FAUSTA PERANDA ET L’OPÉRA SELON ORPHÉE

Lucile Saran, pour que je m’instruise, m’a confié un gros manuscrit, ou plutôt trois manuscrits, respectivement intitulés : « Vita fide digna », « Vita verisimilis », « Vita fantastica. » Trois façons de raconter la vie de Bontempi.
La « Vita fide digna » ne donne que des informations incontestées.
La « Vita verisimilis » n’hésite pas à romancer ces informations. Les événements rapportés n’entrent jamais en contradiction avec ce qu’ont établi les historiens, et la plupart des noms propres sont empruntés à des personnages qui ont réellement existé. Mais ces scrupules brident à peine l’imagination de la biographe.
La  « Vita fantastica » réunit quelques anecdotes dont l’invention est due aux « loustics ». Par ce mot, il faut entendre les jeunes professeurs du collège de Beaufort-en-Tarlais, qui, pour tuer le temps, et surtout pour divertir Lucile Saran, qui n’était alors pas gaie, ont, pendant quelques semaines, brodé sur les récits qu’ils arrivaient à lui soutirer. Bontempi y apparaît sous les traits d’un pince sans rire, auquel son complice, le chevalier Julien de Porcayragues, a donné sans le lui dire le pseudonyme de « Signor In Petto ».
Les trois textes ont été rédigés, en allemand, par une certaine Fausta Peranda, qui était lectrice au collège de Beaufort-en-Tarlais l’année où Lucile Saran y enseignait elle-même.
Fausta Peranda trouvait que sa « Vita fide digna » manquait d’intérêt. À son avis, Bontempi n’y était que très peu présent. Ce qu’elle disait de lui aurait tenu dans une notice chronologique rédigée en style de télégramme. Elle avait ajouté un résumé de ses ouvrages, de ses livrets d’opéra, de ses études historiques, de son traité de théorie musicale. Mais elle avait consacré le  plus grand nombre de pages à des considérations très générales sur l’éducation musicale dans la ville de Rome à l’époque des Barberini, sur l’histoire de l’opéra, sur la vie à la Cour de Jean Georges II, Prince Électeur de Saxe, sur les académies savantes, qui se multipliaient alors dans toute l’Europe.
Le manuscrit se termine sur des regrets naïfs et touchants : « La biographe a fini son pensum. Elle n’a rien dit qui n’ait été vérifié. Mais son honnêteté ne semble pas avoir reçu la récompense qu’elle méritait. Il lui semble être restée loin de l’homme dont elle racontait la vie. Et une question l’obsède maintenant : Andrea  Bontempi a-t-il aimé ce qu’il faisait ? A-t-il, dans ses travaux, mis quelque chose de lui-même ? Que peut-on deviner de son âme ? Je voudrais en percevoir le frémissement. »
La « Vita verisimilis » vient de là. Dès le début, elle joue de l’émotion.

 

« Au service du seigneur Cesare Bontempi, Tommaso Angelini avait acquis quelque bien que, régulièrement, par des spéculations absurdes, il mettait en danger. Il approchait la soixantaine lorsque, las des amours ancillaires qu’il prétendait « puantes », il épousa en justes noces la frêle Clementina Pagoretti ; elle avait seize ans. Giovanni Andrea naquit neuf mois plus tard, et fut baptisé en l’église Sant’Andrea in Porta Santa Susanna, à deux pas de la maison paternelle.
La jeune mère souffrait de fièvres violentes. Un soir, toute rouge, le visage couvert de sueur, elle sembla s’éveiller de sa torpeur agitée.

« Tu n’aurais pas dû lui donner ce nom. Il va rencontrer son double. »

