L’INVITÉ DE PIERRE

       de Pouchkine[1]

par Anna Akhmatova[2]

 

 

1.

On sait que, pendant la première période de son activité créatrice (lorsque parurent  Le Prisonnier du Caucase, La Fontaine de Bakhtchisaraï  et les poésies de jeunesse), Pouchkine était aimé de ses contemporains ; il suivait en pleine lumière une voie toute droite. Mais voici que vers1830 les lecteurs et es critiques se détachèrent de lui. La cause en est surtout Pouchkine lui-même. C’est lui qui a changé. Au lieu du Prisonnier du Caucase, il écrit La Petite Maison de Kolomna ; au lieu de La Fontaine de Bakhtchisaraï , il écrit les petites tragédies, puis Le Coq d’or  et  Le Cavalier de bronze. Les lecteurs ne le comprenaient plus ; ses ennemis et ceux qui l’enviaient jubilaient. Ses amis se taisaient. Pouchkine écrit en 1830 :

                                               Les almanachs et les revues

                                               Qui nous enseignent la morale,

                                               Qui me traitent de tous les noms,

                                               Mais où j’ai trouvé autrefois

                                               Des compliments d’un autre style…[3][

 

Comment Pouchkine a-t-il changé et en quoi ?

 

Dans la préface destinée aux chapitres VIII et IX d’Onéguine (1830), Pouchkine s’en prend à la critique : « Que le siècle progresse à son gré, la poésie demeure à la même place… Son but est unique, ses moyens restent les mêmes. »

Pourtant, la même année, dans son brouillon d’article sur Baratynski,[4] Pouchkine donne une tout autre idée des rapports du poète et de son lecteur : « les idées, les sentiments d’un poète de dix-huit ans sont encore accessibles et familiers à chacun, les jeunes lecteurs le comprennent et découvrent avec transport dans ses œuvres leurs propres sentiments et leurs propres pensées, exprimées avec clarté, vivacité et harmonie. Mais es années passent, le jeune poète mûrit, son talent croît, ses idées s’élèvent, ses sentiments se modifient ; ses chants ne sont plus les mêmes. Cependant les lecteurs sont devenus plus insensibles, plus indifférents à la poésie de la vie. Le poète se sépare d’eux et, peu à peu, s’isole complètement.  Il crée pour lui seul et si parfois il publie encore ses œuvres, il ne rencontre que froideur et indifférence, et ne trouve un écho à ses mélodies que dans le cœur de quelques admirateurs de la poésie, aussi isolés, aussi perdus que lui dans le monde. »

Il  est étrange que l’on n’ait jamais remarqué jusqu’ici que cette pensée a été soufflée à Pouchkine par Baratynski lui-même, dans une lettre de 1828, où il explique l’insuccès d’Onéguine de la manière suivante : « Je pense qu’en Russie un poète ne peut espérer un grand succès que pour ses premiers essais, les moins parfaits. Il a pour lui tous les jeunes gens, qui retrouvent en lui presque tous leurs sentiments, presque toutes leurs  pensées, revêtues de couleurs éclatantes. Le poète grandit ; il écrit avec plus de réflexion, plus de profondeur ; il ennuie les officiers, et les généraux lui en veulent parce que ses vers ne sont tout de même pas de la prose. Ne prends pas pour toi ces réflexions. Elles valent pour tous. »[5]

On voit en comparant ces deux citations comment Pouchkine a développé la pensée de Baratynski.

Ainsi ce n’est pas la poésie qui est immobile, c’est le lecteur qui n’arrive pas à suivre le poète.

Tous les contemporains de Pouchkine se reconnaissaient avec enthousiasme dans le héros du Prisonnier du Caucase. Mais qui eût consenti à se reconnaître dans l’Eugène du Cavalier de bronze ?

 

2.

Au nombre des œuvres de la maturité de Pouchkine qu’ont négligées ses contemporains et même ses amis figurent les petites tragédies.[6] Aucune œuvre de la poésie universelle ne pose peut-être avec autant de rigueur et de complexité les plus terribles questions de la morale. La complexité est parfois telle que, liée à un laconisme vertigineux, elle en vient presque à obscurcir le sens et mène aux interprétations les plus diverses (voyez, par exemple, le dénouement de L’Invité de Pierre). Pouchkine donne lui-même, me semble-t-il, une explication dans une remarque sur Musset (24 octobre 1830), où il loue l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie de ne pas moraliser et où il déconseille d’une manière générale « d’accoler à n’importe quoi un enseignement moral ». Cette observation donne en partie la clé pour comprendre la fin apparemment plaisante de la Petite Maison de Kolomna (9 octobre 1830) :

                                              « N’avez-vous pas au moins quelque moralité ?

