SAINT-MIHIEL.

La vie de Christophe Langlois, si jamais je voulais la raconter, saurais-je établir des repères sûrs ?

Il est né le 18 février 1919, ou plutôt ce 18 février est le jour où l’on l’a trouvé sur les marches de l’église Saint-Etienne, à Saint-Mihiel. Le curé l'a confié aux religieuses du couvent voisin, qui se sont chargées de le nourrir. Puis il lui a cherché un protecteur.

Anatole Langlois, négociant retiré, propriétaire et rentier, avait un fils unique dont la santé inspirait de très vives inquiétudes ; la diphtérie peut être mortelle ; et, pour tout dire, l’enfant était à l’agonie lorsque ses parents décidèrent de faire un vœu à la Vierge ; si l’enfant guérissait, ils prendraient à leur charge l’entretien et l’éducation du premier enfant trouvé qui apparaîtrait dans la paroisse, et lui donneraient leur nom. Le miracle se produisit. On organisa au plus vite le baptême de l’« enfançon » envoyé par la Providence.

Près des fonts baptismaux, le curé avec son étole, les enfants de chœur en surplis de dentelle, la famille Langlois ornée de ses plus rares atours, quelques amis tout aussi endimanchés, n'eurent pas longtemps à attendre. Une religieuse arriva, portant dans ses bras un tas de linges, d’où émergeait  une frimousse « adorable », comme disait déjà Madame Langlois. Adorable, mais noire. Et le bienfaiteur fut saisi d’horreur, non moins que la bienfaitrice son épouse. C’est une scène pour un peintre de sentiments : les attitudes seront mélodramatiques ; et violents, les contrastes de lumière.

Anatole Langlois, obligé en conscience, exécuta sa promesse, à l’expresse condition qu’il ne verrait plus jamais ce rejeton du diable. Il dédaigna même de lui choir un prénom. C'est le curé qui proposa  Christophe.

Christophe, donc, fut confié à l’orphelinat des Saints Innocents. Il y resta douze ans, passa le certificat d’études, entra en apprentissage. On lui avait imposé le métier de jardinier. Il ne demandait pas mieux.


Il fut ensuite au service de différents châtelains, qui se le recommandaient l’un à l’autre.(1)

Mobilisé en 1939, il eut la chance, pendant la débâcle, de ne pas être fait prisonnier.(2)

Il rejoignit donc le château de Porcayragues, où il ne resta qu’à peine un an. (3)

Il fut quelque temps encore jardinier, puis réussit à lancer sa propre entreprise d'horticulture.(4)

Il eut affaire, dans sa carrière, à bien des inimitiés. Plus d'une fois, harcelé par des concurrents ou par des partisans de la pureté ethnique, il dut  vendre son fonds et changer de ville. Il sut toujours se rétablir. Ses six enfants firent des études longues.

Il se retira en 1987; sa femme était morte depuis dix ans.

 

Voilà ce que je pourrais dire. Cette notice bibliographique est simplement insupportable; seul peut-être un percepteur y trouverait de l'intérêt; il pourrait s'en servir pour démarrer une enquête. Il saurait comment classer les fiches qu'il réunirait sur le nom de Christophe Langlois. Car de maître Melchior, il ne saurait rien.

Malgré tout, dans cette esquisse, on devine bien des souffrances. La répulsion d'Anatole Langlois et de sa femme, n’y eut-il pas, à l’orphelinat, quelqu’un pour la partager? Les gentilshommes qui déplaçaient l’adolescent de lieu en lieu lui demandaient-il son avis ? Pourquoi est-il resté si peu de temps à Porcayragues ?

Quand on a posé ces questions, quand on a deviné la logique du servage auquel il a été soumis, on apprend sans stupeur certains détails révoltants.

Il connut les insultes en plein visage, les inscriptions sur sa porte, les lettres anonymes, les champs piétinés, les serres lapidées.

Peut-on raconter la monotonie de la malveillance?

 

(1)Voir GUERRE

(2)Voir INHUMATION

(3)Voir PORCAYRAGUES

(4) voir MÉDITATION

 

Voir aussi, à propos de l’orphelinat,  CRÈCHE


Sur les vices de la biographie, LIGNE DE VIE

Sur la tentation de misanthropie, voir

FRÉDÉRIC MONTMORT