ŒNONE

 

Bontempi semble avoir été un homme sérieux. Il a lu tout ce qu’avaient écrit, sur la théorie de la musique, les Anciens et les Modernes. Il a refait leurs expériences, vérifié leurs assertions, relevé leurs erreurs. Quand il s’agissait de mythologie, il ne négligeait rien de ce que nous ont appris les poètes d'autrefois, se méfiait des compilateurs modernes, qui arrangent tout à leur guise.

Pâris a vu les déesses ; il a donné la pomme à Vénus, qui lui a promis l’amour d’Hélène. Que va devenir Œnone, pour qui depuis longtemps il soupire ? Elle soupirait aussi, et tout était pour le mieux. Mais il s’en va. Que faire ?

Bontempi est bon musicien, honnête et modeste. Il sait qu’il ne refera pas le lamento de Monteverdi. Une fois pour toutes, dans son Ariane, le maître a mis en voix le désespoir de la femme abandonnée. Il est vain de chercher à l’imiter. Bontempi se contente d’une brève canzonetta. Ayant pleuré comme il convient, Œnone quitte la scène.

Elle reviendra pourtant. Car tout n’est pas fini. Pâris lui a dit qu’il devait partir ; il n’a pas dit pourquoi. Un écrivain consciencieux se doit de mettre en scène le moment où un messager, sans le vouloir, dévoilera devant elle tous les aspects de l’affaire. Un homme de théâtre ne peut laisser passer le tableau que suggérait Ovide : debout près de la rampe, les chandelles éclairant par en dessous son visage désolé, Œnone voit passer devant elle, à deux pas, amoureusement enlacés, Pâris et Hélène qui ne la remarquent pas.

« On n’en a jamais fini, dit Lucile Saran avec un soupir. On croit la porte fermée, la paix revenue avec la certitude. Mais dans le discours de la mémoire les traces ne sont pas effacées. Les conteurs n’osent pas le dire. Il leur faut une fin absolue. Bontempi n’a pas commencé ab ovo. Il fera semblant de finir par un de ces dénouements qui règlent tout. Pâris et Hélène sont reçus à Troie ; leur bonheur est définitif. C’est parce qu’ont été bannis tous les discours possibles sur la guerre qui menace. Œnone va peut-être mourir. Déjà elle se voit en spectre. Du fond de l’obscur, elle ne cessera de revenir.

L’unité d’action est une faribole. Le poète prétend, comme dans les romans policiers, avoir dévoilé tous les secrets ; il ment. Et nous autres, musiciens classiques, sous le prétexte que nous sommes revenus à la tonalité initiale, nous croyons avoir épuisé toutes les possibilités de développement ; c’est une erreur : même le grand Bach n’y arrive pas, malgré l’autorité que lui donne sa perruque. »

Je croyais que Lucile Saran ne s’intéressait qu’aux enchaînements d’accords, à l’algèbre de l’harmonie.

 

Voir LUCILE SARAN

AB OVO

L’ACADÉMIE DU MÉLICRATE

BONTEMPI

 

RÉCIT DOUBLE