                                              — Non… Ou peut-être si. Un instant. Patientez.

Voici, c’est mon avis du moins, votre morale… »[5]

Suit une parodie nettement provocatrice des conclusions édifiantes :

Ce récit que voilà on pourrait le presser,

Plus rien n’en sortira.

Evidemment si le poète pose en ces termes la question de l’enseignement moral, les chemins habituels de la description des passions lui sont interdits. Toutes ces réflexions peuvent particulièrement bien s’appliquer à L’Invité de Pierre qui est pourtant une reprise du thème universel du châtiment ; les prédécesseurs de Pouchkine, en traitant ce thème, ne se privaient pas de moraliser ouvertement.

Pouchkine suit une autre voie. Il lui faut, dès le début, et sans se mettre à moraliser, convaincre son lecteur que son héros doit nécessairement périr. Pour Pouchkine, L’Invité de Pierre est une tragédie du châtiment, et le choix du titre le prouve (« L’Invité de Pierre » et non « Don Juan »). C’est pourquoi tous les personnages, Laura, Leporello, Don Carlos et Dona Anna, ne font que préparer et précipiter la mort de Don Juan. La mort est aussi le souci constant du héros :

                                Tout est parfait. J’ai tué Don Carlos

                                Sans le vouloir, et je me suis caché

                                Sous cet habit de moine.

Grâce aux travaux des pouchkinistes, nous savons en quoi le Don Juan de Pouchkine ressemble à ses prédécesseurs. Il s’agit de savoir maintenant en quoi il est original.

Il est caractéristique que Pouchkine ne fasse qu’une allusion passagère à la richesse de Don Juan, alors que pour Da Ponte et Molière ce motif est essentiel. Le Don Juan de Pouchkine n’est pas l’homme riche de Da Ponte qui « se divertir pour son argent », ni le triste raisonneur de Molière qui berne ses créanciers. Le Don Juan de Pouchkine est un grand d’Espagne que le roi ne pourrait pas ne pas reconnaître s’il le rencontrait dans la rue. En lisant avec attention L’Invité de Pierre, nous faisons une découverte inattendue : Don Juan est poète. Ce sont des vers de lui que chante Laura ; et lui-même se donne le titre d’ « improvisateur de la chanson de l’amour ».

Ce point le rapproche de la figure de base du héros chez Pouchkine : « Nos poètes ne bénéficient pas de la protection des seigneurs ; nos poètes sont eux-mêmes des seigneurs », dit, dans Les Nuits d’Égypte, Tcharski, qui reprend ainsi une pensée favorite de Pouchkine. A ma connaissance, personne n’a jamais eu l’idée de faire de Don Juan un poète.

La situation dans laquelle se noue l’action touche Pouchkine de près. Revenir d’exil en secret, c’est un rêve qui le tourmente dans les années vingt. C’est pourquoi il transporte l’action de Séville (où la situe le brouillon ; Séville est depuis toujours la ville de Don Juan) à Madrid : il lui faut une capitale. Par le truchement de Don Juan, Pouchkine dit du roi :

                                                               Bon ! Il me renverra.

                                Voudrais-tu pas qu’il me coupe la tête ?

Entendez : criminel politique, qui serait puni de mort, si, de son propre chef, il revenait d’exil. Les amis de Pouchkine lui tenaient des discours semblables, lorsqu’il voulait revenir de Mikhaïlovskoïé à Pétersbourg.[7] Et le Leporello de Pouchkine s’écrie, s’adressant à son maître :

                                               Que n’êtes-vous resté là-bas au calme ?

Pouchkine ne met son Don Juan dans aucune des situations ridicules ou honteuses où se retrouvent tous les autres Don Juan. Il n’est pas poursuivi par une Elvire trop ardemment éprise, ni menacé du bâton par un Masetto jaloux ; il ne se déguise pas en domestique pour séduire les caméristes (comme dans l’opéra de Mozart) ; il reste jusqu’au bout un héros, mais ce mélange de cruauté froide et d’insouciance enfantine qui le caractérise produit un effet terrifiant. C’est pourquoi le  Don Juan de Pouchkine, malgré son élégance[8] et ses bonnes manières, est bien plus effrayant que ses prédécesseurs.

Les deux héroïnes le disent, chacune à sa manière. Dona Anna : « Vous êtes un vrai démon » ; Laura : « Démon, coquin ».

Si Laura, peut-être, est simplement en colère, le « démon » dans la bouche de Dona Anna rend exactement l’impression que Don Juan doit produire dans le dessein de l’auteur.

