTHON
Elle a fermé. Il y a un apothicaire ici.
NERON
Voilà des cailloux qui me donnent des idées ;
Je vais faire sauter ces planches.
OTHON
Qu’est-ce que tu veux faire ?
NERON
Casser les boîtes, les fioles, les bocaux.
OTHON
Ne les excite pas ;
on pourrait te reconnaître.
NERON
Laisse-moi ; je veux voir couler
le « sirupus » et les « trois onces ».
OTHON
C’est quand même dommage…
NERON
Et après je viendrais le payer ?
Eh ! monsieur L’Emplâtre ! (11)
Est-ce que vous êtes couché, m’sieu ?
(On jette un seau d’eau)
L’APOTHICAIRE
Voilà du sucre rosat !
NERON
Combien d’onces ?
L’APOTHICAIRE
Quatre !
OTHON
Ecarte-toi !
NERON
Trop tard !
NICETAS
Comment ?
NERON
Il m’a eu !
PHENICIUS
C’était du sucre rosat ?
NERON
Oui, mais ça sent l’ammoniaque. (12)
Qu’il crève, cet apothicaire !
PHENICIUS
Qu’il aille au diable ! C’est un paresseux !
Il pourrait nous jeter dans un bocal
de la confiture de chair humaine.
Viens à la maison.
NERON
Comment « à la maison » ?
Il n’y a pas d’empire ou de majesté
qui vaille une promenade dans la ville ;
on pousse des cris, on regarde ce qui se passe.
Faisons de la musique !
OTHON
On va reconnaître ta voix.
NERON
Et alors ?
NICETAS
Tu es féroce aujourd’hui.
NERON
Et dorénavant je vais l’être.
(NERON chante avec les musiciens.)
MUSIQUE
Achille était à Troie,
regardait tours et créneaux,
bien hautes, bien fières
d’avoir offensé la Grèce…
NERON
Suffit ! Assez chanté !
C’est quoi, Troie ? C’est quoi, Achille ?
NICETAS
Tu as raison ; là où tu te trouves,
Néron, personne ne vaut plus rien.
NERON
Achillouillot, c’était un fou,
un m’as-tu-vu, un fanfaron…
Recommence ta chanson.
NICETAS
Chante et calme-toi un peu.
MUSIQUE
Il la regardait d’un regard
de vengeance et d’orgueil ;
il lança une lance et dit
à ceux qui étaient dans la ville :
« Dites à Hélène qu’elle est femme
et que ceci est ma lance. »
NERON
Parfaitement absurde.
NICETAS
Il dit qu’Hélène est femme
et que c’est pour cela qu’elle a pu outrager
la divine vertu de la Grèce…
mais que cette lance est la sienne
et que sa valeur sans égale
pourra défaire l’outrage
mieux qu’elle ne l’a fait.
NERON
Qui a fait cette chanson ?
PHENICIUS
Camille, un nouveau poète.
NERON
Il est d’une secte de poètes
dont le dieu est l’opinion.
Demain je le convoquerai
et je lui ferai des reproches.
PHENICIUS
Pourquoi ?
NERON
Parce qu’il est contre Troie,
alors qu’il devrait la défendre.
Nous autres nous sommes Troyens,
puisque nous descendons d’Enée
et ne va pas croire que l’affaire de Troie
a pour cause un défaut de courage.
PHENICIUS
Il est vrai qu’il y a eu trahison.
NERON
Alors écoute une épigramme que j’ai faite.
NICETAS
Elle doit être bien belle !
OTHON
Personne n’en doute.
NERON
Ecoute, Othon.
Pendant que le divin Hector dépouillait
un Grec mort dans le feu troyen,
Achille, le Grec (« Grec » dit tout)
par trahison l’a frappé dans le dos. (13)
Néron lisait cette sordide histoire
et, en lisant « Achille », il effaça
ce nom infâme et privé de courage ;
Et d’une belle et fière voix il dit :
« Si comme je t’efface, je pouvais
détruire ton renom dans toutes les archives,
en place de la trahison je noterais :
« La mort, pour ne l’avoir pas vu, diffame Hector:
en lui tournant le dos, il meurt ; l’eût-elle vue,
qu’en sa flamme, comme un Phénix, elle eût péri. »
OTHON
Remarquable !
NICETAS
Délicieux !
PHENICIUS
Extraordinaire !
OTHON
Mauvaise passe pour Ennius (14)
NICETAS
Est-ce qu’Ennius existe, face à ce génie ?
Et le Grec Homère qu’on a tant imité ?
OTHON
Son coffret d’or, il est clair
qu’Alexandre aujourd’hui te le donne. (15)
NICETAS
Que Virgile aille se cacher
avec son arma virumque cano.
