LOTHAR WASSERMANN

ou

L'ACADÉMIE DU MÉLICRATE

(Extrait de la Vita fantastica)


Note du traducteur. — Nous ne savons rien de précis sur l’histoire du Paride. Fausta Peranda, se fiant à son idée, en a reconstruit les étapes : Bontempi reçoit la commande d’un opéra ; il commence à travailler. Au bout d’un mois ou deux, on lui impose un sujet, qui ne lui plaît guère ; il continue à travailler. De divers côtés, on lui cherche noise.(1)  Il persévère.
Le récit de la
Vita verisimilis est rapide et linéaire. On ne sait qui en a tracé le plan. Heureusement, les loustics s’en sont emparés. Ils ont laissé errer leur fantaisie.


Lothar Wassermann, bibliothécaire-adjoint, tous les mardis, après souper, avait coutume de recevoir dans son appartement, autour d’un poêle à l’allemande, immense et vert céladon, quelques savants ou hommes de livres, qui formaient comme une petite académie. Bontempi y fut reçu. Ainsi entra-t-il en relations courtoises et distantes

— avec le médecin particulier du Prince, le docteur Traugott Ziegler, (2)

— avec le président Christian von Adlersheim et plusieurs autres magistrats, dont le conseiller secret Karl Loewe,

— avec divers hommes en noir, dont Pantaleon Steinbock, le précepteur du très jeune prince héritier, celui qui serait un jour Jean Georges III.

On riait à Dresde de cette conjonction : Wassermann est le Verseau ; Steinbock, le Capricorne ; Loewe, le Lion. On disait parfois : « Les Compagnons du Zodiaque ». Le plus ancien et le plus respecté des maîtres de chapelle s’appelait Heinrich Schütz et signait Sagittarius. Mais il n’appartenait pas à l’académie.

Bontempi éprouvait beaucoup de sympathie pour le comte Wolfram von und zu Karwitz, vieux général, bougon et boiteux, qu’obsédaient les images des Grandes Misères de la guerre.

Lothar Wassermann avait osé demander à Julien de Porcayragues s’il lui plairait de prendre part à ces réunions. La réponse fut favorable, exprimée avec chaleur. Et le petit groupe comporta désormais, à côté de ses roturiers, tous puits de science, deux personnes de qualité.

Devant ces graves personnages Bontempi rendit compte un jour d’un événement qui devait métamorphoser son existence.

C’était une soirée d’hiver. Le poêle ronflait aimablement. On ne pouvait que le bénir, quand on songeait au froid cruel qui s’était emparé de la ville et de tout le pays. Lothar Wassermann avait fait servir un lait chaud, adouci de miel, dont la recette remonte à Hippocrate et peut-être plus haut ; il est question de « mélicrate » dans Homère. La boisson archéologique avait une valeur de symbole inavoué : à l’académie, on ne roulait pas sous la table.
Bontempi, en quelques mots, expliqua que le baron de Rechenberg, maréchal de la cour, et par conséquent surintendant des fêtes et menus plaisirs du Sérénissime Prince Électeur, l’ayant convoqué, lui avait fait savoir qu’il aurait à composer, et à faire représenter, dans les délais les plus brefs, « ce qu’on appelle un opéra ». Il ne s’étendit pas sur les détails de la scène.
Le baron, assis à son bureau, tournait le dos à la fenêtre. Un soleil déjà bas inondait la pièce, et faisait resplendir une monumentale perruque, comme n’en portaient, vers 1660, que ceux dont le travers est de surenchérir sur toutes les modes.(3) L’éloquence du personnage était assez pâteuse ; il avait sans doute passé la nuit à banqueter avec le Prince et roulé, comme les autres, sous la table. Il lui fallut une bonne demi-heure  pour parvenir à dire, avec force détours brumeux, ce qui aurait tenu en trois mots, ou même en un seul. Il précisa que le Prince Électeur entendait célébrer un événement de toute première importance, mais oublia de dire en quoi consistait cet événement. Il rappela que le Prince Électeur, « dont nous sommes tous les humbles sujets », avait toujours eu quelque peu de passion pour « ces contrées enchanteresses qui s’étendent au-delà des Alpes ».  Il se perdit dans les périphrases, parla de « ces tragédies en musique », « ces comédies où l’on chante », comme il s’en fait dans toute l’Italie, et à Venise plus qu’ailleurs. Il retrouva enfin le mot français, que Bontempi eut du mal à comprendre: « opéra ». Et brutalement il conclut: « Monsieur le Maître de chapelle, mettez-vous au travail incontinent. » Ce que proféré, il sortit précipitamment. Quand il se leva, sa perruque s’éteignit.