A la différence des autres Don Juan, qui traitent toutes les femmes de la même manière, le Don Juan de Pouchkine a des mots particuliers pour chacun des trois femmes dont il parle, et qui sont elles-mêmes très différentes les unes des autres.

Le héros de L’invité de pierre se dispute avec son valet comme les Don Juan de Mozart et de Molière ; mais, par exemple, la scène de goinfrerie du maître et du valet qui termine l’opéra est absolument impossible dans la tragédie de Pouchkine.

Initialement, Pouchkine voulait souligner le fait que Don Juan se propose de rencontrer la veuve du Commandeur près du tombeau ; mais, plus tard la réplique indignée de Leporello (« Près du tombeau de son mari ! ... Impie ! il en pâtira ! ») lui a paru trop édifiante et il a laissé au lecteur le soin de remarquer lui-même où se passent les rencontres.

L’invité de pierre ne mentionne jamais,  ni dans le texte définitif, ni dans les brouillons, la cause du duel de Don Juan et du Commandeur. C’est étrange. Voici, je suppose, la cause de cet inexplicable silence : chez tous les prédécesseurs de Pouchkine, sauf chez Molière, où, contrairement à celui de Pouchkine, le Commandeur est une figure tout à fait abstraite que rien ne lie à l’action, le Commandeur meurt en défendant l’honneur de sa fille Dona Anna. Pouchkine a fait de Dona Anna non la fille, mais la femme du Commandeur, et il nous apprend lui-même que Don Juan ne l’avait jamais vue auparavant. La première raison disparaissait, et en inventer une autre, qui aurait détourné de l’essentiel l’attention de son lecteur, Pouchkine ne le voulait pas. Il a seulement indiqué que le Commandeur a été tué en duel

  « lorsque nous nous sommes battus derrière l’Escurial », [9]

et non pas dans un affrontement nocturne (en présence de Dona Anna elle-même),[10] ce qui ne serait pas conforme au caractère de son Don Juan.

Si la scène de l’explication entre Don Juan et Dona Anna renvoie au Richard III de Shakespeare, il faut dire que Richard est un scélérat achevé et non un séducteur professionnel, et qu’il agit par politique et non pour des fins amoureuses, comme il l’explique lui-même aux spectateurs.

Pouchkine voulait dire par là que son Don Juan peut par légèreté agir en scélérat, bien qu’il ne soit qu’un aristocrate débauché.

La seconde rencontre avec Shakespeare, que personne n’a jusqu’ici remarquée, mais qui a, à mon sens, une importance bien plus grande, se trouve dans la scène finale de L’invité de pierre.

 

Dona Anna.—               Mais vous êtes venu

                                Ici. Quelqu’un pouvait vous reconnaître

                                Et votre mort était inévitable.

Juliet.—             How cam’st thou hither

                                How cam’st thou hither, tell me, and wherefore?

The orchard walls are high and hard to climb,

And the place death, considering who thou art,

If any of my kinsmen find thee here.  

                                               Romeo and Juliet, act II, sc. II

Même la scène de l’invitation de la statue, la seule qui soit conforme à la tradition, ouvre un véritable abîme entre le Don Juan de Pouchkine et ses prototypes. La plaisanterie déplacée des Don Juan de Mozart et de Molière, provoquée et motive par l’inscription injurieuse pour eux qu’ils lisent sur le monument[11] est transformée par Pouchkine en une bravade démoniaque. Au lieu de la traditionnelle et absurde invitation à dîner nous voyons quelque chose qui est sans exemple:

                Il me plairait, commandeur, que tu viennes

                Chez ton épouse, où je serai demain.

Tu garderais la porte. Viendras-tu?

 

Don Juan parle à la statue comme un rival heureux.

 

Pouchkine a laissé à son héros sa réputation d’athée, qui provient de l’Ateista fulminado (drame religieux que l’on jouait dans les églises et dans les monastères).

« Un débauché sans cœur ni foi » (Le moine)

« C’est un impie, un triste scélérat. » (Don Carlos)

« On vous a dit de lui/ C’est un impie, un scélérat, un monstre. » (Don Juan)

« On me l’a dit, vous êtes un impie. » (Dona Anna)

L’accusation d’athéisme était un accompagnement obligé de la vie du jeune Pouchkine.

En revanche Pouchkine a complètement banni de sa tragédie une autre caractéristique de tous les Don Juan : le voyage. Évoquons par exemple le Don Juan de Mozart et le célèbre air de Leporello, le catalogue des victoires (541 en Italie, 231 en Allemagne, 100 en France, 91 en Turquie, et 1003 en Espagne). Le grand d’Espagne que peint Pouchkine, mis à part, évidemment, son exil, mène à Madrid une vie tout à fait sédentaire, dans la capitale où peuvent le reconnaître n’importe quelle « gitane » (le brouillon portait : « tzigane ») ou n’importe quel « ivrogne ».[12]

 

 

3 .