PHENICIUS
En musique et en poésie
personne n’égale Néron.
(Entrent quatre hommes masqués avec des rondaches.)
NERON
Voilà un joli tapage
pour ce que je vous disais.
Qui va là ?
UN HOMME MASQUE
Des hommes !
NERON
Pacifiques ?
L’HOMME MASQUE
Ils viennent chanter,
mais dans cette rue il y a beaucoup à entendre.
Allons !
NERON
Que veut dire « allons ! » Tant pis pour la poule,
qu’ils crèvent !
PHENICIUS
Dégaine !
OTHON
D’accord !
PHENICIUS
Beau geste !
L’HOMME MASQUE
Ah ! je suis mort !
NERON
Achève le avec cette pierre !
NICETAS
Il y a des gens qui viennent à la rescousse.
PHENICIUS
Si c’était la justice ?
NERON
Peu importe !
OTHON
Rome va s’indigner
si elle vient à te reconnaître.
NERON
Allons chez toi, Othon.
OTHON
Je crois que ma femme est couchée.
NERON
Ça t’ennuie ?
OTHON
Allons-y.
NERON
Dis que je suis Néron.
(Ils sortent ; entrent AGRIPPINE et PALLAS.)
AGRIPPINE
C’est donc ainsi, Pallas, que l’empereur,
avec Nicétas et Phénicius,
divague dans les rues.
PALLAS
C’est un défaut qui n’est pas grave encore,
mais il pourrait venir à être connu.
AGRIPPINE
Il faut prendre garde à ce début ;
si on n’y met d’emblée un terme,
on ne pourra plus rien faire.
Dis-lui de venir me voir.
PALLAS
J’ai éprouvé quelques difficultés,
parce qu’Octavie souffre de jalousie.
AGRIPPINE
C’est à perdre toute patience…
La jalousie est une envie féroce,
et l’envie ignore la paix.
Amourette ?
PALLAS
Pour une belle…
AGRIPPINE
Mariée ou libre ?
PALLAS
Célibataire.
AGRIPPINE
Personnage important ?
PALLAS
Non, elle a été esclave ; mais s’est libérée.
AGRIPPINE
Une affranchie ?
PALLAS
Depuis peu de temps, à mon avis.
AGRIPPINE
Belle ?
PALLAS
Absolument.
AGRIPPINE
Son nom ?
PALLAS
Aeta.
AGRIPPINE
Elle a eu bien de la chance !
PALLAS
Je crains que Néron ne veuille
la combler de cadeaux.
AGRIPPINE
Qu’elle lui soit liée intimement,
cela n’aurait pas beaucoup d’importance.
Mais j’ai peur de ce que j’entends dire
de son mépris, de son changement.
Il sort du palais, il s’amuse,
il néglige ses études, et ces jours-ci
il va en mauvaise compagnie,
sort armé et revient tout nu.
Il a toujours l’air agité
et ne me rend plus visite aussi souvent.
PALLAS
Tu sais, ma souveraine, comment
on peut étouffer le feu au début :
porte remède à ce mal dans sa fleur.
AGRIPPINE
Je veux le rendre jaloux.
PALLAS
Comment ?
AGRIPPINE
Je vais trouver un prétexte spécieux
pour faire bon visage à son frère.
Cela lui fera peur;
il pensera qu’il va perdre son pouvoir et que je veux
faire de son frère un empereur.
PALLAS
Tu es si sage, ma souveraine,
que tu as tout de suite touché le but.
AGRIPPINE
Voilà le triste Germanicus (16)
et sa pauvre sœur Octavie.
(Entrent GERMANICUS et OCTAVIE.)
Si tôt debout, mes enfants ?
OCTAVIE
Ce n’est pas de gaieté de cœur.
AGRIPPINE
Les nouvelles incartades de Néron
te donnent de la jalousie, à juste titre.
A quelle heure est-il rentré ?
OCTAVIE
A trois heures.
AGRIPPINE
De quoi s’agit-il ?
OCTAVIE
Il est amoureux.
AGRIPPINE
On dit plutôt que c’est du Sénat
que tu es jalouse.
OCTAVIE
Le Sénat lui donne du souci ?
AGRIPPINE
On parle de certaine province…
OCTAVIE
C’est un autre Sénat, et plus tendre,
qui le délivre de son souci.
Ta Majesté fait semblant
de tout ignorer.
AGRIPPINE
Tu te plains donc d’une offense
faite à ton amour.
OCTAVIE
A mon amour, à ma vie ;
il s’agit tout simplement
d’une autre femme, et ardente…
AGRIPPINE
Parle.