Tout le temps qu’avait duré le discours, Monsieur le Maître de chapelle n’avait rien écouté. Monsieur le Maître de chapelle souffrait d’une crampe cruelle ; voilà dix heures qu’il était debout, puisque, comme il convient, on lui avait fait faire antichambre ; respectueux des instructions reçues, il était arrivé au petit matin ; depuis lors le soleil avait eu le temps de se lever, de parvenir à son zénith, de s’acheminer vers son déclin. Monsieur le Maître de chapelle attendait toujours. Quand enfin on lui eut donné audience, un seul désir occupait sa pensée   : s’asseoir et ôter ses chaussures. Il n’avait prêté qu’une attention distraite aux méandres du discours, n’avait fait aucun effort pour comprendre où l’autre voulait en venir. Au hasard, il s'était essayé à meubler les silences avec de vagues assurances de dévouement. Il savait par cœur et débitait sans y songer les périodes cicéroniennes qui convenaient à l’humilité de son rang et à l’incomparable majesté du prince. Il maîtrisait moins bien son propre système veineux, ces fourmillements qui s’achevaient en tortures. Et voilà que soudain…
Il ne s’y attendait pas. Combien de fois l’avait-on convoqué pour lui faire entendre des phrases sans fin, dont la seule conclusion était qu’il recevrait plus tard des instructions précises ? Et c’est au moment où il se demandait s’il n'allait pas hurler, ou, oh scandale ! s’asseoir brusquement par terre et se masser avec force les mollets, que, de la bouche pâteuse du surintendant, était tombé ce mot : opéra.
Le baron avait même ajouté : « ce sera le premier opéra jamais joué en Allemagne. La gloire vous attend, monsieur le Maître de chapelle. » La crampe, soudain, avait disparu.
Devant l’académie, Bontempi ne parla ni de la perruque, ni de la crampe. Il laissa ces messieurs disserter sur le choix du sujet idéal. Lothar Wassermann voulait à tout prix qu’on évite « les fables ridicules ». C’était son obsession. Pas de mythologie ! D’autres penchaient vers plus de modération. Car enfin, ces fables ne sont que des allégories. Par ailleurs, une chose semblait claire : on ne pouvait rien emprunter à l’histoire allemande, riche pourtant en épisodes héroïques, puisque le livret serait en italien. Tout le monde n’était pas de cet avis ; mais l’affrontement fut sagement esquivé.
Quel événement devait-on célébrer ? Le président Christian von Adlershelm croyait savoir qu’on pensait, en haut lieu, à marier la princesse Erdmuthe. Si l’on cherchait un sujet approprié, on n’avait que l’embarras du choix : Thétis et Pélée, Cadmus et Hermione, Hector et Andromaque … Les propositions affluèrent ; chacun y allait de son couple touchant. On évoqua même, malgré tout, Eginhard et Emma.

C’est alors qu’intervint Julien de Porcayragues, qui n’était pas moins savant que les autres. Il fit méchamment observer que les noces de Thétis ne s’étaient pas déroulées dans l’atmosphère la plus paisible. On avait invité tous les dieux, mais on avait oublié la Discorde. Elle décida de se venger, telle une autre fée Carabosse. Sur la table du festin, elle jeta une pomme d’or, qui portait une inscription : « À la plus belle ». On connaît la suite. Le chevalier eut la cruauté de la raconter tout au long, jusqu'au moment où Pâris enlève Hélène et l’épouse.

