COUAC

(Extrait de la Vita fantastica)

Sur ce couac repose toute la théorie des loustics.

Bontempi, charcuté, puis instruit du rudiment, fut envoyé à Rome, dans une école appropriée. Le chanoine Capraserena en connaissait tous les maîtres. Il les avait recommandés à l’Illustrissime. Tous les enfants y avaient des voix d’anges, et les garderaient. Tous seraient célèbres.

Ils s’exerçaient dès la pique du jour et jusqu’au noir de la nuit, apprenaient le solfège et le latin, touchaient du clavecin, du luth, ou du théorbe. Ils récitaient des vers : pour bien chanter le récitatif, il faut maîtriser la diction. Ils prenaient part à des cérémonies. Dans l’église voisine, l’illustre Carissimi était maître de chapelle. Il avait de gros sourcils noirs, touffus, qui faisaient peur. Il ne supportait pas la moindre faute de mesure. On chantait dans des palais, chez des marquis, chez des princes, chez le pape, chez tous les cardinaux de son lignage, et ils étaient nombreux : Rome avait à supporter la tribu triomphante des Barberini. Grâce à leurs prodigalités, elle s’ornait de monuments nouveaux, et s’inondait de musique.
Gian Andrea s’instruisait vite ; il aimait le travail sous toutes ses formes, chantait avec cœur, lisait avec passion, engrangeait mélodies et poèmes dans sa vaste mémoire accueillante et solide. Ses maîtres avaient pour lui de l’affection et de l’estime.
Un jour, sous les voûtes du Gesù, à l’Agnus Dei, il fit un couac, qui s’entendit ; c’était comme si un démon gouailleur s’était logé dans son ventre. Il rougit, et se tut. On rit beaucoup.
L’accident se reproduisit. Et le maître Mazzocchi songea à s’en inquiéter. Il réunit quelques professeurs de l’école. On fit venir un homme imposant ; l’enfant dut à nouveau se dévêtir. La conclusion s’imposait, terrible : le chirurgien d’autrefois, avec ses méthodes nouvelles, avait saboté le travail. Bontempi commençait tout simplement à muer. Son anatomie fonctionnait au mieux. Adieu, voix d’ange ! adieu, innocence artificielle ! « Salis-tu parfois tes draps, la nuit ? »
C’était une catastrophe. Comment l’expliquer au seigneur Bontempi, qui s’était montré si royalement généreux ? Il ne pouvait pas ne pas se vexer. Il entrerait en fureur. Il tonnerait, parlerait d’ingratitude. Il ferait agir ses hommes de main, et si le scalpel avait été inefficace, le stylet obtiendrait, lui, des résultats. Ces messieurs peignaient des horreurs, le sang ruisselait dans leurs phrases.
Bontempi tremblait. Qu’allait-il devenir ? Le renverrait-on dans la cave,  au viccolo degli Sabbioni ? Serait-il porteur d’eau, porteur de chaise, laquais ?
Bontempi tremblait. Il prenait au sérieux tout ce qu’il entendait. En quoi consistait sa faute ? Pourquoi serait-il traité d’ingrat ? Comment l’Illustrissime exercerait-il sa vengeance ?
Le maître Mazzocchi consulta des amis sûrs : Carissimi, aux sourcils effrayants ; le père Athanase Kircher, qui dominait tous les savoirs, connaissait le secret des tremblements de terre, et lisait sur les obélisques les inscriptions des anciens Egyptiens. L’un et l’autre avaient remarqué cet élève passionné. L’un et l’autre souhaitaient qu’il poursuive ses études : il irait fort loin. Mais comment faire ?
Les maîtres, unanimes, prirent une décision simple : les choses étaient claires ; il fallait d’abord, de toute urgence, déclarer que Gian Andrea était tombé malade, que l’on craignait pour ses jours. On lui administrerait les derniers sacrements. Et l’on écrirait une épître affligée au seigneur protecteur : l’horrible maladie pouvait être fatale à la voix d’ange.
Envisagerait-on, plus tard, de mentir plus impudemment encore, non sans restriction mentale, et d’annoncer la mort du favori ? On pouvait y songer. Mais c’était dangereux : il y avait trop d’élèves dans l’école ; qui pouvait se vanter de tous les faire taire ? Le seigneur Bontempi en protégeait plusieurs. Il finirait par savoir. Tout ce qui était possible, et nécessaire, était d’enfermer dans une cellule le prétendu malade ; il n’était pas question de revenir sur l’essentiel, sur l’identité de Gian Andrea : eunuque il était, eunuque il resterait ; eunuque à la voix trop faible pour se produire en soliste ; Bontempi il était, Bontempi il resterait, protégé malheureux d’un généreux bienfaiteur.
Une lettre partit pour Pérouse. Elle ne reçut pas de réponse. Le sérénissime patricien n’exprima ni fureur, ni sollicitude. Peut-être avait-il oublié l’enfant. Peut-être ses largesses s’épandaient-elles sur une autre tête. Ou bien préparait-il une vengeance d’une très fine cruauté ?
On consulta le chanoine Capraserena, qui avait l’oreille de l’Illustrissime. L’intervention de ce vénérable entremetteur n’eut pas les effets escomptés. De sa réponse, on pouvait retenir, non des raisons d’espérer un pardon (pardon de quelle faute ?), mais l’impression qu’il ne se passerait rien : l’Illustrissime avait, semble-t-il, d’autres soucis.
La tempête n’éclaterait peut-être jamais.
On s’en tint donc au plan initial. L’enfant se trouva confiné dans sa chambre ; le chirurgien savait grâce à quelles pâtes on peut empêcher la barbe de pousser. Et Mazzocchi promit qu’il lui montrerait comment on produit des sons harmoniques ou, pour le dire autrement, comment on chante en voix de tête. La hautecontre n’est certes pas la voix d’alto ; les initiés ne s’y trompent pas. Mais elle peut faire illusion à des rustres.
Si l’Illustrissime dépêchait des espions, les choisirait-il instruits de tous les secrets de l’art ? Lui-même, au fond, qu’y entendait-il ?

Voir

LOUSTICS

SCALPEL