OCTAVIE
…que Néron aime.
PALLAS
Elle sait tout, princesse :
tu peux parler plus clairement.
AGRIPPINE
D’abord, chère Octavie, j’observe
qu’il t’adore par-dessus tout.
Ce qu’on raconte d’Aeta
ne peut être qu’enfantillages.
OCTAVIE
Tu es habile, tu ne me livres
que peu à peu la vérité ;
tu n’ignorais pas son nom.
AGRIPPINE
C’est en vain que tu m’accuses ;
ces polissonneries
sont dans le caractère des hommes.
OCTAVIE
Il aurait dû les faire quand il était enfant !
AGRIPPINE
Ils veulent toujours se sentir libres.
OCTAVIE
Est-ce que mon amour le fatigue ?
Il n’y a pas pourtant si longtemps qu’il est à moi.
C’est si je ne l’aimais pas,
que son sentiment serait excusable.
GERMANICUS
Voici mon frère.
AGRIPPINE
Regarde bien !
(Entrent NERON, NICETAS et PHENICIUS.)
OCTAVIE
NERON (à part)
(Ce serait un coup difficile,
nous y penserons un autre jour.
Toute la famille est là.)
Que Jupiter vous protège tous,
et toi aussi, douce Octavie, mon épouse.
Qu’y a-t-il de nouveau ? Qu’avez-vous
à tenir conseil tous ensemble ?
Quelles affaires traitez-vous ?
Quelle est cette délibération ?
C’est un nouveau Sénat ?
Pallas est secrétaire ?
Qu’y a-t-il dans Rome d’important
qui vous cause tant de souci ?
AGRIPPINE
Tu es si occupé de tes tendres soucis
que, puisque tu ne gouvernes plus,
nous faisons un sénat à nous quatre.
Il est tout à fait raisonnable
que nous t’épargnions des désagréments.
NERON
Il me plaît qu’à Rome personne
ne commande sinon Néron.
Jolie manière de parler !
AGRIPPINE
Et tu me réponds sur ce ton ?
NERON
Ici même Jupiter
n’a pas d’ordres à donner.
J’ai un peu trop lâché la main,
je vous ai laissée libre dans l’empire,
et mon prestige souverain
en a souffert. On a blâmé la chose.
Vous êtes réunis tous quatre
en mon absence, c’est sans doute
pour délibérer de ma mort.
Visiblement vous complotez.
AGRIPPINE
Je tremble en t’écoutant ;
que signifie cette désobéissance ?
NERON
Mère, répondez plus doucement,
car je suis Néron et je suis Mars.
AGRIPPINE
Germanicus est ici,
qu’aujourd’hui je favorise ;
dans mon cœur, il est ton égal.
je l’ai enfanté, et non toi.
C’est le fils de mon époux,
l’héritier légitime
de cet Empire.
NERON
Tu trembles donc. Sur ma vie, c’est charmant.
Oyez tous ces doux cris de jalousie !
PALLAS (à part)
Je perds l’espoir ;
je crains un traquenard.
(à PHENICIUS)
Qu’es-ce que cela signifie, Phénicius, mon ami ?
PHENICIUS (à part, à PALLAS.)
Affaire entre parents et enfants ;
on ne s’en aimera que mieux après.
PALLAS (à part)
Effets de je ne sais quel vice...
Comme une eau longtemps retenue
au moment où on la lâche
s’échappe avec plus de vitesse,
ainsi, j’imagine, sa vie :
toute cette réclusion
va, je crois, le faire courir davantage.
OCTAVIE
Mon âme, tu as des ennuis ?
Le Ciel sait combien je le regrette.
Si j’en suis cause, songe
que la jalousie est une rage.
NERON
Va en paix, Octavie.
Vous m’avez tous offensé.
AGRIPPINE
Allons-nous en d’ici. Germanicus est vivant !
NERON
Et qu’il vive pour recevoir l’Empire
que déjà, à moi, tu me retires.
OCTAVIE
Ah ! mon maître !
NERON
Disparais !
OCTAVIE
C’est comme cela que tu me traites ?
NERON
Et tu n’as encore rien vu.
AGRIPPINE
S’il est fou, je saurai le mater.
PALLAS
Il a toutes les audaces !
(Sortent PALLAS, AGRIPPINE, GERMANICUS et OCTAVIE.)
NERON
Par Jupiter souverain !
Par le dieu de Delphes et de Délos !
Par Mars, par le Ciel tout entier !
Il ne faut pas que mon frère vive.
On me provoque avec son nom !
Et ma mère me menace !
Je vais trouver le meilleur chemin
pour aller plus vite que lui.