« Peut-être ces noces sont-elles celles que vous cherchez ; mon Dieu, voilà, me semble-t-il, un beau sujet : les noces d’Hélène et de Pâris. »

Pour contredire un homme bien né, quand on est soi-même de roture, on prend quelques précautions. Le chevalier le savait bien, et qu’il pouvait se permettre des provocations aiguës. Nul n’oserait lui dire qu’il se moquait.
Le tollé fut cependant assez extraordinaire. L’indignation reculait devant l’injure ; elle n’en bouillonnait pas moins. Elle inspira force discours ; la bienséance eut ce jour-là abondance de protecteurs.
La discussion, comme d’habitude, se perdit dans les sables.

 

Quelques semaines plus tard, Bontempi fut à nouveau convoqué chez le baron von Rechenberg. Il attendit longuement, souffrit d’une crampe cruelle, subit un discours interminable. Il savait, par expérience, que, le moment venu, il saisirait, comme sans y penser, au milieu de tout ce fatras de paroles, les deux ou trois mots qui pouvaient avoir pour lui une quelconque importance.
Et de fait, au bout d’une heure ou deux, il perçut les deux mots qu’il craignait. Le baron avait dit « Jugement de Pâris ». Un doute demeurait pourtant. Avait-il parlé du Jugement de Pâris, dont on a fait des peintures, ou du jugement de Paris, que craignent tous les esprits délicats qui se rencontrent en Europe ? La langue allemande ne fait pas la différence entre le prince et la ville. Le baron venait de prononcer une phrase simple : « Non, Monsieur le maître de chapelle, nous ne le craignons pas, le jugement de Paris ». Cinq minutes plus tard, il était question de mythologie, et de Pâris, prince charmant. Tel serait bien le sujet imposé. Et la formule revint : « Non, Monsieur le maître de chapelle, nous ne le craignons pas, le jugement de Paris ». Et le baron cligna de son œil vitreux.
 Qui lui avait inspiré ce calembour ? Était-il réellement capable de le cuisiner lui-même ? 
« Son Altesse Sérénissime a-t-elle daigné apprécier elle-même cette finesse de langage ?
— Cette finesse de langage, pour reprendre votre élégante expression, Monsieur le maître de chapelle, nous la devons à l’esprit enjoué de Son Altesse Sérénissime. Mais, plaisanterie à part, Son Altesse Sérénissime tient essentiellement à ce que l’opéra dont vous avez la charge soit intitulé « Le Jugement de Pâris ».
— Je vous prie de bien vouloir, Monsieur le Maréchal de la Cour, assurer Son Altesse Sérénissime de ma profonde reconnaissance pour le redoutable honneur dont Elle m’a fait la grâce de me charger. Je redoublerai de zèle pour me montrer digne de cette extraordinaire marque de bienveillance. »
Et plus il allongeait ses phrases stupides, plus il bouillait intérieurement. Mais à quoi bon ?