Le Don Juan de Pouchkine ne dit ou ne fait rien que ne puisse faire ou dire un contemporain de Pouchkine, sinon ce qui est indispensable pour que soit conserve la couleur locale espagnole. (“Sous son manteau je pourrai l’emporter/ et le jeter dans quelque rue. » C’est ainsi que procède  Dalti, le héros de Portia de Musset, avec le cadavre de son rival, qu’on trouve au lendemain « le front sur le pavé.)

Les invités de Laura (visiblement la jeunesse dorée de Madrid, les amis de Don Juan) ressemblent bien davantage aux membres de la « Lampe verte »[13] occupés à dîner chez quelque célébrité d’alors, la Kolossova[14] par exemple, et à discuter de questions artistiques qu’à des nobles espagnols de quelque siècle que ce soit. Mais l’auteur de L’invité de pierre sait que cela n’est pas dangereux pour lui. Il est convaincu qu’avec une brève description de la nuit, il donnera une impression vive et à jamais ineffaçable ; c’est l'Espagne, c’est Madrid, c’est le Sud:

                Viens. L’air est tiède et calme, sans un souffle.

                Sens-tu l’odeur des citrons dans la nuit

Et le parfum des lauriers? Sur le ciel

D’un bleu profond comme la lune est claire!

 

Don Juan fait le fou avec Laura  comme n’importe quel polisson de Pétersbourg avec une actrice; il se rappelle mélancoliquement Inès, dont il a causé la mort; il loue l’esprit farouche du Commandeur qu’il a tué; et il séduit Dona Anna selon toutes les règles de la stratégie mondaine d’Adolphe.[15] Mais voici que se produit quelque chose de mystérieux, quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre. Le dernier cri de Don Juan, alors qu’on ne peut plus parler de feinte :

                                Tout est fini. Je meurs. Dona Anna!

Nous convainc qu’il s’est vraiment métamorphosé pendant son entrevue avec Dona Anna et toute la tragédie tient dans ce fait : à l’instant où il aimait et était heureux, au lieu du salut tout proche, est venue la mort. Remarquons encore un détail : “Laisse-la”, dit la statue. Donc Don Juan s’est précipité vers Dona Anna; donc, à cet instant terrible, il ne pensait qu’à elle.

Évidemment si Don Carlos avait tué Don Juan, il n’y aurait pas eu de tragédie, mais quelque chose dans le genre des Marrons du feu de Musset, qui plaisait tant à Pouchkine en 1830 parce qu’il n’y avait pas de morale, et où un héros dans le genre de Don Juan (« Mais c’est du Don Juan ») meurt par hasard d’une manière absurde. Le Don Juan de Pouchkine ne meurt ni par hasard, ni d’une manière absurde. La statue du Commandeur est le symbole du châtiment, mais si elle entraînait Don Juan dès la scène du cimetière, il n’y aurait pas non plus de tragédie, mais un théâtre d’horreur ou l’Ateista fulminado  du mystère médiéval. Don Juan n’a pas peur de la mort . Nous voyons qu’il n’a pas craint l’épée de Don Carlos et qu’il n’a même pas songé qu’il pouvait périr. C’est pourquoi Pouchkine avait besoin du duel avec Don Carlos pour montrer Don Juan en action. Mais il n’a pas le même visage à la fin de la tragédie. Et la question n’est pas de savoir si la statue est une manifestation de l’autre monde : le signe de tête au cimetière est un phénomène surnaturel auquel Don Juan ne prête pas l’attention qu’il mérite. Don Juan a craint non la mort et la punition outre-tombe, mais la perte du bonheur. C’est pourquoi sa dernière parole est : « Dona Anna ! » Et Pouchkine le met dans la seule situation (selon lui) où la mort puisse lui faire peur. Et nous retrouvons soudain ici quelque chose que nous connaissons bien. Pouchkine nous donne une explication totale et motivée du dénouement de la tragédie. L’invité de pierre est daté du 4 novembre1830, et, au milieu d’octobre, Pouchkine a écrit le Coup de pistolet dont personne ne conteste le caractère autobiographique. Silvio, le héros du Coup de pistolet, dit : « Quel avantage puis-je trouver, pensai-je à lui ôter la vie au moment où il n’y tient pas ? Une pensée méchante passa dans mon esprit… Voyons s’il accueillera la mort avec autant d’indifférence à la veille de son mariage que lorsqu’il l’attendait en mangeant des cerises ! »

On peut conclure que Pouchkine ne craignait de mourir qu’à un instant de bonheur. C’est ce que répond Don Juan à une question de Dona Anna.