Va, Phénicius, dis à Hyrcanus,
mon médecin, qu’il prépare un poison
à l’instant.
PHENICIUS
Tu es aveugle. Songe que c’est un acte inhumain.
NERON
Va tout de suite ; qu’il meure aujourd’hui.
PHENICIUS
Je préfère ne pas répliquer.
(Sort PHENICIUS.)
NERON
Ces ennuis me rendent furieux.
NICETAS
Et moi aussi, rien qu’à te voir.
NERON
Quelle insolence insupportable !
Me retirer l’Empire, à moi !
Et c’est une mère !
NICETAS
Reviens à toi. Considère ses intentions.
NERON
Les intentions, que Dieu les juge ;
moi, je ne juge que les actes.
NICETAS
Comment faire pour te ramener
à ta raison première.
NERON
Ne m’ennuie pas, sur ta vie !
Et parlons de ma Poppée.
NICETAS
Quoi ? Ton Altesse la désire ?
NERON
Elle a pris possession de mon âme.
Nous sommes entrés chez Othon
pour fuir la maréchaussée
puisque la malice du peuple
avait reconnu en moi Néron,
et, comme tu sais, Poppée,
sa femme, est sortie à notre rencontre
pour nous parler. A côté d’elle,
celle que Troie a enlevée
à la Grèce est un laideron.
Nicétas, ce n’est pas de la légèreté :
je te dis que je suis perdu,
ce qui n’était qu’émotion
s’est transformé en amour.
J’aimais la belle Aeta,
mais mon sort veut maintenant
que mon âme s’envole
comme la flèche quitte l’arc.
Au moment où Othon est sorti
pour accueillir son frère,
je lui ai pris la main en tremblant,
le cœur tout prêt à défaillir.
Je lui ai dit : « Belle Poppée,
jouir de toi… » Elle s’est tue,
mais son attitude montrait
qu’elle désirait mon étreinte.
Je ne sais ce que je dois faire ;
Othon est un bon serviteur ;
il ne faut pas l’oublier
au milieu d’un amour si violent.
Faut-il que j’outrage Othon ?
Va-t-il me laisser le champ libre ?
NICETAS
Vu les circonstances,
tu peux l’éloigner de Rome.
NERON
Comment ?
NICETAS
Donne-lui une charge quelconque…
NERON
Vive Jupiter, Nicétas
tu es un ami bien habile.
NICETAS
… qui paie le service rendu.
NERON
Ecoute ! Quand on parle du loup…
(Entre OTHON.)
OTHON
Seigneur, la terreur causée
par votre dernière initiative.
a mis Rome en émoi.
C’est une chose inhabituelle
que votre refus d’obéir.
NERON
C’est une initiative juste ;
et je sais que Rome l’approuve.
Ovide, le grand poète,
disait que l’amour et le pouvoir
détestent la compagnie,
et c’est une fine maxime.
Je veux être seul à commander
pour récompenser mes amis,
pour punir mes ennemis,
et pour venger mes injures.
Othon, tu dois être
préféré à tous,
parce que tu m’as bien servi,
et parce que tu es subtil.
Tu pars aujourd’hui pour l’Espagne
afin d’être gouverneur
de Lusitanie.
OTHON
Seigneur, ton amour m’oblige et t’aveugle.
Pour te servir, je suis bien mieux
à tes côtés.
NERON
Othon, la chose est déjà décidée ;
j’ai consulté le Sénat.
Il faut que tu partes pour l’Espagne.
Pars tout de suite.
OTHON
Aujourd’hui, seigneur ?
NERON
Aujourd’hui. Qu’est-ce que tu attends ?
Attention, Othon, plus tu tardes,
plus tu troubles ma sérénité.
Holà ! vous autres, rédigez
l’ordre de mission tel qu’il le mérite.
OTHON
Seigneur, regarde : on dirait un exil
et non une grâce…
NERON
Pars tout de suite.
OTHON
Pourquoi ce changement dans ton caractère ?
NERON
Faudra-t-il te tuer ?
OTHON
C’est cela, un bienfait ?
C’est cela, être favori ?
(Sort OTHON.)
NICETAS
Il est parti de mauvais gré.
(Entre PHENICIUS.)
PHENICIUS
Germanicus est mort.
NERON
Comment ?
PHENICIUS
Il a demandé à boire.
NERON
Et alors ?
PHENICIUS
Il a bu la mort.
NERON
Ç’a été vite fait. Que dit ma mère ?
PHENICIUS
Elle tremble.
NERONprenne gardefasse attention
une autre fois à ne pas faire d’esclandre.
Menacer du croque-mitaine un empereur romain!
Néron, dont il suffit d’entendre le nom
pour se mettre à trembler de terreur.
