LES AMIS DE NOS AMIS

Il a couru quelque temps, dans certains milieux de gobe-mouches, un prétendu « théorème de Bukkle » qui s’énonce :
« Quand deux parfaits inconnus se rencontrent, dans un cas sur quatre, ils découvrent qu’ils ont une relation commune. »
Il existe des variantes. Au lieu de « une relation commune », il arrive que l’on entende : « un ami commun » ou « une connaissance commune ».
Le mot « théorème » est-il employé à bon escient ? On peut en douter. Faut-il préférer « ami » à « connaissance » ? Pourquoi le faudrait-il ? La discussion risque de n’avoir jamais de fin.
Il serait plus intéressant de chercher à déterminer dans quelles conditions le prétendu théorème risque de prendre un sens précis.
La solution passe par une autre formulette dont on farcit la cervelle des mathématiciens en herbe : « les amis de nos amis sont nos amis ». Trois autres platitudes de même allure forment quadrige avec celle-ci : « les amis de nos ennemis sont nos ennemis », et ainsi de suite.
Ces adages ne sont pas seulement niais ; ils sont faux.
Peut-être vous désolez-vous de ce que deux de vos proches ne peuvent pas se supporter réciproquement. Vous aimez bien et Olga et Tatiana. Elles se détestent, elles s’arracheraient les yeux. Quel que soit le point de vue que vous adoptez, vous mettrez en échec l’aphorisme : « les ennemis de nos amis sont nos ennemis ». Vous ne tenez probablement pas à ce que tous les ennemis de vos ennemis soient automatiquement vos amis.
Mais dans la mesure où ils illustrent les principes de la multiplication dans l’ensemble des nombres positifs ou négatifs, les formulettes en questions ne sont dépourvues ni de sens, ni de justesse.
Revenons au prétendu théorème de Bukkle et prenons en compte son caractère mondain.


Il existe un univers limpide où l’on sait ce que sont un ami, une connaissance, une relation. Des rituels scrupuleusement observés fournissent à ces vagues concepts une assise indubitable. On appelle « connaissance » quelqu’un qui vous a été présenté dans les formes, et avec qui vous avez eu une conversation polie, qui donc ne peut pas ne pas avoir duré au moins cinq minutes. Cette conversation roulant elle-même, rituellement, sur des « connaissances » diverses, la découverte des coïncidences se produit dans des délais raisonnables. On profère alors la formule rituelle. Quel que soit le nom qui lui convient, le théorème de Bukkle suppose une mondanité réglée. À ce prix, il n’est plus déplacé dans le cosmos réduit des mathématiciens.

On peut se fonder sur lui pour procéder à des relevés statistiques. Le prétendu théorème ne serait peut-être pas vrai. Au lieu de « dans trois car sur quatre », on aura peut-être « dans vingt-deux septièmes des cas ». Mais au moins on saura de quoi on parle.
Comme disait Christophe Langlois, « le langage a été donné à l’homme pour faire flotter sa pensée. »

 

NOTE DU TRADUCTEUR.
J’ai été étonné de lire ces pages dans LIGNE DE VIE. Elles reprennent les propos qu’a tenus devant moi Joël Cauchard le jour où nous avons fait connaissance dans l’express Paris-Strasbourg. Mais somme toute, ces propos, il peut les avoir développés devant Béloroukov. Et il me paraît évident qu’ils ne pouvaient pas ne pas l’intéresser autant qu’ils m’ont, moi, rasséréné.
De sorte que mon étonnement était hors de saison. Je dois me réjouir au contraire de voir, confirmées par l’écriture, ces réflexions, dont j’avais gardé certes un souvenir assez net. Mais j’ai appris à me méfier de mes souvenirs.

Quant à la maxime citée par maître Melchior, il en existe nombre de variantes, toutes « glanées » à l’ABC : « le langage a été donné à l’homme pour préciser sa pensée » ; « le langage a été donné à l’homme pour limiter sa pensée » ; « le langage a été donné à l’homme pour appauvrir sa pensée. »

 

Voir

GLANE

THÉORÈME DE BUKKLE

JE LIS BONTEMPI DANS LE TRAIN

LABYRINTHE

 

SAINT-MIHIEL