Et vous m’aimez depuis longtemps ?

                                                                                           Peut-être.

Je ne sais pas. Il ne m’en souvient plus.

C’est seulement depuis que je vous aime

Que je connais le prix de cette vie,

Que j’ai compris le sens du mot « bonheur ».

C’est-à-dire que depuis qu’il est heureux, il a connu le prix de la vie éphémère. Dans Le Coup de pistolet comme dans L’invité de pierre, la femme aimée assiste au châtiment, ce qui est contraire à la tradition des Don Juan. Dans Mozart, par exemple, il n’y a là que Leporello, qui fait le pitre ; dans Molière, il n’y a que Sganarelle.

A cette époque (1830), le problème du bonheur tourmentait beaucoup Pouchkine. « Je suis l’athée du bonheur, je n’y crois pas », écrit-il à P.A.Ossipova le lendemain du jour où il a fini L’invité de pierre (lettre en français). « C’est le diable qui me fait délirer sur le bonheur, comme si j’étais fait pour cela ! » (lettre à Pletniev). « Ha, la maudite chose que le bonheur ! » (lettre en français à la princesse Viazemski). Il est facile de proposer encore toute une série de citations semblables, et l’on pourrait même, au risque de paraître  paradoxal, montrer que Pouchkine craignait le bonheur comme d’autres craignent les chagrins Autant il était toujours prêt à affronter tous les désagréments, autant il tremblait devant le bonheur, c’est-à-dire devant la perspective de le perdre.

 

 

4.

Mais ce n’est pas tout. Outre l’analogie avec Le Coup de pistolet, œuvre autobiographique, il est indispensable de citer encore la correspondance  de Pouchkine. Par exemple, une lettre à sa belle-mère, N. I. Gontcharova (5 avril1830) : « Les torts de ma première jeunesse se présentèrent à mon imagination ; ils n’ont été que trop violents et la calomnie les a encore aggravés ; le bruit en est devenu  malheureusement populaire. » (lettre en français). Que cela est proche de la confession de Don Juan !

                                Dona Anna, on disait vrai peut-être,

                                Et ma conscience est lasse de porter

                                Comme un fardeau tout le mal que j’ai fait.

                                Oui, la débauche a été mon école.

                               

De même : « La pauvre, elle est jeune, innocente, et lui, si léger, si dépourvu de sens moral » (fragment autobiographique,[16] 13 mai 1830). « Dépourvu de sens moral » est évidemment ici une litote pour « débauché ». C’est ce que dit la voix de la renommée, comme par hasard. 

La même année, Pouchkine dit la même chose dans une poésie qui ne sera pas publiée de son vivant :

                                                               Tu prends soin de te rappeler

Ce qu’on dit de mes trahisons […]

Je maudis les efforts perfides

De ma criminelle jeunesse.

 

Cette poésie rappelle les répliques de Dona Anna.

Pouchkine écrit à Pletniev, alors qu’il vient de se marier : « Je suis heureux. C’est un état si nouveau pour moi qu’il me semble être transformé. »         

Voyez L’invité de pierre :

Mais il s’est fait en moi un changement,

Un renouveau, lorsque je vous ai vue.

Don Juan dit du Commandeur :

                                               Il a goûté les joies du paradis.

Voyez la lettre à Anna Kern : « Comment peut-on être votre mari ? C’est ce dont je ne puis me faire une idée, non plus que du paradis ». (lettre en français)

Dans Onéguine, Pouchkine promet que, lorsqu’il décrira des déclarations d’amour, il se rappellera :

le langage

De la tendresse et du désir,

Les mots passionnés qu’autrefois

Près d’une maîtresse adorable

Je sentais monter à mes lèvres.

Eugène Onéguine. III, 14

 

 Les ressemblances entre ces citations ne montrent pas tant le caractère autobiographique de L’invité de pierre  que son point de départ lyrique.

 

 

 

 

5.