Et Octavie ?
PHENICIUS
Elle pleure.
NERON
Je soupçonne qu’elle va le prendre de moins haut. Même elle.
Que tremble ma mère ! Que tremble Octavie !
Que tremble l’univers ! Que tremble le Ciel !
NICETAS (à part, à PHENICIUS.)
Pour ça, non ! Si le ciel tremblait,
si Jupiter en dégringolait,
je ne sais où il tomberait,
mais je suis sûr qu’il se plaindrait.
Il est fou, l’autre, et il blasphème.
PHENICIUS (à part à NICETAS.)
Mais nous allons en profiter.
NERON
Qui me donnera des ordres
puisque je crains ni le Ciel ni la terre ?
J’ai assez supporté ;
je me suis assez tu.
Nicétas !
NICETAS
Seigneur !
NERON
Néron est longtemps resté oublié.
Il est temps qu’il se réveille ;
va lui dire, pour qu’elle me laisse en paix,
qu’elle aille se loger en ville,
là où elle trouvera de la place.
Qu’elle sorte du palais…
La garde allemande,
tu diras à mes capitaines
qu’ils la lui retirent.
NICETAS
J’y vais.
NERON
Doucement.
(Sort NICETAS.)
Si quelqu’un doit me servir,
il faut qu’il coure la poste,
et il ne doit rien répliquer
même s’il me voit envoyer
l’univers par le fond.
Phénicius, Othon est déjà parti.
PHENICIUS
Où ?
NERON
Je l’ai expédié en Espagne.
PHENICIUS
Tu fais bien si c’est une occasion de jouissance.
NERON
Othon est un grand personnage ;
en sa présence il ne serait pas juste…
PHENICIUS
Il est parti de bon gré ?
NERON
Sans grand plaisir ; il va au Portugal.
PHENICIUS
Tu t’y prends habilement.
Je te souhaites toutes les prospérités.
NERON
Je fais du vice vertu,
et des méfaits des bienfaits.
Donc je vais m’offrir Poppée.
La belle créature !
Plus digne de figurer
au ciel que Cassiopée !
Va lui dire qu’Othon
part pour la Lusitanie ;
fais-lui part, Phénicius,
de mon effrayante passion.
Dis-lui que je meurs pour elle
et qu’elle me reçoive cette nuit.
PHENICIUS
J’y vais.
(Sort PHENICIUS.)
NERON
O belle Poppée,
je te vois déjà dans mes bras !
(Sort NERON ; entrent AGRIPPINE, PALLAS et NICETAS.)
AGRIPPINE
Me rejeter ainsi !
Je lui ai donné mon sang ; je lui ai donné l’être !
NICETAS
Tel est son ordre, madame.
AGRIPPINE
J’ai enfanté un beau monstre !
Maintenant il m’enlève ma garde,
le droit d’être au palais et de le voir.
PALLAS
Julie Agrippine, patience !
NICETAS
Patience, noble dame,
il n’est plus celui qu’il était.
AGRIPPINE
Dis-moi, excellent Nicétas,
bien digne, tant tu es subtil,
de le garder et de lui tenir compagnie :
qu’est-ce qui fait aujourd’hui que Néron
est en colère contre tout le monde ?
PALLAS
C’est l’innocence qui a payé,
grâce à la trahison.
Pauvre, triste Germanicus !
NICETAS
Je ne saurais dire, ma souveraine,
de ce que tu me demandes
quelle est la raison.
Mais ce que je devine,
sans consulter les lignes de la main
ou les rides du front, c’est que ton fils
tient plus de l’humain que du divin.
Pendant les cinq années qu’il a passées
sous la férule de Sénèque,
il s’est senti contraint par celui
qui l’enseignait et l’instruisait.
Lorsqu’il eût tâté d’Aéta,
Néron a commencé à faire voir
cette inclination humaine
qui agite chez lui l’âme et le corps.
Il est déjà occupé d’une autre femme ;
et mille autres l’occuperont.
AGRIPPINE
C’est l’inclination la plus vile
que Néron pouvait avoir.
Partez tous les deux ensemble,
allez lui dire que je l’attends ici
pour lui parler.
PALLAS
J’observe que déjà tu nous tiens pour morts.
C’est un adieu. Il va venir.
NICETAS
Qu’Apollon te protège !
(Sortent NICETAS et PALLAS.)
AGRIPPINE
Dites-lui qu’il vienne seul.
Qu’importe la vie ?
Le cruel m’inspire une peur
à ce point extraordinaire
que, depuis que je n’ai plus vu
en lui cette grâce et cet amour,
il ne peut y avoir au monde
chemin que je ne lui aplanisse
jusqu’à ce que je regagne cette grâce
sur laquelle est fondé mon espoir.
