APPARITION DE LUZ.

(Récit du traducteur)

Ce jour-là, j’ai tenté de forcer le destin. Pour le dire en termes moins pompeux, j’ai fait une manière de pari. J’ai voulu voir si me serait donné ce que, d’une certaine manière, je demandais. Au fond, j’ai, sur une échelle bien moindre, joué le jeu de ceux qui s’exposent à un danger, pour voir s’ils auront la chance d’y échapper.(1) Dans un opéra à la Bontempi, j’aurais été du côté des bouffons.

Je pourrais dire plutôt que j’ai construit un piège, que, dans ce piège, tomberait non pas une allégorie, une idée fantastique, une marionnette appelée destin, mais, tout simplement, Luz.

Luz avait disparu. C’est Raymond Vaysse qui me l’avait dit : elle était partie dans un pays lointain, avec ses fils, ayant enfin laissé tomber un mari infidèle et cependant collant. Quel pays lointain  ? Raymond Vaysse ne le savait pas très bien. L’Égypte peut-être, ou l’Inde. Un pays où l’on acceptait des enseignants français. Que leur enseignait-elle  ? L’histoire de la musique  ?
Au bout de quelques années, elle était revenue, et c’était Raymond Vaysse, encore lui, qui m’avait annoncé la chose, non sans une certaine satisfaction. Luz menait sous sa direction une recherche, qu’elle avait abandonnée pendant son séjour sous d’autre cieux, qu’elle allait reprendre. Il en attendait, lui, beaucoup.
Bizarrement, il avait l’air de dire que je devrais la rencontrer, que nous avions, dans nos travaux respectifs, plus qu’effleuré le même objet, et que nous avions certainement des informations à échanger. Mais il ne faisait rien pour que cette rencontre ait lieu. Et j’hésitais, je ne sais pourquoi, à le presser. J’aurais pu, par exemple, lui demander l’adresse de la dame. Il me semble qu’il aurait souri. Et c’est ce dont je ne voulais pour rien au monde.
Mais assez tourné en rond. Je vais raconter ce qui s’est passé ce jour-là.
Ce jour-là, sortant du métro, j’ai marché jusqu’à la rue qui s’appelle, à un bout, « rue Louvois », et à l’autre, « rue de Louvois ».

Rue Louvois (ou rue de Louvois) la Bibliothèque Nationale a laissé fonctionner, dans un bâtiment neuf, tout ce qui intéresse la musique. La salle de lecture, au cinquième étage, a une taille humaine. La lumière se répand, douce, à travers la verrière, sur le cuir des tables. Cuir que je crois fauve, mais je me trompe sans doute.
Ce jour-là, on m’a donné la place 29. J’aime cette place. J’aime l’allure des chiffres qui ont servi à numéroter les tables. Chiffres empruntés à un répertoire typique du dix-huitième siècle ; formes arrondies, délicates, légèrement penchées ; leur grâce particulière évoque Couperin. Or, dans la série des dix chiffres, le deux et le neuf me semblent particulièrement séduisants.
Ce jour-là, donc, on m’a donné le 29, et j’ai éprouvé comme une reconnaissance. Je n’avais pas sollicité cette grâce ; elle m’a été accordée simplement, sans que je l’ai méritée. C’est comme un rayon de soleil entre deux nuages, soudain.
J’ai demandé quelques livres.
Il faut que je l’avoue : les partitions de musique pour moi sont pleines de secrets. J’arrive, avec peine, et non sans erreur, à déchiffrer une mélodie simple. Et je regarde avec admiration, avec effarement aussi, ces gens que je vois, à la table 31 ou à la table 47, se lire une symphonie, branler du chef en mesure, guider de la main toute en ondulations, un orchestre immense, maîtriser visiblement trente portées superposées, avec des bassons, et des trombones, sans parler d’un chœur à huit voix. Pour moi, à part ce qui est prévu pour les timbales, je me sens perdu. Heureusement, à côté de cette dame à cheveux gris de fer qui menait furieusement ses musiciens imaginaires, donc à la table 38, il y avait un petit jeune homme qui s’intéressait à la chansonnette d’entre les deux guerres. Il compulsait des recueils de feuilles coloriées, les unes en bleu, en rouge les autres, avec des titre alléchants : « Tu sais pourtant que je murmure, » valse-musette, « Arrache-moi au désespoir, » fox-trot…
Moi, je prends des partitions d’opéras, mais c’est pour lire le livret, et parfois pour le recopier.
Ce jour-là, donc, je lisais
Salammbô, grand opéra en cinq actes d’après le célèbre roman de Gustave Flaubert, livret de Camille du Locle, musique d’Ernest Reyer. Derrière cette lecture assez décevante, — le livret est pâle, et, pour autant que j’en puis juger, la musique n’est pas fameuse, — il y avait pour moi un travail académique : un cours à préparer, un article à écrire, que sais-je  ? J’ai oublié.
Salammbô s’éployait sur le pupitre. À ma gauche, il y avait d’autres livres qu’on m’avait apportés sur ma demande. Livres de musique, évidemment. Partitions, ou livres en mots, portant sur la musique. Peu importe lesquels.
Peu importe, sauf pour un, qui était la pièce maîtresse de mon défi. Sur la pile, donc
Il Paride, ou Der Schaeffer Paris, ou si, à l’italien, à l’allemand, on préfère le français : Le Berger Pâris. Il s’agit du premier opéra jamais joué en Allemagne.

