PINDARE

(Extrait de la Vita fantastica)

Le père Kircher consacrait ses leçons à la musique grecque, aux problèmes de notation, dont il avait, évidemment, une connaissance exhaustive. C’était un peu la même chose que les hiéroglyphes, à une énorme différence près, que personne, alors, ne pouvait saisir : les auteurs anciens ont exposé leurs systèmes, indiqué avec précision ce que signifiaient les lettres, droites ou retournées, couchées sur le côté, déformées de diverses manières ; à chacune d’elle correspondait une note. On pouvait, guidé par eux, déchiffrer tous les textes existants. Pour les inscriptions égyptiennes, on en possédait en grand nombre ; le père Kircher les lisait facilement, en se fiant, faute de posséder la clé, à sa seule imagination ; aussi inventait-il n’importe quoi. Sa lecture des mélodies grecques était au contraire parfaitement exacte. Mais on en connaissait si peu : trois bouts de papyrus, des hymnes bien tardifs. Pourquoi les copistes du moyen âge n’avaient-ils pas reproduit les compositions de Pindare, d’Euripide, d’Anacréon ? Car ces poètes, fidèles à la tradition d’Orphée, étaient aussi de grands musiciens.

Bontempi recopiait des listes de signes. Il allait plus loin, essayait d’en faire usage pour noter des airs qui lui passaient par la tête. Parfois il lui semblait avoir bien deviné ce qui chantait dans un vers de l’Odyssée.

Le père Kircher était capable, à de certains moments, d’oublier les réalités tangibles et audibles. Il parlait simplement de l’au-delà, de ce mouvement glorieux qui emporte l’âme à travers les apparences. Si Dieu, disait-il, a créé le Logos, c’est pour qu’il porte une Révélation. Car le Logos est Allégorie. Allégorie : discours sur autre chose, perspective, à travers les mots de ce monde, vers un autre lieu où brille une lumière. Et cette lumière est une musique, une autre musique.

Un jour, en descendant de sa chaire, après un discours particulièrement sublime, Kircher s’approcha de Bontempi qui finissait de noter ce qu’il venait d’entendre. Parmi les feuilles étalées sur la table, une page attira son attention. Il la prit en main.

« Du grec. De la musique. Écrite à la grecque. Du Pindare. La première Pythique. D’où tiens-tu cela ? »

Bontempi rougit.

« J’ai tenté d’imaginer… Ce n’est pas très réussi… C’est trop simple… 

— En aucune manière. Jamais personne, quand bien même… »

Il fallut une phrase de cent mots, ou davantage, avec protase, épitase, culmination et chute, quelque peu retardée par plusieurs incises, pour faire l’éloge de la simplicité.

« Veux-tu me laisser ce papier ? Non. Fais m’en plutôt une copie. Là, tout de suite. »

Bontempi s’exécuta.

 

Les années passèrent. Bontempi venait d'être nommé maître de chapelle à Dresde, lorsque le père Kircher publia enfin la somme sur la musique, la Musurgia universalis, que le monde entier attendait avec impatience. Bontempi suggéra l’achat des deux gros volumes. Quand ils furent enfin arrivés, un an plus tard, il les ouvrit avec respect, s’y plongea avec délices : harmonieuse et abondante, la prose du savant jésuite entraînait dans son flot mille détails d’érudition. Quiconque l’aurait bien lu ne pouvait plus rien ignorer de la musique, qu’elle soit antique ou moderne. Bontempi retrouva, citée tout au long, l’une des plus belles pages de Carissimi, cette bouleversante lamentation sur laquelle s’achève son Jephté. Il découvrit une pièce étonnante, que son maître Mazzocchi avait écrite sur un texte inspiré de Virgile : le récitatif jouait, à l’antique, sur des quarts de ton.
Un jour, le livre s’ouvrit tout seul sur une page consacrée à Pindare. Le père Kircher y donnait le début de la première Ode Pythique, avec la mélodie originale, qu’il avait trouvée, disait-il, dans un très antique manuscrit. Jusqu’à lui, ce document avait dormi, ignoré de tous, à l’ombre d’un monastère sicilien.
Bontempi se persuada qu’il allait perdre la raison : ce bout de musique, noté en signes antiques et transcrit en notation moderne, n’était rien d’autre que le petit exercice auquel il s’était autrefois livré, et dont Kircher lui avait demandé copie. D’abord il se sentit vexé : car la mélodie lui parut lamentable, sotte, fruste, plate, inexistante. Avait-il pu, même encore débutant, même pour essayer une plume encore novice, jeter sur le papier une telle pauvreté ?

La fureur l’étouffait. C’est contre lui-même qu’il la tourna d’abord. Mais enfin il songea au père Kircher, qui s’était approprié sans scrupule ce petit travail et n’avait pas craint de fabriquer tout un roman pour se faire briller. Le monastère sicilien n’existait sûrement pas. Kircher mentait, sciemment, impudemment. Il avait recopié la petite page, puis, l’enveloppant de sa prose gluante, l’avait servie aux ignorants comme un trésor.

Bontempi s’avisa soudain d’un détail : en transcrivant le texte, Kircher avait ajouté des indications de rythme : des blanches, des noires, des croches. Ce qu’il donnait à lire, avec son autorité habituelle, ne correspondait en aucune manière aux brèves et aux longues du poème. Est-ce que par hasard Kircher ignorait le grec ? Est-ce que par hasard Kircher était un imposteur ?

Bouleversé par cette idée, Bontempi fit tous les efforts possibles pour s’en débarrasser. Il n' y arrivait pas. C’est seulement le lendemain, au réveil, que son cerveau fut traversé par une intuition aberrante: cette quasi mélodie lui avait peut-être été dictée par une inspiration angélique. Angélique ou démoniaque ? Avait-il eu des visions, une révélation surnaturelle ?  Il aurait réellement, mais en toute inconscience, reproduit la musique authentique de Pindare. Le père Kircher aurait réellement retrouvé cette musique dans le manuscrit dont il parlait, et parfaitement oublié ou perdu quelque part le papier qu’il avait demandé à Bontempi.

Quoiqu’extravagante, ou parce qu’extravagante, l’explication lui rendit la sérénité.

 

Note du traducteur.

Le fait est réel. Dans sa Musurgia Universalis, Athanase Kircher donne à lire les premiers vers de la Première Pythique de Pindare, une mélodie notée à l'antique et sa transcription en notation moderne. Les indications rythmiques sont purement arbitraires; le jésuite y fait preuve de la même impudence satisfaite que dans ses transcriptions de textes hiéroglyphiques. On n’a par ailleurs jamais retrouvé le « manuscrit antiquissime » qui continue à dormir dans un monastère sicilien.

Certains commentateurs, bienveillants par système, suggèrent que la bonne foi de Kircher peut avoir été surprise par un faussaire.

Les loustics ont arrangé l'affaire à leur guise. Aucun document ne permet de supposer que Bontempi peut avoir été mêlé à l'histoire.

 

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