Si Pouchkine n’a pas publié Le Chevalier avare pendant six ans, par crainte qu’on en fasse, comme on disait alors, une « application »,[17] que penser de L’invité de pierre qu’il n’a pas publié du tout (je remarquerai entre parenthèses que le Festin pendant la peste a été imprimé en 1832, c’est-à-dire peu de temps après sa rédaction ; n’est-ce pas parce qu’il s’agit d’une simple traduction ?). Quoi qu’il en soit, L’invité de pierre est la seule des petites tragédies qui n’ait pas été publiée du vivant de Pouchkine. On peut se représenter que ce que nous mettons au jour ici avec les plus grandes difficultés devait être apparent pour Pouchkine. Il a trop mis de lui-même dans L’invité de pierre , et il l’a traité comme il traitait certaines de ses poésies lyriques qui sont demeurées manuscrites sans égard à leur qualité. Pouchkine dans son âge mûr n’était pas enclin à exposer devant le monde « les blessures de sa conscience » (ce qui est dans une certaine mesure le destin de tout poète lyrique)[18] et je suppose que L’invité de pierre  n’a pas été publié pour la raison qui a interdit aux contemporains de lire du vivant de Pouchkine la fin de « Souvenir », « Non, non, je n’aime pas… », « Quand mes bras serrent ton corps svelte… », et non pas pour la raison qui a fait que Le Cavalier de bronze est demeuré manuscrit.[19]

Outre toutes les comparaisons que j’ai faites le point de départ lyrique de L’invité de pierre est établi par le lien qui le rattache d’une part au Coup de pistolet (problème du bonheur) et de l’autre à la Roussalka, qui est racontée brièvement (comme il convient à une « préhistoire ») dans les souvenirs de Don Juan sur Inès. Les rencontres de Don Juan et d’Inès avaient lieu dans le cimetière du monastère Saint Antoine (comme le montre le brouillon) : « Attendez, voilà le monastère Saint Antoine ; / et voilà le cimetière du monastère./ Oh, je me rappelle tout. Vous veniez ici… » Don Juan, comme le Prince dans la Roussalka, reconnaît l’endroit, se rappelle la femme dont il a causé la mort. Dans les deux cas, il s’agit de la fille d’un meunier. Ce n’est pas par hasard que  dit à son valet : « Va au village, tu sais, là où se trouve le moulin. » Plus tard, il appelle cet endroit « une maudite venta ». La rédaction définitive a fait disparaître les ressemblances, mais maintenant que les brouillons sont déchiffrés, il ne fait plus de doute que la tragédie de Pouchkine commence par le rappel à peine audible d’un crime du héros, que le destin conduit à l’endroit même où ce crime a été commis et où il en commet un nouveau. Ainsi tout est prédit, et le fantôme de la malheureuse Inès joue dans L’Invité de pierre un rôle bien plus important que celui qu’on lui attribue d’habitude.

Tout ce que nous avons dit se rapporte à la ligne que suit Don Juan dans L’Invité de pierre. Mais cette tragédie comporte une autre ligne, celle du Commandeur. Là aussi Pouchkine rompt complètement avec la tradition. Chez Mozart de Da Ponte, Don Juan souhaite si peu se rappeler le Commandeur que, lorsque Leporello demande la permission de dire un mot, son maître lui répond : « Bon, pourvu que tu ne parles pas du Commandeur. »

Mais le héros de Pouchkine ne cesse de parler du Commandeur. Et cependant, ce qui est le plus important, c’est dans la légende et dans toutes ses mises en forme littéraires la statue vient presser Don Juan de se repentir. Cela n’aurait pas de sens dans la tragédie de Pouchkine, parce que Don Juan s’est déjà repenti sans la moindre contrainte :

                                               En vous aimant, c’est la vertu que j’aime

Et mes genoux, pour la première fois

En tressaillant fléchissent devant elle.

Le Commandeur arrive au moment du baiser « froid, doux », pour reprendre sa femme à Don Juan. Chez tous les autres auteurs, le Commandeur est un vieillard débile, un père offensé. Chez Pouchkine, c’est un mari jaloux (« Le mort avait sujet d’être jaloux./ Il la tenait toujours sous les verrous »), et rien ne montre que c’est un vieillard. Don Juan dit :

Dona Anna, que vous me torturez !

Pourquoi toujours ce nom ?

Ce à quoi elle répond :

Vous êtes donc jaloux.

Nous avons deux raisons de considérer le Commandeur comme l’un des protagonistes de la tragédie. Il a une biographie, un caractère ; il agit. Nous connaissons même son aspect extérieur : « il était petit et souffreteux. » Il a épousé une belle jeune fille qui ne l’aimait pas et il a su par son amour mériter sa bienveillance et sa reconnaissance. De tout cela, pas un mot dans la tradition. Dès le premier instant la pensée qu’il sera jaloux vient à l’esprit de Don Juan (dans le brouillon, avant qu’il ne connaisse Dona Anna ; c’est alors que Leporello dit de son maître : « Près du tombeau de son mari… Impie ! il en pâtira. »

Le Commandeur de Pouchkine ressemble au « jaloux courroucé » de la poésie de jeunesse « A une jeune veuve », où l’époux mort apparaît à la veuve infidèle ( et où il est appelé « heureux homme », comme dans L’Invité de pierre). Il lui ressemble bien davantage qu’à une vision d’outre-tombe surnaturelle qui viendrait exhorter le héros à abandonner sa vie impie.