Ce fut sa dernière parole. Longtemps, la vieille Leocadia garda le souvenir de cette prophétie ; elle la répétait pieusement à l’orphelin.
Dans la mort de sa jeune femme, Tommaso vit un châtiment du ciel. Il se renfonça dans la dévotion. Andrea vécut dans une maison sombre, où s’accumulaient les reliques. Leocadia veillait à lui enseigner le silence. Crier, c’était pécher. Elle-même était muette, ou presque. Quand elle le mettait au lit, elle ne lui disait pas de contes.
Comme tout vaut mieux que brûler, au bout de cinq ans, le vieil homme se remaria. Elena Serbati était à peine nubile. Pour elle on ouvrit les volets, on changea les tentures, on acheta des tableaux, des bijoux, un immense miroir de Venise.
Envers le petit Andrea, elle se montra tendre. Elle lui parlait. Il découvrit le charme d’une voix mélodieuse. Elle le prenait sur ses genoux, le berçait. Elle le traitait comme l’enfançon qu’il n’était plus. Elle lui apprit à lire.
Elle fut grosse. Il s’en étonna, mais ne reçut aucune explication. D’ailleurs il n’en demandait pas. Enfin, par une nuit de tempête, elle accoucha d’une fille, qui ne vécut pas plus d’une semaine. Elle-même, épuisée, après avoir langui trois mois, mourut par un jour de printemps, clair et frais.
On referma les volets, on vendit les colifichets ; les reliques reprirent le pouvoir. La maison était lugubre.
Le temps passait. L’enfant n’avait pour toute lecture que de petits ouvrages de piété. Un prêtre de l’Oratoire lui montrait le calcul et le latin. Mieux vaudrait, pensait-il, un séjour prolongé dans une école, par exemple dans celle que dirigeait le père Sozio Soti. Il avait une belle voix. Il apprendrait la musique. À cette suggestion, Tommaso ne vit que des avantages. Il signa un contrat, par lequel il s’engageait à verser une pension. Andrea quitterait la maison. Ainsi fut fait.
L’enfant aimait l’étude, s’y appliquait avec docilité. Sa curiosité semblait n’avoir pas de limites. Bientôt maître du latin, qu’il lisait à livre ouvert et parlait avec une aisance étonnante, il avait commencé le grec, et progressait à grands pas. »

Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Le nom de la mère, celui du père, le contrat signé avec Sozio Soti. C’est tout. Clementina Pagoretti avait elle vraiment seize ans ? Est-elle vraiment morte en couches ? Son époux s’est-il remarié ? Sa nouvelle femme s’appelait-elle Elena ?
Rien ne dit que le père Angelini ait été « au service du seigneur Cesare Bontempi ». Cette heureuse invention explique pourquoi le dit seigneur a protégé l’enfant et l’a autorisé à porter son nom. Fausta Peranda prend clairement parti contre l’hypothèse des loustics, dont la malveillance est visible.(1)

Chez elle, les inventions se sont enchaînées, chacune d’elles rendant possible la suivante. Elles ont été disposées pour préparer, à distance, des images et des scènes.
Elena Serbati n’a peut-être jamais existé. Mais elle porte un prénom prophétique. En composant le Jugement de Pâris, Bontempi peut-il ne pas avoir pensé à elle ?
Le texte insiste sur la présence de reliques dans la maison du père. Plus tard, le fils rachètera nombre de ces pieux objets pour les soustraire à la fureur des protestants.
Et que signifie cette « rencontre du double » qui menace l’orphelin ?

Le récit de la « Vita verisimilis » s’organise grâce à tout un jeu de minimes échos. Par ailleurs, il est soumis à une interprétation synthétique qui prête au personnage principal, sinon une âme, au moins un projet.