Et qu’allait en penser l’Académie ? Il se rappelait très vivement comment avait été accueillie la suggestion badine du chevalier de Porcayragues. Il cherchait à imaginer qui parlerait le premier, quels nouveaux arguments on ferait retentir.
Il annonça la nouvelle sur un ton détaché.
« Monsieur le Maréchal de la Cour a eu la bonté de me convoquer hier matin ».
Ces simples mots produisirent un grand silence. Une voix, enfin, osa demander :
« Voulait-il vous parler de l’opéra ? 
— Il souhaitait me prescrire un sujet. »
Nouveau silence. Cette fois, c’est le chevalier de Porcayragues qui le rompit, avec un sens politique dont Bontempi apprécia la finesse.
« Je suppose que la voix du baron reflétait les augustes désirs de Son Altesse Sérénissime.
— Il n’a pas manqué de me le préciser. »
Le silence était toujours plus pesant. Bontempi, in petto, compta jusqu’à vingt-neuf, et lentement. Enfin il se lança :
« L’auguste désir de Son Altesse Sérénissime est qu’on choisisse pour sujet de l’opéra la célèbre légende du jugement de Pâris. »
Bontempi recommença à compter dans sa tête. Il atteignait vingt-trois quand une voix murmura :
« On imaginerait difficilement un choix plus judicieux. »
Une seconde voix prit le relais de la première :
« En vérité, cette légende est parfaitement appropriée à la situation. »
Bontempi pensait à ce qui se passe lorsque, la nuit, on entend se réveiller un troupeau d’oies : un cri, deux cris ; les voix s’ajoutent aux voix ; tout marche crescendo ;  et bientôt le vacarme est insupportable.
Il riait amèrement, sans en rien laisser paraître ; et il prit bien garde que son regard ne croise pas celui du chevalier.
Le concert s’apaisant, il eut le triste courage de dire :
« Je suis comme vous, Messieurs, persuadé qu’avec un pareil sujet, l’opéra servira la gloire de notre vénéré souverain, et je ferai tous mes efforts pour être digne de la mission que je viens de recevoir. »
Le silence revint. Au bout de quelques minutes, le général prit la parole pour demander si le sujet retenu impliquait qu’on évoque la guerre.
Le chevalier se lança dans un discours savant et infini. Il expliqua que l’opéra dérivait de la tragédie, dont Aristote avait tracé une fois pour toutes les règles. Il rappela qu’il ne pouvait être question de parcourir dix années en trois heures de spectacle. Il fallait savoir se borner. Sans aucun doute, si l’on racontait le jugement de Pâris, il fallait aussi représenter l’événement qui en découlait de manière nécessaire, à savoir l’exploit qui consistait à enlever une reine au milieu de sa cour. Mais il était sage de n’aller pas plus loin, sinon par de très légères allusions.
Le chevalier fut éloquent, et interminable, ennuyeux au-delà de tout ce qui peut se dire. Tous les pédants qui l’écoutaient étaient à deux doigts de le trouver insupportable. Il n’y avait pas moyen de l’arrêter.
Bontempi appréciait la comédie. Il se disait que ce jeune homme avait bien du courage de se couvrir ainsi de ridicule, au moins à ses propres yeux. Que dirait-on de lui, à Paris, si l’on savait qu’il dissertait comme un docteur de comédie, et qu’il maniait avec vigueur le galimatias ? Non, Julien de Porcayragues ne craignait pas le jugement de Paris.
Quand la séance fut levée, dans le brouhaha des adieux, Bontempi tenta de le remercier. Le chevalier se déroba, puis, comme pris d’un scrupule, il ajouta :

« J’aurais préféré faire valoir qu’Hélène est fille de Zeus et qu’il est impie d’en parler sans ménagements. Mais personne ne m’aurait entendu, sinon vous, peut-être. »


Bontempi se dit qu’il allait relire quelques poètes avant d’entreprendre son travail.

 

(1)Voir MERETRIX

(2) Monsieur Porquais m’a communiqué un petit poème de Julien de Porcayragues, qui serait, dit-il, un portrait de Traugott Ziegler. (Note du traducteur)

La race éléphantine est l’innocence même.

Pour illustrer ce théorème,

Contemple quelque temps notre excellent docteur,

Et tu diras : sa masse égale sa candeur.

 

(3) Un autre poème de Julien de Porcayragues a manifestement trait à cette particularité. (Note du traducteur)


Sous les feux du soleil couchant

Votre immense perruque a l’air d’une couronne.

Vous vous pâmez devant votre auguste personne.

Vous vous ébahissez d’être surintendant.

 

Ma source est la même. Je reste perplexe. L’hypothèse d'une communication entre M. Porquais et les loustics me paraît hautement improbable. L’hypothèse d’une invention de Julien de Porcayragues par Nicolas Porquais n’est nullement exclue. La conclusion est simple : ou bien Porcayragues a réellement existé, et c’est par le plus grand des hasards que les fantaisies des loustics coïncident avec la réalité ; ou bien, chacun de son côté, Porquais et les loustics ont donné naissance à un même personnage fantastique. Mais le petit monsieur au ventre rond serait le seul qui ait pensé à fabriquer des poèmes.

 

Voir JULIEN DE PORCAYRAGUES

Qui sont les Loustics? Voir LOUSTICS

Pourquoi Thétis? Voir AB OVO

Voir aussi, à propos de la Vita verisimilis,FAUSTA PERANDA et L’OPÉRA SELON ORPHÉE

Ne pas oublier TRAUGOTT ZIEGLER