Pouchkine effleure le thème de la jalousie d’outre-tombe dans le chapitre VII d’Onéguine à propos de la tombe de Lenski et de la trahison d’Olga.

                                               Le poète s’est-il ému

En apprenant la trahison.

…………..

Il est vrai qu’en ce triste jour

L’ombre en proie à la jalousie

N’est pas sortie de son tombeau.

Sur le soir, doux à l’hyménée,

Aucune vision d’outre-tombe

N’a fait peur aux jeunes époux.[20]

 

Voilà ce que note Pouchkine, avec une sorte de déception, et il se met à chercher un sujet où pourrait apparaître une ombre jalouse et courroucée. C’est pour cela qu’il change la trame de Don Juan et fait du Commandeur non le père de Dona Anna, mais son mari.

La touchante fiancée-veuve Ksenia Godounova, qui pleure sur le portrait de son fiancé mort qu’elle n’a jamais vu de sa vie, dit : « Je serai fidèle même à un mort ». La célèbre réponse de Tatiana :

Mais je suis la femme d’un autre

Et lui serai toujours fidèle

n’est qu’un pâle reflet de ce que déclarent Ksenia Godounova et Dona Anna( « On doit  rester fidèle même aux morts. »)

Mais le plus étonnant est que dans la lettre du 5 avril 1830 à la mère de N. N. Gontcharova, lettre que nous avons déjà citée, Pouchkine écrit : « Dieu m’est témoin que je suis prêt à mourir pour elle, mais devoir mourir pour la laisser veuve brillante et libre de choisir demain un autre mari — cette idée, c’est l’enfer. ». Et, plus nettement encore : « Si elle consent à me donner sa main, je n’y verrai que la preuve de la tranquille indifférence de son cœur. » (lettre en français).[21]

Voyez L’Invité de pierre :

Non, c’est ma mère

Qui m’a contrainte à lui donner la main.

Car Don Alvar était riche, et nous, pauvres.

Ainsi, dans L’Invité de pierre, Pouchkine se punt lui-même d’avoir été dans sa jeunesse insouciant et pécheur, et le thème de la jalousie d’outre-tombe (c’est-à-dire de la crainte qu’il en a ) sonne aussi haut que le thème du châtiment.

Ainsi, une analyse attentive de L’Invité de pierre nous amène à la conclusion que, derrière les nos et les situations apparemment empruntés, nous n’avons en réalité pas seulement une reprise de la légende universelle de Don Juan, mais une œuvre profondément personnelle et originale de Pouchkine, dont le trait essentiel n’est pas défini par le sujet légendaire, mais par l’expérience lyrique propre à Pouchkine, liée indissolublement  à son expérience de la vie.

Devant nous se trouve une incarnation de la personnalité intime de Pouchkine, une expression artistique de ce qui passionnait et tourmentait le poète. A la différence de Byron qui (selon le jugement de Pouchkine) « jetait un seul coup d’œil sur le monde et la nature de l’humanité pour s’en détourner ensuite et se plonger en lui-même », Pouchkine, partant de son expérience personnelle, construit des caractères achevés et objectifs ; il ne se protège pas du monde, il va à lui.

Voilà pourquoi les aveux personnels sont à peine visibles dans ses œuvres ; on ne peut les découvrir qu’au prix d’analyses minutieuses. Faisant écho à « tous les sons »,[22] Pouchkine a repris l’expérience de toute sa génération. Cette richesse lyrique lui a permis d’éviter la faute qu’il remarquait dans la dramaturgie de Byron, qui distribuait à ses personnages « une à une les parties constituantes » de son caractère, et ainsi morcelait son œuvre « entre quelques personnages mesquins et insignifiants. »

 

 

 

 



 



[1] Le titre de la pièce de Pouchkine est souvent traduit par Le Convive de pierre ; cette traduction est inexacte, puisque, chez Pouchkine, le Commandeur n’est pas invité à dîner, mais à se placer en sentinelle à la porte de Dona Anna.

[2]  L’article a été écrit en 1947, publié en 1958 par les éditions de l’Académie des sciences de l’URSS.

[3]  Eugène Onéguine, chapitre VIII, strophe 35

[4] Baratynski Eugène (1800-1844), poète romantique, ami de Pouchkine, qui l’admirait beaucoup.