Car si jamais je la perds,
plus rien ne sera sûr.
(Entrent NERON et PHENICIUS.)
NERON
C’est la réponse la plus dure
que pouvait attendre ma vie.
Mais va et dis à Poppée
que je ferai tout ce qu’elle voudra.
PHENICIUS
J’y retourne.
NERON
Tu me trouveras ici. Qui est là ?
AGRIPPINE
Qui veux-tu que ce soit ?
Qui est-ce qui est ta mère ?
Qui t’a donné cet être que tu as ?
Qui viens-tu de traiter comme si elle n’existait pas ?
Tu as séjourné dans ce ventre.
Je t’ai fait sucer ces seins.
NERON
Ah ! que d’histoires pour moi !
Mère, assez de lamentations !
Sortez tout de suite du palais,
car m’avoir enfanté,
ce n’est pas m’avoir chargé sur les épaules
pour me sauver de l’incendie de Troie…
Que les mères cessent de donner
tant d’importance à leur enfantement ;
accoucher a été assez dur,
mais c’est pour compenser le plaisir.
AGRIPPINE
Fils de mon âme et de ma vie,
si jusqu’ici je t’ai ennuyé,
ce n’est pas faute de t’aimer,
mais parce que l’envie me tenaillait.
Que tu t’occupes d’autres femmes
c’est ce que je regrette et réprouve,
puisque tu peux avoir avec moi
les mêmes plaisirs qu’avec elles. (17)
Tu es beau, élégant :
c’est moi-même que j’aime en toi.
NERON
Est-il possible que je sois né
de toi ? On m’a trompé.
Oh monstre, oh furie, oh prodige affreux !
A te voir encore en vie
la nature est toute honteuse
et le ciel, sans mouvement ;
les sphères sont outragées,
leurs belles intelligences,
indignées ; les étoiles,
les planètes et les astres s’obscurcissent.
Hors de ma vue à l’instant !
AGRIPPINE
Arrête, mon fils !
NERON
Fuis, diablesse !
Que tout le Ciel te maudisse !
Qu’un feu vivant te brûle !
La mère ! à son fils ! Est-ce possible ?
Rien que pour gagner sa faveur ?
En quoi la Lybie, en quoi la Thrace
ont-elles dépassé cette horreur ?
Il faut que je réfléchisse
et, puisque je ne dois de comptes à personne,
trouver une heureuse occasion
qui me permettra de la tuer.
(Entre PHENICIUS.)
PHENICIUS
Magnanime César, Poppée
accueille tes paroles impériales
et dit que, si tu répudies
Octavie, elle sera à toi,
dès que le mariage aura
donné confirmation à ta passion.
Othon est parti pour l’Espagne ;
tu vas pouvoir te marier tout de suite.
NERON
Mon cœur aujourd’hui est aveugle ;
je ne pense plus à l’amour.
Il faut que l’on tue ma mère…
Phénicius, comment s’y prendre ?
PHENICIUS
Pourquoi la tuer ?
NERON
Parce qu’elle est femme.
PHENICIUS
Il faut pourtant une raison.
NERON
Alors écoute mon idée.
Va lui dire de ta part
que pour que se fasse
la paix entre elle et Néron,
elle m’envoie un de ses grands amis
pour me parler, et quand il viendra
me demander de lui faire grâce,
tu seras là avec moi
et tu feras tomber un poignard ;
je dirai qu’elle m’a envoyé l’homme
pour me tuer.
PHENICIUS
J’y vais.
(Sort PHENICIUS.)
NERON
En ce jour je suis un monstre
et une furie d’enfer.
Ce serviteur va et vient
avec grande prestesse. Et pourtant
on verra bien le jour
où il mourra lui aussi.
Comme un seigneur trouve à propos
un traître qui soit à son gré !
Celui qui ne pardonne pas aux justes,
pourquoi récompenserait-il le traître ?
(Entrent NICETAS, PALLAS et FELIX.)
FELIX
Octavie prend très mal
tes projets de divorce.
NERON
Elle veut que j’aille à l’école
avec les débutants qui sont à Rome ?
Quelle femme délicieuse !
Qu’elle sache qu’il s’agit de Poppée.
Souhaitez-lui longue vie,
et que tout le monde ait l’air content !
FELIX
Fais-en ton bon pendant mille ans !
NERON
Crois-tu qu’elle s’en offense ?
Qu’Octavie ne me donne aucun prétexte…
PALLAS (à part)
Epouvantable désillusion !
C’est là Néron ? Néron le parfait ?
C’est là le prince qu’a formé
Sénèque ? Ce monstre en fureur,
et gorgé de venin ?
