SABELLIUS


Avec un sourire malin, Théophile Saran me dit  :
— Vous devriez apprécier un hérésiarque auquel j’ai dû m’intéresser, quand j’étais au séminaire. Il s’appelait Sabellius. Il avait, comme tant d’autres, la passion de l’unité, ce pourquoi la Trinité le gênait. Et, comme il voulait avoir raison, il inventa ce qu’on appelle le « modalisme ».

Théophile Saran n’était pas, lui, de ceux qui veulent avoir raison à tout prix. Son souci était de savoir jusqu’où il pouvait, sans s’égarer, mener un raisonnement. C’est pourquoi il prenait garde au véritable fonctionnement du langage ; il y a des querelles de mots, dont il voulait montrer l’inanité. Je suis heureux de penser qu’il a jugé possible de me parler avec une entière franchise, sans aucun souci de me convaincre. Et moi, j’avais dès le début, oublié toute envie de le provoquer.

« Le modalisme consiste à réduire, dans la Trinité, la personnalité de chacune des personnes. On prend le mot au sens latin : « persona »  est un masque. En termes trop modernes, je dirais que le Dieu unique joue des rôles. Il est d’abord le Créateur, puis le Rédempteur incarné, puis le Consolateur. Cette pensée a choqué, pour des raisons bizarres. En fait, quand on dit « Dieu », on se représente toujours plus ou moins Dieu le Père. Sabellius obligeait à voir le Père sur la croix. C’était intolérable.

— Ce Sabellius avait-il été comédien ?

— Je me suis posé la question. J’avoue même que j’ai été tenté d’y répondre, et de répondre oui. Il ne jouait pas dans les grands festivals, à Delphes, ou à Épidaure. À son époque, il n’était pas rare que de riches propriétaires se fassent construire, dans leur villa, un théâtre de dimensions réduites. C’est à Harstenburg, dans la villa de Rutilius Rufus, qu’il a eu l’idée extravagante de jouer sans masque. J’imagine ses justifications :

« Un bon comédien doit pouvoir se contenter de la mimique, avec un grimage léger, et des variations de la voix, pour donner l’impression qu’il incarne des personnages différents. Mais il faut que les spectateurs puisse voir d’assez près son visage, et le reconnaître. »

Il arrivait à jouer Œdipe roi tout seul. Était-ce avant sa conversion au christianisme? Je ne suis pas arrivé à le deviner. Vous savez sans doute qu’on a composé des tragédies chrétiennes en combinant de manière nouvelle des vers empruntés à différentes pièces d’Euripide. Il suffisait de quelques changements dans les noms propres. La Vierge prononçait comme siennes des paroles initialement prévues pour Andromaque. Je soupçonne Sabellius d’avoir œuvré dans ce sens. Dans une composition grandiose, qui allait de la Création à la Pentecôte, il s’était réservé, laissant les autres à des comparses, le triple rôle de Dieu. Il empruntait à Virgile, car il jouait en latin, des fragments qui convenaient aux trois personnes. Il avait, pour le Père, le Fils et l’Esprit, des intonations différentes. Mais on voyait toujours son visage. Et ce visage était unique.

Cette histoire, évidemment, je l’ai inventée ; les insomnies favorisent la rumination et la divagation. Je ne vous dirai pas les diverses variantes. D’ailleurs je les ai oubliées.

— Si je vous comprends bien, on pourrait malgré tout rendre compte de cette hérésie en jouant uniquement sur des métaphores théâtrales.    

— Je doute que Sabellius ait été capable de le faire. Il était plus familier avec le vocabulaire de la philosophie platonicienne. Mais nous serions tentés, nous autres modernes, d’interpréter en termes de théâtre la notion de destinée. Les hommes viennent au monde après avoir choisi une destinée. Cette destinée ressemble étonnamment à un rôle ; tel sera tyran ; tel autre, philosophe.

— Vous finirez par dire que l’Éternel choisit, selon les circonstances, d’être tantôt le Créateur, tantôt le Sauveur, tantôt l’Inspirateur.

— On ne me le reprocherait peut-être pas, pourvu que j’évite le mot « jouer » et que je ne refuse pas, comme Sabellius, le mot « personne ». Mais, je vous l’avoue, ma petite histoire me paraît devoir intéresser assez peu les théologiens, et bien davantage les apprentis comédiens. »

 

Je finis par lui avouer que j’avais, dans des appartements privés, joué parfois le rôle du diable. Je donnai quelques détails.

« Le diable est réellement comédien, me dit-il ; on le peint un et multiple ; innombrable, même. Et c’est pourquoi Sabellius est réellement hérétique.

 

 

Voir

RÉCIT DES PREMIERS COMMENCEMENTS

DISCOURS DOUBLE

DÉDUCTION