Fausta Peranda remarque que le jeune Bontempi est arrivé à Rome, pour y parfaire ses études, à l’époque où le père Athanase Kircher, de la Société de Jésus, commençait à devenir illustre. Ses cours du Collegium Romanum attiraient des auditeurs de qualité. Il les charmait en leur parlant des mystères. Mystères d’Éleusis, mystères dionysiaques, mystères orphiques, il ne négligeait rien ; il décrivait des cérémonies nocturnes, récitait des poèmes obscurs, les chantait parfois, car il était bon musicien. Et surtout il en mettait au jour le sens profond, comme il lisait, sur les obélisques de la ville, les inscriptions hiéroglyphiques.
Pourquoi Bontempi, voué depuis toujours à la musique, ne se serait-il pas enthousiasmé pour ces splendeurs cachées ? Orphée serait son maître. Il lui consacrerait quelque jour une tragédie lyrique, qui conterait comment, maître de toute sagesse, il avait guidé les Argonautes dans leur voyage à l’autre bout du monde. Cette légende, évidemment ésotérique, l’emporte de beaucoup en dignité sur l’histoire d’Eurydice dont on fait tant de bruit. Bontempi a gardé sa voix d’ange, grâce à l’habileté d’un chirurgien ; grâce aux exhortations de prêtres onctueux, il se sait délivré des « sales désirs ».
Ses études achevées, il est accueilli dans le chœur de la basilique Saint-Marc, à Venise. Il fait alors une découverte. L’opéra n’est pas dans cette ville le spectacle compassé auquel sont attachés les Romains ; dans le vain espoir de se faire entendre d’un public indiscipliné, Cavalli et ses émules mettent sur la scène de bruyantes bouffonneries, que, pour ne pas perdre le suffrage des doctes, ils accrochent à des mythologies alambiquées. Les cantilènes d’Apollon alternent avec les couplets débridés d’un ivrogne ; un bègue à la voix rauque semble parodier les pures vocalises de Diane.
Ce contraste est, pour le jeune musicien, d’autant plus odieux qu’il découvre à Venise — s’il faut en croire Fausta Peranda— ce qu’il est impossible d’entendre à Rome : une voix de femme. Bouleversé, il rêve de scènes exaltantes, où les Muses, vêtues de blanc, enseignent à Orphée les arcanes de la sagesse divine. Il lui arrive de noter un fragment de mélodie, qu’il compose selon un mode antique, dorien, lydien ou phrygien : grâce au père Kircher , il n’ignore aucun de ces styles. Mais dans quel théâtre pourrait-il faire jouer l’œuvre ?
Il est à Venise depuis presque dix ans quand on lui propose un poste de maître de chapelle, à Dresde. Les Allemands ont, lui dit-on, du goût pour la musique austère, appuyée sur des poèmes graves et des pensées profondes. Vont-ils apprécier un Orphée ésotérique? Bien vite, il faut déchanter. D’un maître de chapelle on attend des fanfares, de la musique pour la table, et des motets à huit voix pour le temple. L’idée ne vient à personne qu’on pourrait jouer des tragédies. Il n’y a d'ailleurs pas un seul théâtre dans la ville.
Bontempi est surchargé de travail. Il dirige un chœur et un orchestre ; il compose à jet continu ; il apprend la musique à la princesse Erdmuthe Sophie, fille unique du souverain, et à nombre de personnes de qualité. Résigné à vivre dans une studieuse routine, il attend la vieillesse, telle qu’on l’entend à cette époque : déjà la quarantaine le menace. Soudain…

Soudain, convoqué par le maréchal de la cour, il apprend que, pour le prochain mariage de la princesse,  on compte sur lui pour mettre sur pied « une de ces comédies où il y a de la musique, comme on en fait chez vous, Monsieur le Maître de chapelle. » Il a comme un éblouissement. Le navire des Argonautes passe devant ses yeux : à la proue, Orphée, lyre en main, montre la voie.
Bontempi ne dort plus. Il esquisse des airs et des récitatifs ; les mots se pressent sous sa plume, s’ordonnent en vers, avec ou sans rimes. Il faudra des machines : un navire, des nuages où apparaissent les dieux. Son crayon n’a plus de repos. Il se félicite d’avoir, à Venise, étudié la mécanique.
Hélas ! Convoqué une nouvelle fois, il apprend que, selon le vœu du souverain, il devra représenter le jugement de Pâris, c’est-à-dire l’enlèvement d’Hélène et les débuts de la guerre de Troie. A-t-il le droit de soulever des objections ? Il pourrait dire que cette histoire d’adultère convient mal, s’il s’agit de célébrer un mariage. On ne l’écouterait pas. La Saxe porte encore la trace de l’épouvantable guerre qui l’a ravagée pendant trente ans. Faut-il réveiller d’atroces souvenirs ? Il parlerait dans le vide.
Par ailleurs, on lui fait entendre, de divers côtés, que des intermèdes burlesques seraient bienvenus. Certains seigneurs se rappellent avoir beaucoup ri, quand ils étaient à Venise, et allaient chaque jour à la comédie. Et ses chanteurs ont ouï dire qu’on obtient, en faisant le sot, les plus beaux succès du monde.
Une violente attaque est lancée par le clan dévot : le théâtre est de soi immoral, le sujet retenu l’est plus encore. Ne dit-on pas que Pâris a vu les déesses nues? Les cantatrices vont-elles se dévêtir sur scène? Peut-on envisager de faire venir des cantatrices, qui sont des monstres d’impudicité?