[5] Lettre à Pouchkine de février 1827 (Note d’Anna Akhmatova)

[6] Viazemski dans son journal note simplement, froidement, que Pouchkine a nouvellement écrit à Boldino des petites tragédies. En 1831, Joukovski écrit à Pouchkine : « Tu as tort de te fâcher contre ton Festin pendant la peste : c’est presque meilleur que L’invité de pierre. » L’enthousiasme de Biélinski ne s’exprime qu’en 1841 (« la plus grande œuvre de Pouchkine, c’est son Invité de pierre »). (Note d’Anna Akhmatova)

[7] « Reste tranquille, écris, écris des vers. » (lettre de Viazemski à Pouchkine, 10 mai 1826). (Note d’Anna Akhmatova)

[8] S’il est naturel que le langage de Leporello et de Laura soit d’un style familier, certaines expressions qu’emploie la veuve du Commandeur (« c’est fou ce que je suis curieuse » ; « jamais vu de ma vie ») s’expliquent souvent par la conviction affirmée de Pouchkine que le style familier est s’oppose au style guindé et est une marque de bonne éducation. Rappelons que, dans sa remarque sur « Tous les genres d’ouvrages » Pouchkine observe dans la tragédie romantique « un mélange de tous les genres du comique et du tragique, une tension, une recherche des expressions populaires qui sont parfois indispensables. » (Note d’Anna Akhmatova)

[9] L’Escurial, palais royal, n’est guère un lieu  convenable pour un duel. Pouchkine, vraisemblablement, insiste sur le fait que le duel a lieu dans le palais, ce qui souligne combien Don Juan est proche de la Cour. Il dit du roi, comme en passant : « Il m’a éloigné, mais il m’aimait. »

[10] On a longtemps agité la question de savoir si Don Carlos est le frère du Commandeur ; je crois qu’il faut la résoudre par l’affirmative : il est difficile d’imaginer que Don Juan a eu deux duels avec deux grands d’Espagne et les a tués tous les deux, mais ne craint la vengeance que d’une seule famille et la colère du roi pour un seul de ces meurtres. Le laconisme pouchkinien crée ici du non-dit. De plus, donner des précisions amènerait à un aveu supplémentaire dans la scène finale avec Dona Anna, qui devrait alors pleurer aussi son beau-frère. (Note d’Anna Akhmatova)

[11] Voyez chez Da Ponte :

                               Dell’ empio che mi trasse al passo estremo

                               Qui attendo la vendetta.

Le Don Juan de Da Ponte (de même que Leporello) voussoie la statue. Le Don Juan de Pouchkine la tutoie d’emblée. Ce n’est pas du style sublime, mais le souvenir des bonnes relations qu’ils entretenaient. (Note d’Anna Akhmatova)

[12] On engageait des musiciens pour donner des sérénades ; il était ensuite d’usage de les faire boire. (Note d’Anna Akhmatova)

[13] Société littéraire privée dont Pouchkine fit partie jusqu’à son exil en province (1820).On y discutait littérature et politique, mais on ne maquait pas de s’y amuser.

[14]Evguénia Ivanovna Kolossova (1780-1869), célèbre danseuse.

[15] Le héros qui donne son titre au roman de Benjamin Constant. Anna Akhmatova a consacré un remarquable article à l’étude des relations entre Adolphe et Eugène Onéguine.

[16] Ce fragment est habituellement classé parmi les récits inachevés de Pouchkine, sous le titre « Mon destin est fixé. Je me marie (traduit de français)».

[17] Il s’est trouvé des gens pour voir dans le Chevalier un portrait du père de Pouchkine

[18] Le thème de la conscience blessée apparaît dans la lyrique de Pouchkine à la fin des années vingt : voyez le grandiose « Souvenir » et la « Chanson géorgienne » (« Ne chante pas, belle, devant moi… »), écrite quelques jours plus tard, et où la figure « fatale » de « la pauvre fille lointaine » rappelle la pauvre Inès.(Note d’Anna Akmatova)

[19] Le tsar « déconseilla » impérativement la publication du poème, parce que la figure de Pierre le Grand lui paraissait traitée de manière irrespectueuse.

[20] Les deux premiers vers cités appartiennent à la strophe 11 du chant VII ; les suivants figurent dans le brouillon et n’apparaissent pas dans l’édition définitive.

[21] Rappelons-nous que Pouchkine a écrit cette lettre juste après avoir reçu le consentement des parents de  N. N. Gontcharova, à un moment où ces mots  avaient une sonorité pour le moins inattendue. Par eux Pouchkine annonçait son destin d’une manière tout à fait exacte : il est mort, de fait, à cause Natalia Nikolaïevna, et a laissée en elle une jeune veuve brillante, libre de choisir un nouvel époux.

[22] Citation probable de la poésie « Écho ».