ANNE GAVREL

(Notice)


Qui a formé, au début, l’idée bizarre ? Quelqu’un qui n’avait certes aucun sens de l’humour. Dans une honnête famille bourgeoise, deux sœurs se marient le même jour. Elles épousent l’une un ingénieur, l’autre un avocat. Tous deux sont cousins ; cousins éloignés, mais qui portent le même nom : Gavrel.
Au bout de quelque temps, les deux jeunes femmes sont l’une et l’autre enceintes. À cette époque lointaine, rien ne permettait de prévoir le sexe d’un embryon. L’une des sœurs déclare qu’elle aura une fille et qu’elle l’appellera Anne ; l’autre déclare qu’elle aura une fille et qu’elle l’appellera Anne. Chacune prétend qu’elle est la première à avoir formulé sa prophétie et son exigence. Les naissances sont simultanées. Les jeunes mères triomphent : elles ont l’une et l’autre une fille, comme elles l’avaient prédit. Donc elles les font baptiser Anne.
Anne Gavrel et Anne Gavrel sont restées très proches l’une de l’autre. Elles inventent diverses manières de se différencier, se donnent des prénoms doubles : Anne-Laure, Anne-Élisabeth. Elles grandissent ; chacune a son caractère. Un oncle propose : Anne-aux-bouquins, Anne-aux-chansons. Les mères sont intraitables : ce sera Anne tout sec.
Elles ont vingt-cinq ans. Anne-aux-bouquins épouse un radiologue. Il s’appelle Henri Gavrel. Appartient-il à la parenté ? Pour l’affirmer, il faudrait faire des recherches, suivre l’arbre généalogique jusqu’à l’époque de Louis XIV au moins.
Anne-aux-chansons est entrée au couvent. Au bout de vingt ans, elle quitte la congrégation, revient dans le siècle.
Je la rencontre dans une maison de convalescence où j’avais fait un assez long séjour. Je la rencontre le jour de mon départ. Elle est venue voir un cousin avec qui j’avais lié amitié, un certain Théophile Saran.(1) Il nous présente.
Je dois rentrer à Paris. Elle va à Fontainebleau. J’ai loué une voiture. Je peux la déposer.
En chemin, elle me raconte l’histoire d’un moine qui, du temps de saint Louis, a quitté une nuit son couvent, en emportant un manuscrit grec qu’on l’avait chargé de brûler, parce que païen. Il s’appelait Anne Gavrel. Anne est aussi, quoique rarement, un prénom masculin.

— Étiez-vous aussi chargée de brûler un manuscrit grec?

Non ; l’ordre voulait la nommer supérieure de sa communauté. Elle avait toujours accepté, au nom de son vœu d’obéissance, des directives qu’elle estimait injustes. L’idée de devoir les imposer à d’autres lui a paru insupportable.
Elle m’a raconté son histoire de manuscrit avec, sur les lèvres et dans les yeux, un sourire qui ne trompe pas. C’était une invention. Enfin, dans cette sinistre famille, quelqu’un ouvrait des brèches dans le sérieux. Il est vrai que Théophile Saran, lui aussi, fait exception.

— Savez-vous que nous avons failli nous marier?

Pourquoi m’en parle-elle à moi, qu’elle n’a jamais vu ? Dois-je lui dire que j’ai été, que je suis peut-être toujours, le diable ? (On ne joue pas impunément un rôle).

Son récit m’emmène dans un autre monde, plus barbare encore que celui où l’on brûlait les manuscrits.

Ils parlaient déjà de solliciter une dispense, puisqu’ils sont cousins. La famille s’est déclarée horrifiée. Il avait toujours paru évident que Théophile était appelé au sacerdoce. Quelques scandales dont il s’était rendu coupable en étaient la preuve.(2) Combien de grands saints ont été d’abord de grands pécheurs? On ne se dérobe pas à la vocation.

Pères, mères, oncles, tantes, cousins de tout degré, tous s’étaient indignés. La plus enflammée était l’autre Anne Gavrel, Anne-aux-bouquins.

— Elle ne l’a pas dit. Maintenant j’ose le penser : elle le voulait pour elle.