Les débats sont vifs, les décisions fluctuantes. Jusqu’au dernier moment, Bontempi ne saura pas si son œuvre sera jamais représentée. Il semble qu’en haut lieu on hésite. Le maréchal de la cour le convoque de plus en plus souvent ; tantôt il lui ordonne de finir au plus vite, tantôt il le convie à laisser traîner.

Fausta Peranda se donne le plaisir de faire évoluer le désespoir de son personnage. Elle analyse avec délicatesse d’imperceptibles changements. Tout devrait accabler le compositeur : il découvre, derrière l’entreprise qu’on lui impose, mille intrigues de cour, des plus mesquines aux plus inquiétantes : les ministres du roi de France semblent jouer un jeu des plus déplaisants.

Malgré tout, Bontempi s’est pris de passion pour son travail. Dans sa pensée, plus loin que la mesquine querelle qui oppose les déesses, la légende de Pâris et d’Hélène se transforme en une persuasive allégorie. L’âme captive s’échappe, laisse loin derrière elle les grotesques humains. Un jour Bontempi comprend que Pâris chante à ravir ; c’est sa voix qui séduit Hélène. Il écrit pour eux un duo qui lui arrache, à lui, des larmes. Et il se rappelle une autre voix, des mains caressantes, un immense miroir.

L’œuvre s’achève. On la joue avec pompe. Le souverain semble ravi. A-t-il deviné le mystère qui s’y cache ? Rien n’est moins sûr. Mais, à la demande de la princesse Erdmuthe, sa fille,  il a décidé de faire imprimer la partition, texte et musique. Un jour, un lecteur prendra le temps de l’examiner ; il ira au-delà de l’apparence.

Telle est l’interprétation de Fausta Peranda. Grâce à elle, la biographie se transforme en roman. Une action se déploie. C’est comme la quête d’un trésor : les obstacles seront écartés. Le triomphe est au bout.
Tout cela n’est possible que parce que, de Bontempi, elle a fait un obstiné, voire, d’une certaine manière, un monomane. Elle peut n’avoir pas tort. Elle n’a rien forcé. Jamais elle n’est entrée en contradiction avec les documents. Et l’objet qu’elle a fabriqué se lit bien. Chaque page vient à son heure, entraînée par la précédente. Le fil ne se perd jamais.

Mais, une fois l’opéra représenté, quelque chose se brise. Le triomphe est suivi d’une déconvenue. Cinq ans plus tard, on marie le petit frère d’Erdmuthe, le futur Jean Georges III. Il épouse une princesse de Danemark. Un nouvel opéra s’impose, d’autant plus qu’entretemps on a construit à Dresde un vrai théâtre, qu’il va falloir inaugurer, et somptueusement.
Bontempi s’attend à être convoqué. Quel sujet impossible va-t-on lui imposer ? Il est prêt à sauver toutes les fables, à les allégoriser, comme il a fait pour Pâris. Toutes elles recèlent une haute sagesse, qui est harmonie, donc musique.

Rien ne se produit. C’est par un hasard banal, une indiscrétion, que la vérité lui est révélée : on lui a préféré un médecin de Florence, qui soigne des Altesses et taquine la Muse. Giovanni Andrea Moniglia s’est déjà illustré, il est vrai, par plusieurs tragédies ; le grand Cavalli lui-même a fait la musique de son Hipermestra. Mais surtout, il est bien vu à la cour de Vienne.


« Là git le lièvre », dit Peranda (2). « Notre gracieux souverain voudrait prendre ses distances avec Paris, et s’assurer la bienveillance de l’Empereur. Nous allons en conséquence devoir faire des sourires au médicastre florentin, et à son musicastre préféré, Pietro Ziani. À moins qu’il ne faille supporter ton singe.
— Mon singe ?
— On raconte que Cesti va faire un Jugement de Pâris, sur une idée nouvelle : la pomme d’or ne sera décernée à aucune des trois déesses.
— À qui alors ?
— À l’Impératrice. On a mis l’histoire cul par-dessus tête. Tant pis pour ceux qui respectent les bons auteurs. Il leur faudra se soumettre à la politique, flatter le souverain, dire que la maison d’Autriche est au-dessus de tout. Notre médicastre en fait autant : Thésée, Ariane, Bacchus sont là uniquement pour annoncer que le petit Jean Georges et sa belle Danoise formeront le plus beau couple royal qui se soit jamais vu sur la terre. »

Bontempi reste pensif.


