GINEVRA

Récit du traducteur.

 

Je suis étonné de la simplicité avec laquelle Béloroukov prononce ce nom : Ginevra. Il semble ne rien savoir d’elle, sinon que Gildas et elle se sont aimés, et qu’elle est morte. Trois syllabes suffisent pour qu’il aperçoive une silhouette, lointaine et cependant présente intensément.

J’en sais plus long que lui. Je peux raconter des bribes d’histoire. Dirai-je pour autant que je la connais mieux?

Tout avait commencé un été, l’été même probablement où Gildas devait commencer ses recherches à la Bibliothèque Nationale. Il avait décidé d’aller d’abord marcher quinze jours en montagne.
Visiblement, il voulait retarder le moment où il serait face à face avec l’image du Graal.
Donc il arpentait je ne sais quels sommets. Un soir, en approchant du village où il logeait, il fit un détour pour aller boire à une fontaine qu’il avait remarquée.
Il s’approcha de l’eau. Ginevra était là. Elle le regardait venir. Elle le regardait d’un regard de lumière.
Il ne l’avait jamais vue.
Elle se pencha, puisa de l’eau dans ses mains jointes en coupe, lui donna à boire.
De ce moment, ils ne se quittèrent plus.

Il leur fallut pourtant se séparer.
Ginevra avait un mari.
Le roi Arthur (la comparaison est d’Anne Gavrel, évidemment) avait tout du roi méhaigné. C’était un malade.
Un homme riche, plus tout jeune. Il avait épousé son infirmière. Comprends la chose comme tu voudras. Soupçonne-le des pires égoïsmes.
Pourquoi avait-elle, elle, accepté ? Par peur de vivre seule ? Par lâcheté devant une fortune offerte ? Je ne sais pas. Je ne tiens pas à le savoir.
Anne Gavrel disait la légende, non sans la pimenter parfois de commentaires désobligeants.
Le malade avait dit :
« Je te laisse libre d’aimer qui tu veux. Ne m’en dis rien. Et ne me quitte pas. »
« Ne me quitte pas . » C’était son obsession.
Il ne tenait pas en place, changeait sans cesse de résidence. Il lui fallait la ville, et soudain la montagne ; il ne supportait plus que la pampa, revenait en Irlande, allait chercher son île grecque.
Il partait sur un coup de tête. Elle le suivait. Elle avait promis.
Il changeait d’avis. Elle restait. Elle avait promis.

Gildas recevait des télégrammes, éventuellement contradictoires. Elle était à Lausanne, elle était à Rocamadour. Elle était à Bruges, elle était à Belle-Isle. Il se précipitait pour  rester avec elle quelques heures.
Il se prenait à maudire ce travail sans lequel il ne pouvait subsister. Pour la première fois, il songeait à ne pas s’y résigner. Il cherchait à se faire nommer dans la capitale, parce que c’est le centre : c’est de là qu’on atteint le plus vite toutes les destinations possibles. Il était au centre pour pouvoir quitter le centre.
Tout s’organisait pour ces quelques heures dérobées, où il tenait Ginevra dans ses bras. « Nu à nue, » disent les auteurs du moyen âge, avec leur pure impudeur. « Nu à nue », comme les élus sur les tympans des églises.
Le malade continuait à ne pas tenir en place. Était-ce la jalousie qui le faisait vivre ? Peut-être, indifférent, n’avait-il rien vu.


Gildas reçut un télégramme de Montréal.
« Je vais mourir. Viens me voir une dernière fois. »
Le malade se portait bien. C’est elle que la nuit menaçait.
Gildas partit, laissant tout.
Il ne la revit pas. Elle était trop mal, ne pouvait plus sortir de chez elle.
Le téléphone était désespérant. Leurs conversations, trop brèves.
Il restait sous ses fenêtres, prostré.
Il assista à l’enterrement, suivit tout le cérémonial. L’assistance défilait devant le cercueil. À son tour, il jeta l’eau bénite. De l’eau.

Dans ses deux mains jointes, elle lui avait donné de l’eau.
Il revient dans la chambre qu’il avait louée chez un vieux couple. Il écrivit.
« Je veux aller à Déception. »

Et nous étions là, Anne Gavrel et moi, attendant un signe, cherchant à voir des rochers, des rivières, la trace des feux qu’il avait allumés, la marque de ses pas dans la boue.
Notre travail était achevé. J’allais partir pour l’Italie, avec les miens.
A mon retour, j’ai téléphoné. Anne Gavrel n’avait toujours pas de nouvelles. Je l’ai rencontrée, guérie, marchant sur ses deux pieds. Je posais des questions. Il n’y avait pas de réponse.
La lassitude s’installa. Mes questions s’espaçaient.
Je dus partir une nouvelle fois, pour longtemps. Je restai absent plusieurs mois.
J’appris enfin que tout était pour le mieux : Gildas avait survécu ; il était effectivement arrivé à Déception, très fatigué, mais en bonne santé. Il avait trouvé du travail, s’installait dans l’existence. Non, sa thèse n’avançait pas. Il est probable qu’il ne la finirait jamais.
Du manuscrit BN. fr. 118, pas un mot. Peut-être Gildas n’était-il jamais allé le voir.
En avait-il besoin, puisqu’il était lui-même devenu héros de roman ? Sous la figure de Lancelot, il enthousiasmait Anne Gavrel ; elle en parlait bien souvent, avec des formules qui m’exaspéraient :
« C’était un homme d’un autre temps. C’était un vrai chevalier. »
A ma connaissance, les chevaliers ne font pas de thèses. Il ne soucient pas d’avoir à gagner leur vie. Certains d’entre eux, il est vrai, savent jouer de la harpe et chanter d’une voix claire. Mais pour la plupart, ce sont des brutes. Le romanesque dissimule, sous des couleurs d’enluminure, l’étroitesse de leur esprit.

 


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