LUMEN

(Récit du traducteur)

Joël Cauchard avait acheté une voiture. Une occasion, mais convenable. Il lui parut possible d’aller, le lundi matin, très tôt, à la ville. Il trouva un prétexte. Il irait à la rencontre de Lucile, lui épargnerait d’avoir à attendre le car. L’habitude se prit.
Pendant le trajet ils bavardaient tranquillement de choses et d’autres, laissant Bontempi en repos. Mais il était souvent question de musique. Un jour, il osa poser une question : cette mélodie qui, depuis quelque temps, lui revenait si souvent à la mémoire, qu’avait-elle de particulier ?
Il la chanta. Il chanta le premier mot ; et soudain les autres mots lui manquèrent. Il ne les retrouvait tout simplement plus. Était-il inquiet ? Il chanta : « Lumen », puis, soudain, il s’arrêta ; il lui fallait retrouver son souffle.

Lumen, Lumen, Lucile, Luz...

Après un long instant, il reprit la mélodie ; mais il ne put que la fredonner, lèvres closes.
Elle souffla : « …ad revelationem gentium ».
Il fut bouleversé, soudain, jusqu’au tréfonds. Ce dont il parlait était, lui sembla-t-il soudain, ce qu’il avait de plus cher. Il le lançait à l’aventure. Et voilà qu’il recevait une réponse.
« Vous connaissez cette antienne ? »
Puis il posa, comme pour refroidir sa véhémence, une question pâle, craintive :
« C’est une antienne, n’est-ce pas ?
— C’est une antienne. Mais, d’abord, c’est le dernier verset du cantique de Siméon. »
Il ne savait plus qui est Siméon, ni ce que cherche à dire son cantique.

« Nunc dimittis, » dit-elle. « Et maintenant tu laisses ton serviteur s’en aller en paix. Car mes yeux ont vu… »
Il respirait lentement, profondément. « Mes yeux ont vu… » Il eut une autre question, plus pâle encore, pour échapper à cette vague qui l’emportait.
« Du grégorien aussi vous savez tout ? Je croyais que…
— Évidemment, je suis vouée au baroque. Mais ne vous y trompez pas : au XVIIe siècle, on chantait encore les mélodies du moyen âge. Bontempi semble les avoir explorées à fond.
— Mais il composait, lui, à plusieurs voix.
— Est-ce un empêchement ? »
La conversation allait divaguer, se perdre. À la question qu’il avait d’abord posée, recevrait-il une réponse ?
Oui. La réponse était toute prête. Elle avait un air un peu pédant.
« C’est difficile, dit-elle, de parler de musique. Ou bien on fait de la littérature à l’eau de rose, ou bien l’on est sinistrement technique.
— Je me charge de l’eau de rose. Soyez, vous, s’il vous plaît, précise. Parlez comme un algébriste. C’est le seul langage que j’entende. »
Elle fut précise.
Elle proposa des hypothèses. Il avait probablement passé son enfance dans un collège religieux.
Oui, il habitait même l’établissement, avec ses parents. Son père y enseignait.
Dans la chapelle où il avait entendu « Lumen », le grégorien, sans doute, était rare. On préférait les cantiques plus modernes, qui ont singulièrement vieilli depuis.
Il acquiesça, cita des titres. Ils se mirent à rire tous deux. « Chez nous soyez reine ». « Parle, commande, règne ». « Prête l’oreille à nos accents. » Ils chantaient à pleine voix. Un feu rouge arrêta la voiture. Ils ne cessèrent pas pour autant de chanter. Un passant les regarda de travers.

« Vous avez vécu sous la tyrannie du mode majeur. Et c’est en mode majeur que vous avez d’abord cru devoir entendre « Lumen ». Mais quand vous êtes arrivé à la dernière syllabe de « gentium », vous vous êtes senti perdu. La note n’entrait pas dans le schéma.
— Non, je n’étais pas perdu. Au contraire, je découvrais la merveille. »

Il parlait simplement. Les mots lui venaient d’eux-mêmes aux lèvres. Il n’hésita pas à prononcer le mot « merveille ».
Cette femme, à côté de lui, était la merveille.
« Si vous pensez cette antienne en do majeur, la finale de « gentium » repose sur un si bémol. Il n’y a pas de si bémol en do majeur. La nouveauté vous a frappé comme un éclair. Et vous n’avez jamais oublié ».
Il ne comprenait pas tout à fait. Elle lui expliquerait plus tard, peut-être, ce que c’est que do majeur, et pourquoi le majeur est un tyran. Il se contentait, pour l’instant, de découvrir qu’un discours algébrique peut, sans le détruire, accompagner l’enchantement.
« Accompagner ». Un mot pour musiciens.
Ils arrivaient à Beaufort. Il la laissa devant sa porte, alla garer la voiture, rentra chez lui.
Il chantait :
« Lumen ad revelationem gentium ».
Le si bémol — si c’en était un — exerçait sa puissance persuasive.
Tout à l’heure perdu, le mot « révélation » brillait d’une étrange lumière.

 

 

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LE SALUT PAR LES CHIFFRES

APPARITION DE LUZ

FILS DE LA DÉBÂCLE