HIÉROPHONÈMES

(Article publié dans Lagban)

Un lecteur m’écrit pour me faire part de son indignation. « Vous autres linguistes, vous êtes des charlatans. Vous inventez des mots impossibles pour éblouir le pauvre monde. Je croyais que, quand je parle, j’émets des sons. Il paraît que ce n’est pas vrai, qu’en réalité j’éructe des « phonèmes ». À quoi bon cette pacotille ? »
Cher lecteur, je ne suis peut-être pas un vrai linguiste, les vrais linguistes sont peut-être des charlatans, mais le mot « phonème » a du sens. Il est même indispensable, bien qu’on s’en soit passé pendant des siècles.
Il y a de cela plusieurs années, je m’indignais comme vous. Et puis j’ai rencontré quelqu’un qui s’y connaissait en ces matières. Linguiste ou pas, il savait des langues à foison, des vivantes et des mortes, des courantes et des rarissimes. En matières d’idiomes, la Sibérie recèle des trésors. Je lui dis : « À quoi bon ce mot de « phonème » ? « Son » ne suffit-il pas ?

« Il était une fois (telle fut sa réponse) une jolie jeune fille qui s’appelait tout simplement Nefer. Non, pas Nefertiti. Nefer tout court. Cela veut dire « la belle », en égyptien. Son père et sa mère étaient prêtres, à Thèbes ; lui, chez Sekhmet ; elle, chez Khonsou.
Nefer avait passé des heures à contempler les murs des temples ; elle aimait les couleurs ; elle s’enchantait des signes. Un jour, elle déclara qu’elle voulait en tracer, elle aussi. Depuis sa prime enfance, elle dessinait ; elle avait la main très sûre. On la fit entrer à l’école des scribes. Il fallut batailler pour qu’elle y soit admise. Le mot « scribe » n’a pas de féminin. Mais sa mère sut émouvoir les prêtresses ses collègues. Son père fit pour le mieux de son côté. Les obstacles disparurent.
Nefer était docile, soigneuse, et même scrupuleuse. Les crocodiles qui naissaient sous sa main atteignaient la perfection ; il ne leur manquait pas une écaille. Le maître s’inquiétait (son nom était Hapou). Les aigles avaient toutes leurs plumes ; il fallait deux jours pour en terminer un, trois jours pour la crinière d’un lion. « Il faut faire plus simple (disait-il), plus général. »
Elle semblait ne pas l’entendre.
Un texte qu’elle recopiait sur de grandes feuilles de papyrus, avant de le graver dans la pierre, expliquait pour quelles raisons Isis s’était mise en colère. On écrit le nom : « Isis » ; c’est un signe très simple, qui ressemble à un trône. Nefer ne l’a jamais utilisé que pour désigner la déesse.  On y ajoute un autre signe, plus simple encore, puis le dessin d’une femme assise. Soudain elle s’interrompit :
« Comment dessiner le visage de quelqu’un qui est fâché ? »
Le maître ne comprenait pas.
« Il s’agit de faire voir la déesse. Elle est déesse ; elle possède une grande force intérieure. Le plus souvent, on la voit sereine. Mais ici elle est en courroux, et tu sais pourquoi : Seth a lâchement assassiné Osiris. Je ne peux pas la peindre comme si rien ne la troublait. Comment montrer sa colère ? »
Le maître ne comprenait toujours pas. Il avait toujours dessiné Isis impassible. La piété l’empêchait de s’en donner une autre image.
Et voilà que, la nuit suivante, Isis lui apparut en rêve :
« J’ai mille passions et mille visages (lui dit-elle). Ce que tu dois représenter, ce n’est pas l’une de mes figures,  qui passent ; c’est ce qui, de moi, demeure inchangé. »
Nefer écoutait ce récit. Serait-elle, à son tour, honorée d’une apparition ? Des paroles, lentement, se formaient dans son esprit. C’était comme une révélation. « L’art est de suggérer la pensée de la déesse ; le signe appelle son nom ; et son nom est unique. »

Un silence naissait, durait. Je dis à mon linguiste (était-il donc aussi égyptologue ?) :
« Où est, là-dedans, le phonème ? »
Il ne me répondit pas, mais continua son histoire.

