GUERRE


Vers 1930, Christophe, son apprentissage achevé, put entrer comme jardinier chez le comte de Chuleville, qui, au bout de quelque temps, le confia à son gendre, le baron de Satrelange, qui, lui-même, quelques mois plus tard, le passa à …. On ne lui demandait guère son avis.  Je suis dans l’incapacité de transmettre les noms de tous ces messieurs. Je les ai tranquillement oubliés. Christophe, dans sa vieillesse, aimait à réciter la liste des propriétaires chez qui il avait travaillé. J’ai assisté une fois ou l’autre à ce rituel, dont je n’ai retenu que des bribes.  Ces noms aristocratiques lui plaisaient sans trop l’impressionner. En les citant à la file, il avait l’impression de faire le métier de griot, c’est-à-dire d’aède. Il savait les généalogies. Il y a des pays où pareil savoir a nourri son homme. Qu’est-ce, au fond, que la Théogonie, sinon la généalogie des dieux ? « Ouranos engendra Kronos (et beaucoup d’autres), Kronos engendra Zeus (et beaucoup d’autres), Zeus engendra Apollon (et beaucoup d’autres), Apollon engendra Asklépios (et beaucoup d’autres)… » Les familles de hobereaux offraient des arbres moins touffus : rarement plus de quatre héritiers, à chaque génération ; et il n’était pas question de dénombrer les bâtards. Par ailleurs, dans ces généalogies-là, à la différence de celles des dieux, les alliances jouaient un rôle considérable. Il arrivait qu’on se mariât loin de chez soi. Du point de vue du jardinier, changer de maître signifiait changer de province. Christophe fit, d’une certaine façon, un tour de France. Il connut ainsi des fleurs et des légumes divers : dans ce temps-là, il n’y avait guère de fenouil en Normandie, guère d’endives en Languedoc. Il vint atterrir, au fonds du Bourbonnais, dans le château du marquis de Porcayragues. Sans doute imaginait-il n’y devoir rester que quelques mois, comme dans tant d’autres lieux. Et, de fait, on l’expédia ailleurs. C’était pour faire son service militaire. Se doutait-on que la guerre approchait ?

 

Eu égard à la couleur de sa peau, on l’avait affecté à un régiment de tirailleurs sénégalais, cantonné en Saintonge. Il s’en réjouit. Enfin il pourrait connaître la réalité de l’Afrique autrement que par des mots. Sans doute avait-il encore de ses craintes absurdes : était-il légitime de le considérer comme sénégalais ?  À son grand étonnement, il découvrit qu’il n’était pas le seul Africain à n’avoir jamais vu l’Afrique. La plupart de ses camarades venaient de la métropole, de Marseille, de Bordeaux, de Paris. Certain 3 septembre 1939, la France entra en guerre. Dans les semaines qui suivirent, on vit arriver à la caserne, par trains entiers, des Sénégalais, ou prétendus tels, venus du Togo, de la Côte d’Ivoire, ou du Congo. L’administration militaire n’y regardait pas de si près. Tout fut bouleversé, à commencer par l’organisation des chambrées. Christophe eut pour voisin un brave garçon qui venait d’un village perdu au fond de la Guinée, et que tout contribuait à désorienter, à commencer par l’usage constant d’une langue qu’il connaissait à peine. Ils sympathisèrent d’emblée : tout deux étaient paysans ; tous deux connaissaient la terre, savaient pronostiquer le temps en regardant la forme des nuages, et n’étaient jamais pris au dépourvu quand on leur demandait d’où venait le vent. On sentait souvent une certaine rivalité entre les jeunes gens qui avaient jusque là vécu dans la métropole, et ceux qui venaient d’outre-mer. Mais la différence n’était pas moins grande entre les citoyens de villes, grandes ou petites, et ceux qui connaissaient d’abord la campagne. Donc Christophe et Mamadou devinrent très vite, de camarades, amis. Ils avaient mille choses à se raconter, à se confier, et mille occasions de s’étonner réciproquement. Il fut entre eux question de métier ; ils échangeaient des observations, des recettes, des informations. L’un décrivait le petit pois, dont l’autre n’avait aucune idée ; puis venait le moment de présenter l’igname. Ils s’essayaient à dessiner des fleurs, des arbres, des fruits. Il était aussi question d’animaux. Oui, Mamadou avait vu des crocodiles, mais rarement. Non, il n’y avait pas de singes en France, au moins pas dans les lieux où Christophe avait vécu. Mais certaine religieuse l’avaient autrefois traité, et bien souvent, de « vilain petit singe ». Christophe commençait à découvrir que la vie n’était toujours facile sous le soleil d’Afrique. Il se rendait compte que la pauvreté de là-bas est bien pire que dans les régions de France les moins favorisées. Son image d’un pays d’abondance, riche en couleurs et en fines saveurs, s’éloignait à grands pas. Mamadou trouvait excellente, et très abondante, la pitance qu’on leur servait, et qui paraissait acceptable sans plus à son ami, qui n’avait pourtant jamais été vraiment gâté. 