« Il s’appelle Giovanni Andrea, comme moi. Ma mère à l’agonie l’avait prévu : je rencontrerais mon double.
« Ils m’ont nommé architecte des théâtres. Ils m’ont suggéré d’écrire une histoire des princes de Saxe, en remontant à la plus haute antiquité. Je l’ai écrite, je l’ai traduite en allemand, avec l’aide de Jean Georges Richter. On voulait m’égarer, m’engager dans une fausse voie, se débarrasser de moi. Tout le monde me tourne le dos. À qui dire ce que j’ai sur le cœur ? »

Il décide de demander un congé, de passer quelque temps en Italie. S’il faut en croire Fausta Peranda, avant de partir, il rend visite à Schütz. (3) Le vieil homme l’a toujours soutenu, bien que des étourneaux de cour aient autrefois essayé de les brouiller. Il le tient pour un bon musicien, honnête et modeste. Il lui sait gré d’avoir publié le livret de son Pâris en italien, mais aussi en allemand.

« Le livre que je viens de publier est tout entier en allemand.
— La langue allemande convient pour l’érudition, à l’égal du latin. Mais elle se chante aussi, et merveilleusement. J’aurai passé ma vie à essayer de le montrer.
— Pourrait-on la chanter sur la scène ? 
— Sans doute. »

Et Schütz raconte à Bontempi qu’il a autrefois musiqué une histoire de Daphné sur un texte de son ami Martin Opitz. Mais la partition est perdue. Il faudra en faire une nouvelle.

"Si le livret est en allemand, je connais plusieurs seigneurs qui seraient heureux de le soutenir. Il vaut mieux ne pas attendre trop longtemps."

Malgré ces offres aimables, Bontempi, quelque peu désemparé, monte dans sa voiture et passe les Alpes. En Italie, il retrouve le sourire. Et c’est là que sa vie prend un nouveau départ.

Fausta Peranda s’est servie d’une invention des loustics. Invention gratuite; anecdote non invraisemblable. Le dieu Mercure a, dans Le Jugement de Pâris, un rôle modeste mais nécessaire. C’est lui qui a mené les déesses à leur juge. Bontempi, pour faire face à une défection de dernière minute, aurait joué lui-même ce rôle. (4) Mercure est un dieu sympathique. Il a, dit-on, inventé les lettres, et aussi la musique. Les Égyptiens le comparent à Toth, leur ibis. Les Grecs l’appellent Hermès; certains en ont fait un maître de sagesse, qui mérite d’être appelé « Trismégiste », c'est-à-dire Trois fois grand. On lui attribue des écrits de haute pensée, que Bontempi relit à ses heures de loisir.

À Pérouse, sa ville natale, Bontempi est fort bien reçu. Le comte Montemelini, encore tout jeune, rêve de ranimer l'ancienne Accademia degl’Insensati, qui a bien perdu de son antique splendeur. Bontempi est une gloire de Pérouse ; nombre de notables en sont convaincus. Il s’est illustré en Allemagne. Il a fait briller le flambeau de la civilisation dans ce pays encore sauvage. Pourquoi y retournerait-il ? Pourquoi ne s'installerait-il pas dans sa patrie ? Pourquoi n’acquerrait-il une maison dans la ville ou dans une campagne proche ? Pourquoi pas à Brufa ? Il y a là un petit domaine qui lui conviendrait parfaitement.