« Un jour, elle dessinait une bouche ; c’est un signe qu’on utilise très souvent, dans des mots variés, comme Sésostris ou Nitokris ou Serket (qui est la déesse scorpion). C’est un signe très simple, mais difficile à bien réussir ; il faut que les deux arcs de cercle soient bien réguliers. Nefer, depuis longtemps, les dessinait à main levée, sans compas. Pourquoi cependant (se disait-elle) réduire une bouche à deux arcs de cercle ? N’y a-t-il pas, dans les vraies bouches, comme un creux au milieu de la lèvre supérieure ? Ne voit-on pas distinctement la ligne qui sépare les deux lèvres ? Pourquoi ne pas tracer une ligne presque droite (mais pas tout à fait) ?
Maître Hapou, cette fois-là, n’eut pas besoin que la divinité se montre à lui dans les ténèbres.
« Ce que tu dessines n’est pas une bouche, pas toujours. Dans la phrase que tu es en train de copier, il n’est pas du tout question de lèvres. Ce que tu dessines, c’est… »
Il ne savait pas comment s’exprimer. Soudain, il se mit à chanter : rrrr, rrrr, rrrr.
On voyait vibrer entre ses dents la pointe de sa langue.
« Tu écris une bouche, et puis de l’eau, et cela veut dire : « nom ». Tu n’écris pas une bouche et puis de l’eau. Tu écris « rrr » puis « nnn ». Non, tu écris : « rn ». Et tu dis : « rèn ». Et cela veut dire « nom », comme tu sais. Tu écris « r », et cela ne veut rien dire. Tu écris « n », et cela ne veut rien dire. Mais tu écris « rn », et cela veut dire « nom ». Nom. Le nom de la déesse, le mien, le tien, celui de ta mère. Nom. L’idée de bouche s’est effacée. »

Un silence naissait, durait. Je dis à mon linguiste :
« Alors voilà le phonème ? »
Il ne me répondit pas, mais continua son histoire.

« Un jour, elle copiait la prière que le grand-prêtre (il s’appelait Mésehti) devait prononcer le lendemain, pour détourner la tempête qui s’annonçait, sèche, brûlante. Il était convenable de supplier le dieu Seth. Car le désert torride est son domaine.
Elle eut une idée folâtre, et qui la fit rire. Le grand-prêtre avait un défaut de prononciation. Quand il invoquait le dieu Sobek, qui a une tête de crocodile, il disait : « Chobek ». Quand il célébrait la déesse Sekhmet, qui a une tête de lion, il prononçait : « Chekhmet ».
« Sekhmet, dit Nefer, est Celle dont mon père est le serviteur attitré. »
Pour écrire le nom de Seth, sur cette feuille de papyrus que le grand-prêtre aurait sous les yeux, fallait-il tracer non pas une bandelette, mais un bassin plein d’eau ? Elle avait compris depuis très longtemps que, si elle avait réellement dessiné une bandelette et un vrai bassin plein d’eau, personne n’aurait rien compris ? Sa vieille nourrice, qui ne savait pas lire, aurait dit : « Tu dessines bien ». Et les gens instruits lui auraient demandé pourquoi elle s’amusait à faire des croquis au milieu d’un texte sérieux. Bien évidemment la bandelette et le bassin étaient stylisés au point d’en devenir méconnaissables ; c’étaient des pensées d’objets.
« Non, dit maître Hapou, ce n’est pas un son que tu dessines, c’est une pensée de son. Tu n’a pas à savoir si celui parle est enrhumé. »
Il ajouta :
« Le grand-prêtre ne se trompe pas. Simplement il n’arrive pas à réaliser la pensée de son qui l’habite. »

Mon linguiste se taisait. Je dis :
« Voilà le phonème.
— Oui, répondit-il. Mais maître Hapou n’avait pas de mot pour le nommer. Il a fallu attendre quarante siècles. »

Je dis :
« Seth est un dieu méchant. Son nom ressemble à celui de Satan.
— C’est probablement une coïncidence. D’ailleurs, s’il est méchant, — il a tué Osiris et l’a découpé en morceaux, — il n’est pas, lui le Mal absolu. C’est un dieu parmi d’autres, dans un grand panthéon. Chacun d’eux se définit par ce qui le distingue des autres.
Il en va de même pour les phonèmes. »

 

Voir

FUITE DES ROIS

OUSERAMON

OISEAUX EFFAROUCHÉS