S’en était suivi une série de décisions désespérées. Anne-aux-chansons s’était faite religieuse. Théophile, éperdu, avait cédé aux menaces.

— Nous étions jeunes et tragiques.

La famille triomphait, non sans larmes ostentatoires.

— Et la cousine?

— Elle a épousé un gentil garçon. Il est radiologue. Elle a de beaux enfants. Pas moi.

Puis, avec un soupir :

— Il faut beaucoup de temps pour apprendre l’humour, pour y dissoudre la culpabilité. La culpabilité... Quelle arme puissante ! C’est pour avoir refusé de m’en servir que je suis devenue ce que je suis.

— Une errante.(3)

— Comment le savez-vous?

 

(1) Voir THÉOPHILE SARAN.

(2) Voir MARIE-MADELEINE

(3) Voir, dans RÉCIT DES PREMIERS COMMENCEMENTS, quel sens Béloroukov donne au mot « errant ».

 

NOTE DU TRADUCTEUR.

J’ai été consterné quand j’ai lu pour la première fois cette page. Un hasard fait que j’ai bien connu Anne-aux-bouquins. Nous étions dans le même lycée ; nous avons enseigné dans la même université ; certain printemps de 1980, j’ai passé avec elles de nombreuses heures. Elle s’était cassé la jambe, juste à un moment où elle devait faire face à un énorme travail : la publication d’un dictionnaire du monde arthurien. Elle était tombée dans la rue, s’était demis l’épaule, abîmé le poignet, cassé le tibia.
Tout cela pour une crotte de chien.
Elle en riait. Elle en pleurait.
Je lui ai servi de secrétaire ; elle ne pouvait pas écrire sans de grandes peines.
En ce temps-là, l’informatique n’existait pas, il fallait corriger les épreuves avec des crayons de couleur. Il fallait faire des lettres, relancer les collaborateurs , obtenir des avis, consulter à nouveau des livres. Il fallait pouvoir marcher, pouvoir écrire.
Anne Gavrel était immobilisée dans un fauteuil, la main droite inactive.
Elle pestait. Elle manquait parfois de patience : son immobilité lui pesait. Mes balourdises lui étaient insupportables.
Entre deux lettres dictées, entre deux pages corrigées, pour se détendre, elle étalait de la main gauche une patience. Son jeu de cartes avait beaucoup servi. Sur l’épaule droite du valet de trèfle, il y avait une vilaine tache. « Une tache de confitures », disait-elle. « de confiture de prunes. Mes enfants n’avaient de respect pour rien.»
Le valet de trèfle s’appelle Lancelot. Lancelot a vu le Graal. Et elle me parlait de Gildas.(4)

Elle disait « Gildas », simplement, comme s’il s’était agi de son fils. C’est pourquoi j’ai beaucoup de mal à imaginer que cet homme ait un nom de famille. Pour un peu, je l’appellerais Gildas Gavrel.

Gildas avait écrit, envoyé cette lettre étrange : « Je veux aller à Déception ».

Déception est un village inaccessible.

La lettre était datée du 24 mai. Nous étions en juillet.
Anne Gavrel téléphonait presque tous les jours à l’office du Québec à Paris. Très vite, l’évidence s’était imposée : Gildas risquait sa vie.
Nous regardions une carte. Les rivières. Peut-on les traverser ? Pire : les zones de marais. Faut-il attendre l’hiver, le gel, les tempêtes de neige ? La boussole est-elle encore fiable, si près du pôle Nord (Anne exagérait ; parfois elle me semblait perdre la tête).
Si Gildas voulait aller à Déception, c’est parce que Ginevra était morte.
(5) Anne me parlait de Ginevra avec des larmes. Gildas, pour elle, était Lancelot. Ginevra, Guenièvre. « Lancelot est une figure du Christ ». Réellement, elle perdait la tête.

Était-ce vraiment la même femme que celle qui avait torturé le cousin qu’elle aimait trop, et aussi l’autre Anne, son homonyme, son double?

(4) Voir DÉCEPTION

(5) Voir GINEVRA

 

Voir COLLECTION DE TCHOUDAKS