Il y a là aussi une église consacrée à saint Hermès. Saint Hermès a-t-il jamais existé ? Pourquoi porte-t-il le nom d’un dieu ? Bontempi se persuade soudain — il n’en dira rien à personne — que le dieu lui a fait un signe:

« Retire-toi du monde; à Brufa, dans la roseraie, tu écriras un livre sur ce que, tous les deux, nous aimons par-dessus tout au monde : la musique. Parles-en avec gravité, sans éviter ce qu’elle a de plus austère. Nous sommes complices. »

Bontempi écrira ce livre. Il lui faudra seize ans. Mais entretemps, malgré les prières de ses amis, il retourne à Dresde. Peranda l’a appelé au secours. Schütz est à la mort, mais son idée d'un opéra allemand a fait son chemin. Plusieurs grands seigneurs sont prêts à intervenir. Bontempi sait l’allemand. Il pourra reprendre et développer le texte dont s’était servi Schütz. Peranda et lui feront la musique. C'est ainsi qu’est créé le 9 février 1672 une Dafne.

À qui devons-nous l’air bouleversant que chante Apollon lorsque Daphné lui échappe sans retour ? Pour Fausta, aucun doute n'est possible : elle a reconnu la manière de son quasi ancêtre. Elle laisse à Bontempi la paternité des bouffonneries, car il n’en manque pas.(5) Lucile Saran est moins catégorique.

Les deux amis ont encore le temps de composer, toujours en allemand, un Jupiter et Io, qui est créé le 16 janvier 1673. Mais les jours de Peranda sont comptés. Il meurt bientôt. Bontempi s'en retourne en Italie. Il y apprendra, non sans soulagement, que Jean Georges III, succédant à son père, licencie tous ses musiciens italiens, sous prétexte qu’'ils lui coûtent trop cher.

Absent de Dafne, Mercure n’a pas un petit rôle auprès d'Io. C'est lui la libère en tuant Argus, le geôlier aux cent yeux.

L'Historia musica est un hommage à Mercure, i.e. Hermès, « ce sublime philosophe », qui, en Égypte, a « retrouvé » la lyre disparue au temps du déluge. Tout vient des trois cordes de la lyre primitive, de ce mi-fa-sol que chante Vénus pour prononcer le nom d’Hélène la belle.(6)

Le comte Montemelini est enchanté par cet ouvrage, dont il ne comprend sans doute pas le dixième. Il le fait imprimer, à ses frais, par Constantini, qui est, naturellement, citoyen de Pérouse. Les premières pages s'ornent de deux sonnets de sa main. Bontempi y est loué pour avoir célébré « la gloire de Mercure » et appris aux humains que, « grâce à l'Harmonie, l'Âme, Volonté Intellect et Mémoire, est une Lyre à Trois Cordes. »

La sagesse d'Hermès est-elle plus ancienne que celle d'Orphée ? Bontempi ne semble pas avoir cherché à la faire monter sur la scène. Il l’a sans doute méditée pendant les dix années qu’il lui restait encore à vivre.

Fausta Peranda suggère aux chercheurs à venir d’interroger la signification des quatre tableaux qui furent trouvés à Brufa, et qui figurent sur l’inventaire après décès. Ils représentent respectivement: « le jugement de Pâris, un jardin, une dame aux seins nus, un roi et une reine. »

 

J’ai appris beaucoup de choses en lisant la « Vita verisimilis ». Mais j’ai regretté que la biographe ait voulu faire de son livre autre chose qu’un recueil de documents. Un «  recueil factice », comme disent les gens de bibliothèque, quand ils ont réuni sous une même reliure et sous une même cote plusieurs brochures minuscules, qui ont vaguement trait à un même sujet. Un recueil factice, comme le sont les miens.

Je préfère de beaucoup la « Vita fantastica », qui se compose de fragments hétéroclites et ne cherche nullement à fuir les contradictions pour se donner des airs de tout cohérent.

 

(1) Comment les loustics racontent l’enfance de Bontempi. Voir SABLONS.

(2) Marco Giuseppe Peranda n’est pas l’arrière-arrière…arrière-grand père de Fausta; il a été castré dans son enfance, comme Bontempi, comme tant d’autres. Un grand-grand...grand-oncle, peut-être. Présent à Dresde depuis 1651, maître de chapelle depuis 1663, il s’est toujours bien entendu avec Bontempi.

(3) Voir PROLOGUE.

(4) Détails dans EROTOPÆGNION (63)

(5) Voir DAFNE

(6) Il Paride, acte 2, scène 3. Fausta Peranda est la première à avoir remarqué cette coïncidence, dont Lucile Saran, comme on sait, a tiré de passionnantes conclusions.

 

Voir KIRCHER

Voir LUCILE SARAN

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