Une autre déception attendait Christophe. Il n’osait pas trop poser de questions sur le paganisme, sur les mythes, sur les rituels. Comme il ne savait rien de précis, il manquait d’un point de départ. C’est progressivement, à travers des récits qu’il ne comprenait pas toujours, que parvient jusqu’à lui cette vérité à laquelle il ne s’attendait pas : Mamadou était musulman. Son nom était celui du prophète, un nom arabe à peine modifié. Il apprit que l’Islam comptait là-bas nombre de fidèles. Bientôt on vit arriver au régiment un imam. La prière fut organisée ; Mamadou s’y rendait. Les religieuses des « Saints Innocents » parlaient parfois des missions, ou plus volontiers confiaient ce soin à des prêtres de passage. Le monde était pour elles organisé de la façon la plus claire : au nord du Sahara, on était arabe et musulman ; au sud du désert, on était noir et païen. Aux yeux de Christophe, le monde se compliquait. Fallait-il, pour être africain, qu’il se convertisse à l’Islam ? Mamadou n’avait aucune idée là-dessus. L’idée ne lui venait pas qu’il aurait pu être autre chose que ce qu’il était. Christophe éprouvait pour cet innocent bonheur une amicale jalousie. Il raconta des histoires de dieux. L’autre, en échange, lui servit des contes du lièvre. Tout était simple, pour lui, et plein de malice. C’était la vie en France qui le perturbait : sa surprise atteignit un paroxysme, à la fin de novembre, quand la neige se mit à tomber : il n’avait jamais vu le moindre flocon ; il n’en imaginait pas l’existence. Il supportait mal le froid, et son mal du pays augmentait au fil des jours.

À peu de temps de là, il fut question que leur régiment rejoigne le front, un front qui n’existait guère, puisque l’ennemi était occupé à conquérir la Pologne, et que sur la frontière de Lorraine, on attendait patiemment qu’il consente à se manifester. En prévision d’éventualités non impossibles, les autorités procédèrent à quelques enquêtes. On demanda à chacun quelle était sa religion. C’est une question que l’armée s’autorise à poser ; elle veut savoir qui elle appellera à ton chevet, si tu as une balle dans le ventre et peu d’heures à respirer.  Mamadou, une fois qu’il eut compris ce qui était en jeu, n’eut aucun mal à répondre. Quant à Christophe, il faillit dire « chrétien », par simple automatisme, et sans imaginer qu’on exigerait peut-être des précisions. « Catholique » ? « Protestant » ? Mais il éprouva soudain une gêne. À quoi pensait, derrière ses lunettes, le gradé qui l’interrogeait ? Fallait-il avoir l’audace de dire « païen », pour faire plaisir à sœur Eudoxie ? On le regarderait probablement de travers. Il jeta un coup d’œil sur le formulaire que remplissait, en suçant son crayon, l’adjudant inquisiteur. On apercevait : « catholique », « protestant », « israélite », « musulman », « autres ». La mention « païen » ne figurait nulle part. Mais, en bas de la page, deux mots se devinaient plus qu’ils ne se lisaient : « sans religion ». Christophe dit : « sans religion ». Dans la case appropriée, le crayon humide traça une croix. « Une croix, justement. » Il en riait encore, quand il me raconta l’histoire. Mais je sentais bien que l’affaire, pour lui, était on ne peut plus sérieuse. Il avait si longtemps vécu d’une vie double ; chrétien par docilité, il accomplissait les rites, ne refusait pas de s’instruire ; il estimait de son devoir, par fidélité à ses ancêtres, et parce qu’une vieille sotte l’avait pour ainsi dire martyrisé, de se considérer comme païen ; mais aucune pratique ne correspondait à cette appellation. Il découvrait qu’il aurait pu être musulman, comme tant de Sénégalais qu’il voyait tous les jours faire leur prière. Sa réaction face à la question de l’adjudant lui parut ressembler à celles qui précipitent au sol les convertis : c’était comme si une lumière s’était faite. Simplement aucune voix ne s’adressait à lui. Il serait païen au sens méprisable du terme. 

