PROLOGUE


Le 3 novembre 1662, Heinrich Schütz, maître de chapelle du Prince Électeur de Saxe, entra dans la Salle des Géants, où toute la Cour était réunie. On lui avait réservé une place d’honneur, à peu de distance du souverain. Il regardait non sans étonnement l’estrade, le décor qui l’ornait : on voyait, sur la toile, des arbres, des rochers, une source. Les peintres avaient bien travaillé.
Les musiciens accordaient leurs instruments. Il reconnaissait plusieurs d’entre eux. Depuis longtemps, depuis la mort de sa fille, il vivait retiré, ayant passé la main. Il se consacrait à la composition d’oratorios. Il avait fallu, pour qu’il se mêle aux courtisans, une circonstance exceptionnelle. On célébrait le mariage de la princesse Erdmuthe. C’est pourquoi on donnait (nouveauté notable) une comédie en musique, comme en font les Italiens. C’était d’ailleurs un Italien, lui aussi maître de chapelle de Son Altesse, qui avait écrit le livret et l’avait mis en musique.
Schütz rêvait. Dans cette même salle il avait pris part à bien des spectacles. Il se rappelait un ballet intitulé « Pâris et Hélène ». Ce jour-là deux mariages avaient célébrés à la fois, celui du prince Moritz et celui du prince Christian, tous deux frères cadets de l’actuel souverain. On avait murmuré à la Cour : le sujet était-il convenable pour une cérémonie nuptiale ? N’y voyait-on pas un éloge de l’adultère ? Les querelles avaient été vives. Un mot du prince les avait fait taire, du prince Jean Georges, premier du nom, qui vivait encore. Du prince Jean Georges qui avait toujours considéré Schütz comme un ami : ils avaient le même âge.
Chose étrange, la comédie qui devait se jouer maintenant avait aussi pour sujet le jugement de Pâris et l’enlèvement d’Hélène. Son titre : Paride. En italien naturellement. Toujours la même histoire de séducteur. Les gens avaient dû, une fois de plus, murmurer, s’indigner, crier au scandale. Mais Schütz n’en savait rien : il vivait trop loin de ces agitations, qui l’avaient toujours irrité.
Il pensait à sa propre comédie, une Daphné, composée quand il était encore jeune. C’était le grand Martin Opitz qui lui avait fourni le texte. Sans doute s’était-il appuyé sur une idylle en italien. Mais il avait fait ses vers en bon allemand. Ce n’était plus possible aujourd’hui. Les Welches étaient partout.
Schütz jeta un coup d’œil au livret qu’on lui avait remis. Il eut la satisfaction de voir qu’il comportait aussi une traduction allemande. « Décidément », pensa-t-il, « ce Bontempi est un honnête homme. D’où vient-il ? De Venise ?  De Rome. Non, de Pérouse. Mais il ne nous méprise pas. » Soudain, il se rappela Monteverdi, dont il avait suivi les leçons et sollicité les conseils. Monteverdi, lui non plus, ne méprisait pas les Allemands, pourvu qu’ils soient bons musiciens, et modestes. C’était justement après la représentation de sa Daphné que Schütz était retourné à Venise : sa technique du récitatif lui paraissait trop fruste, et il voulait se perfectionner auprès du maître.
Dans la salle s’était établi un silence relatif. On allait commencer.
Il y eut d’abord une fantaisie de trompettes, puis le prologue entra en scène. Schütz n’en croyait pas ses yeux. Ce prologue était vêtu de longs voiles noirs, qui virevoltaient dans tous les sens. Car le personnage se démenait, tout en chantant avec fureur. Il gesticulait comme un Italien. Décidément, ces gens-là sauraient-ils jamais écrire une musique sérieuse, grave, pondérée ? Non, le vieux maître se sentit injuste. En Italie, les prologues n’ont pas cette allure insensée. Ce sont de nobles allégories qui y paraissent, vêtues de blanc, presque immobiles. « La Vertu fait le prologue », lisait-on en tête des livrets. La Vertu, ou la Sagesse, ou la Poésie. Dans la Daphné on voyait d’abord le poète Ovide, puisque c’est par lui que nous connaissons la légende. Il avait une attitude respectable, ne se prenait pas pour un démon échappé des Enfers.
Soudain Schütz comprit. Cet escogriffe déchaîné n’était personne d’autre que la Discorde. Les bons auteurs prétendent qu’elle est cause de la guerre de Troie. Les dieux banquetaient pour célébrer les noces de Thétis, — encore des noces — on avait oublié de l’inviter ; pour se venger, elle avait lancé sur la table une pomme d’or. À cause de cette pomme trois déesses s’étaient querellées. La suite est connue.
Bontempi avait eu une idée très astucieuse : il avait utilisé la légende pour relier son prologue à son drame. On lançait la pomme sur la table et l’auditeur in medias res. On ne lambinait plus. On s’épargnait les discours monotones, ampoulés, inutiles.
Schütz avait toujours eu de l’estime pour Bontempi. C’était un garçon qui savait son métier. Des sots avaient autrefois essayé de les brouiller, au nom de l’éternel antagonisme entre gravité allemande et désinvolture italienne. Le nuage s’était heureusement dissipé.
La princesse Erdmuthe appréciait Bontempi.
Schütz ne saurait jamais que Bontempi composerait à son tour, dix ans plus tard, une Daphné. Une Daphné dont le livret était en allemand.

Voir 

ERDMUTHE

DAPHNÉ 

 

MONUMENT est en partie consacré à une description de la représentation, dont

RÉCIT DOUBLE donne une version différente.