J’ai passé des heures, dans ce lieu, à lire ce livre, à le recopier, à pester contre les fautes d’impression, et elles sont nombreuses, à me torturer la cervelle pour identifier les signes mystérieux qui indiquent les silences, à tenter de justifier des dièses tout à fait inattendus (mais je ne sais pas grand chose).
Ce jour-là, je ne lisais pas le
Paride, qu’à part moi j’appelle, pour plus de clarté, Le Jugement de Pâris. Je dirais même que je ne le lisais ostensiblement pas. Régulièrement, je quittais du regard Salammbô pour observer les autres lecteurs, ceux surtout qui se déplaçaient, qui allaient consulter le fichier, qui posaient des questions aux responsables de la salle.
Je n’avais jamais vu Luz. Soudain je la voyais partout et nulle part. Quelqu’un consultait le dictionnaire des opéras baroques, de Silberstein, que je connais bien. Était-ce elle  ?  Quelqu’un venait de recevoir les livres demandés, avait l’air déçu, se levait, s’approchait du bureau, une fiche à la main. On ne lui avait visiblement pas communiqué l’ouvrage qu’elle attendait. Était-ce elle  ?
Il me fallut, dans ces conditions, quelques heures pour lire trois pages de
Salammbô. J’exagère à peine. Je pestais contre moi-même. Je me traitais d’imbécile. A quoi rimait cette comédie que je me jouais  ? Il était nécessaire que je lise les vers blafards de Camille du Locle ; il fallait à tout prix que je prenne des notes. Je détachai ma montre de mon poignet, la posai sur la table, me jurai de ne pas lever les yeux avant 11.30 h. J’y réussis. Et je crois même que le délai se prolongea, qu’il était 11.33 ou 11.37, quand la voix me dit : « Excusez-moi, Monsieur. » Je me retournai.
Et j’ai compris pourquoi Joël parlait d’elle en disant « Luz ».
Que faire  ? Dois-je tenter une description  ?


(C’est un peu plus tard qu’il m’a semblé comprendre. Nous étions, elle et moi, dans un bistro d’espèce commune, rien d’un salon de thé. Nous buvions du chocolat chaud. Devant moi, sur un présentoir, diverses revues montraient des jeunes femmes éclatantes, lauréates probables d’un concours de beauté. Beauté. Et c’était le même mot qu’il aurait fallu appliquer à Luz  ?)

Elle disait :
« Avez-vous tout de suite besoin de Bontempi  ? Je voudrais simplement vérifier un détail. »


Évidement je pouvais lui prêter Bontempi. Elle emporta le livre. Elle occupait la place 9. Je lui tournais le dos.
Et nous avons travaillé, chacun à son objet, sans communiquer entre nous, jusqu’au moment où la fermeture fut annoncée.

Dans ce café sans allure, j’osai lui dire :

— J’ai beaucoup entendu parler de vous par...

— Raymond Vaysse ?

— Oui. Et aussi par Joël Cauchard.

 

Je n’aurais pas imaginé sa réponse:

 

— J’ai eu peur de lui. J’ai eu sottement peur de lui.

 

Pourquoi à moi cet aveu ? Je n’existais plus. Elle parlait toute seule. J’étais un prétexte. Les prétextes font bien de se taire.

C’était l’époque où elle se séparait de son mari. Elle avait craint d’aliéner trop vite une liberté fraîchement reconquise. Et puis Joël était à la fois trop proche et trop discret, trop visiblement soumis.

— J’ai eu peur d’être adorée.

— Savez-vous quel nom il vous donne ? Vous êtes Luz.

— Je le sais. Je m’en suis vantée. J’ai eu tort. Un ami russe, qui sait toute les langues, me dit qu’en espagnol, si « Luz » est « lumière », « Luzbel » est le diable. Que devient Joël Cauchard ? Rien ne nous rapproche plus, sinon la banalité de cartes postales.

— Il est devenu comptable, il s’intéresse aux hiéroglyphes, il a appris le violon. Il en joue dans le métro. Je l’ai aperçu l’autre jour à la station Pyrénées. J’étais fort pressé. Je n’ai pas osé l’interrompre. Un air mélancolique, à vous fendre le cœur. Il ne m’a pas vu. Il était dans un autre monde.

Elle aussi, elle semblait planer dans un autre monde. Je n’ai pas compris ce que signifiait le sourire qu’elle m’adressa quand elle se réveilla de sa distraction.

 

(1) Le tchoudak, comme dit Béloroukov, est capable de ces décisions violentes, qui paraissent absurdement aventurées. Voir

DÉCEPTION

ou

INHUMATION

Il existe une version grotesque, parodique, de ces sublimes défis. C’est celle qui apparaît dans le présent chapitre. Suis-je malgré tout un tchoudak?

 

Voir par ailleurs

CONJECTURE DE RAYMOND VAYSSE

LUMEN