Avec tous ses camarades, il partit pour la Lorraine, affronter l’hiver. Cet hiver fut un des plus terribles qu’on ait alors connus. Les rivières gelaient. La terre était dure comme du béton. Et Christophe pensait avec tristesse à ceux qui avaient négligé de recueillir les oignons de glaïeuls, qui les avaient laissés en terre. Il s’inquiétait de ce qui allait se passer dans les serres, avec ce froid. Pourrait-on les chauffer autant qu’il aurait fallu ? À quoi ressembleraient les melons de l’été prochain ?

En Lorraine, il fit à Mamadou les honneurs de la province, lui montra les champs, les jardins. Il lui promit, pour dans peu de temps, des fleurs sur les arbres, des pétales blancs, ou roses ; cependant l’hiver s’attardait. Un beau soir, ils furent cantonnés tout près de Saint-Mihiel. Une permission fut accordée. Pendant que d’autres allaient se saouler, Christophe montra la ville à son ami. Ils croisèrent deux religieuses en grand costume. « Tiens, dit Mamadou, c’est comme chez moi. » Dans son village, qui n’était pas petit, on trouvait un hôpital, une école. C’était là qu’il avait appris le peu de français qu’il savait en arrivant. Par un curieux hasard, les religieuses qui le lui avaient appris appartenaient au même ordre que celles de l’orphelinat des « Saints Innocents ». Christophe crut même un instant que sœur Iphigénie était allée là-bas, avait eu Mamadou pour élève. Mais c’était probablement une erreur.

Du coup l’idée lui vint d’aller rendre visite au curé de Saint-Etienne. Il eut quelque mal à le trouver. Le brave homme avait beaucoup vieilli, résigné ses fonctions ; il se trouvait dans une maison de retraite. Il ne reconnut Christophe que quand il se fut nommé ; mais ses souvenirs étaient très vifs. Oui, il se rappelait nettement « l’enfançon tout noir » qu’il avait trouvé, un matin de février, sur les marches de son église. Il lui raconta par le menu, avec des détails encore insoupçonnés, et l’histoire d’Anatole Langlois, son bienfaiteur horrifié, et celle de la crèche vivante. Il s’animait en parlant ; et il eut de remarques sévères pour les chrétiens qui se renfermaient dans leur petite paroisse ; puisqu’il avait affaire à un adulte, à un soldat, il ne craignait plus de condamner avec sévérité ceux qui se croient le droit de mépriser des créatures de Dieu, sous le prétexte qu’elles sont un peu différentes, ou qu’elles ont une autre manière de prier. Nombre de ses paroissiens disaient haïr les juifs, et semblaient approuver la manière dont on les traitait de l’autre côté de la frontière. Certains de ses confrères professaient les mêmes opinions. Il pleurait en y pensant. Christophe lui demandait si, à son avis, il pouvait rendre visite à son bienfaiteur.  « Mon pauvre enfant ! », dit le prêtre.

Il avait accueilli Mamadou de la manière la plus chaleureuse. L’heure de la prière étant venue, il lui proposa de la faire dans sa propre chambre, se retira, par discrétion, mais se mit à dire son chapelet.  En les reconduisant, il leur demanda la permission de les bénir : des combats allaient avoir lieu ; ces enfants allaient peut-être mourir, trop tôt, avant d’avoir connu tout ce que peut donner la vie.
« Bénir », me disait Christophe, longtemps après. « Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce de la magie ? »

Le régiment quitta Saint-Mihiel, se répartit dans des villages. Le printemps venait enfin. Et Mamadou put contempler  les arbres en fleurs. Il en eut une grande joie. « Tu vas voir bientôt les cerises, et les fraises. Et la guerre va finir. Il ne se sera rien passé.  – La guerre va finir. Et tu viendras chez moi. Et tu nous apprendras à planter des carottes. Et tu épouseras une de mes sœurs. Laquelle veux-tu ? Fatou ? Aminata ? » Il les décrivait. Il tentait de les dessiner, ne réussissait guère. Il leur faisait de grosses lèvres, de longs cils, de gros seins.
Ils allaient de cantonnement en cantonnement, avec l’impression de tourner en rond. Parfois une impatience stupide les prenait. Que la guerre commence ! Vite ! Que tout soit réglé ! Qu’ils puissent rentrer chez eux ! « Et si tu es blessé ? Et si tu reçois une balle dans la tête ? » C’était un risque à courir. Qu’attendait-on pour franchir la frontière ?
Le 7 mai, au matin, Mamadou avait une forte fièvre. Le soir, il délirait. Le lendemain on le transporta à l’hôpital.  Le 9, on apprit qu’il était mort. D’une grippe, dit-on. Le 10 commença l’offensive allemande.

 

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INHUMATION

DISPARITION

SAINT-MIHIEL