NICETAS (à part, à PALLAS)
Tais-toi, Pallas, tu ne voudrais pas
que se termine mal le peu de vie qui te reste.
PALLAS (à part)
Un tel changement en quatre jours !
Pauvre Rome, qu’attends-tu ?
(Entrent PHENICIUS et MARIUS, consul.)
MARIUS
Je viens à nouveau, césar invincible,
me jeter humblement à tes pieds.
NERON
Ah ! Marius, mon ami ! Qu’y a-t-il de nouveau ?
MARIUS
C’est ta mère qui m’envoie vers toi.
NERON
Et que veut ma mère ?
MARIUS
Elle veut te parler, et dit que, pour faire la paix,
tu m’écoutes, grand seigneur, si tu veux bien.
(PHENICIUS laisse tomber un poignard dégainé aux pieds de MARIUS.)
NERON
Qu’est-ce qui a fait ce bruit ?
NICETAS
Dieux suprêmes !
Un poignard que Marius avait en main !
NERON
Ma mère a la barbarie de m’envoyer un assassin !
Ne le voyez-vous pas, Romains ? Qu’est-ce que cela, ô Rome ?
A votre César on donne la mort devant tous !
Rome, ma mère, qu’est-ce que cela ?
MARIUS
Moi ? Que veux-tu dire ?
PHENICIUS
Il n’y a pas à répliquer. Tu nies ?
NERON
Qu’on le tue immédiatement !
NICETAS
Qu’il meure !
MARIUS
O Jupiter Très-Saint !
NERON
Je m’en vais. Pour que Rome connaisse
cette conjuration, je veux emporter ce poignard
avec moi au Sénat. Si quelqu’un est mon ami
et veut que je m’assure de son amour,
qu’il tue ma mère, qu’il me délivre, qu’il me console !
(Il sort.)
PHENICIUS
Romains, l’impératrice doit mourir ;
que quiconque est loyal tire l’épée.
(Entre AGRIPPINE)
AGRIPPINE
Quel est ce tumulte ? On a tué Marius ?
NICETAS
Infâme Julie qui voulais faire tuer
notre César par la main d’un traître
et causer à Rome un mal affreux, irréparable !
(Tous l’entourent avec leurs épées nues.)
Maintenant, c’est ta fin !
AGRIPPINE
Arrêtez un instant !
Un instant, mes amis, attendez !
PHENICIUS
Ce n’est plus possible.
PALLAS
Arrêtez, par tous les dieux ! Ecoute-la ; c’est grand pitié
qu’elle doive mourir sans que nous l’écoutions.
AGRIPPINE
Quand vous saurez ce que je veux, ce que je veux
je sais, mes enfants, que vous ne pourrez pas dire non.
PHENICIUS
Parle vite, alors.
AGRIPPINE
Le premier coup,
portez-le au ventre, car il a été
cause que Néron vienne au monde.
Le second coup, sur cette poitrine, qui
autrefois lui a donné son lait et son sang.
Vous le ferez ?
NICETAS
Sans aucun doute.
AGRIPPINE
Alors je meurs contente ;
chacun paie ce qu’il doit.
PHENICIUS
Assez parlé !
NICETAS
Qu’on lui transperce le ventre !
PALLAS
Impudente cruauté !
PHENICIUS
Etrange affaire !
FELIX
Néron revient.
(Entre NERON.)
NERON
Qu’est-ce que cela ?
FELIX
Elle est morte.
NERON
Laissez-moi la voir.
NICETAS
Regarde.
PALLAS (à part)
Je crois qu’un démon le tient aux entrailles.
Son visage ne change pas de couleur.
Il voit sans pleurer couler son propre sang.
NERON
Belle femme, à coup sûr, beau corps.
Quelles mains douces ! Que ce cou est blanc !
Emportez-la ; Rome sait déjà ce qui s’est passé
et que j’ai répudié Octavie et que j’entends
me marier avec Poppée cette nuit même.
Poppée, plus belle que Diane,
plus belle que Lucrèce et que Sémiramis.
PALLAS
Cœur de pierre.
NERON
Qu’y a-t-il, Pallas ? Tu es là ?
PALLAS
Pour te servir. Dis-moi
quels sont tes ordres, grand seigneur.
NERON
On dit dans Rome
que tu as été le favori de mon prédécesseur,
que, ensuite, tu as été le mien
et que tu as par là usurpé
toute la richesse qui est dans Rome.
PALLAS
Bon… je suis très pauvre…
NERON
Emmenez-le, donnez-lui la mort
et apportez-moi le trésor de sa maison
sans y laisser la moindre tapisserie !
PALLAS
Moi, seigneur ?
NERON
Toi.
PALLAS
Pourquoi ?
NERON
Parce que tu es riche.
Ne sais-tu pas que ces gens-là sont toujours
exposés aux coups des voleurs ou du tyran ?
PALLAS
Seigneur !
NERON
Qu’on l’emmène ! qu’il meure !
PALLAS
Voilà mon salaire.
NERON
Tu as engraissé. C’est ce qu’il te faut.
PALLAS
Ah ! cruel tyran !
NERON
Ah ! ma Poppée !
Fin du deuxième acte.
NOTES
(1). La guerre de Rome contre l’empire parthe est longue et riche en rebondissements. Dans Tacite, on la voit reparaître année après année. Lope simplifie beaucoup les choses ; la prétendue victoire dont il fait état est racontée par Tacite sous un jour moins éclatant (Annales, XIII ;VI sq.) ; tout ce qui importe, pour le dramaturge, est de peindre Néron en souverain parfait, conquérant toujours vainqueur et toujours généreux pour les vaincus. Jusqu’ici, le « monstre naissant » de Racine est un modèle de toutes les vertus. Certes, il a empoisonné son grand-oncle, beau-père et père adoptif, mais c’était pour obéir à sa maman.
(2). Contrairement au mot « roi », le mot « prince », employé pour désigner un empereur romain, est tout à fait convenable. Il dérive du latin « princeps ». Voyez les premières phrases des Annales de Tacite.
(3). C’est-à-dire Auguste, le premier empereur.
(4). C’est le personnage que Tacite appelle Acté. — La légende veut que, sur ses vieux jours, elle soit devenue chrétienne. Plusieurs chapitres du Quo vadis ? de Henryk Sienkiewicz reposent sur cette tradition.
(5). Le Silanus dont il est question ici, d’après Tacite (Annales, XIII.I), Marcus Junius Silanus, est le frère de Lucius Junius Silanus, nommé à l’acte I (voir la note 9). Il était proconsul d’Asie. — Lucius Junius Silanus avait failli épouser Octavie, devenir gendre de Claude et donc prétendre à la succession. Agrippine l’avait fait assassiner ou l’avait simplement poussé au suicide. Il est évoqué dans le Britannicus de Racine, où sa sœur, Junie, Julia Calvina, joue un rôle de première importance : elle est la première femme à qui Néron s’intéresse et qui suscite la jalousie d’Agrippine. Il n’est pas impossible de la comparer, de ce point de vue, à l’Acté de l’histoire. — Pour Narcisse, l’un des affranchis qui faisaient la politique de Claude, on sait que Racine a prolongé sa vie de quelques années, pour en faire l’inspirateur du meurtre de Britannicus. Du point de vie des historiens, Lope est plus exact.
(6). L’expression est très archaïque, mais sans doute claire. C’est peut-être ce qui, en français d'autrefois, correspond le mieux à l’espagnol « gozar », qu’il n’est pas toujours indiqué de traduire par « jouir ».
(7). La référence est à Numa Pompilius, second roi de Rome dans les temps légendaires, modèle de toutes les vertus.
(8). Littéralement : « ridées comme des guenons ».
(9). Littéralement : « vous partez peut-être en exil ? » Comme prostituées, sans doute.
(10). Canidie apparaît dans les Epodes d’Horace. Elle a moins d’allure que les figures mythologiques qui, ici, l’accompagnent. Elle est plus terrifiante : l’infanticide est son divertissement favori.
(11). « Diaquilón », littéralement « diachylon », « terme de pharmacie ; nom de deux emplâtres résolutifs » (Littré).
(12). Littéralement : l’onguent de plomb. D’après Littré, le plomb, par certains dérivés, peut évoquer soit l’odeur des fosses d’aisance, soit des médications contre la syphilis. L’ammoniaque n’a chimiquement rien à voir avec le plomb, mais il n’est pas étranger aux eaux de vidange.
(13). Cette version des faits ne vient pas d’Homère, mais de Darès le Phrygien, obscur auteur de l’Antiquité tardive. Elle a connu un immense succès, au Moyen Age, et après. Voyez le Troïlus et Cressida de Shakespeare.
(14). Le plus ancien des poètes romains. Sa gloire va pâlir devant celle de Néron.
(15). Plutarque raconte, dans sa Vie d’Alexandre, que le grand conquérant, ayant trouvé dans les trésors de Darius un coffret particulièrement précieux, estima que le meilleur usage qu'il pouvait en faire était d’y conserver son exemplaire des poèmes d’Homère.
(16). On n’a pas oublié qu’il s’agit du jeune prince plus habituellement appelé Britannicus.