LIGNE DE VIE

(Article publié dans Lagban)

Un lecteur me pose une question embarrassante : il est inquiété par l’expression « ligne de vie », dont font usage les chiromanciens. Il me dit l’avoir rencontrée chez un critique qu’il ne nomme pas, à propos de Tolstoï. Le critique féliciterait un biographe de l’écrivain, parce qu’il aurait réussi à « rendre visible sa ligne de vie. » Mon correspondant cache aussi bien le nom du biographe que celui du critique. Mais la chose n’a pas d’importance. Il se rappelle par ailleurs avoir entendu la même expression, dans un contexte analogue, chez un de ses professeurs, dont ni vous ni moi ne saurons jamais rien. Ce n’est pas grave. Car la vraie question, qui me perturbe, est celle-ci : l’expression « ligne de vie » pouvant avoir deux sens différents, en littérature et en chiromancie. laquelle de ces deux expressions est métaphorique ?
À première vue, je dirais : la ligne de la main est une vraie ligne, une ligne comme on en rencontre en géométrie ; la ligne de la vie, de ma vie, de la vôtre, n’existe pas ; on ne la voit pas. C’est un produit de l’imagination.
J’ajouterais ceci : l’emploi en littérature de l’expression qui nous occupe est un emploi possible, compréhensible, mais, il faut le dire, extrêmement rare.  On peut avoir l’impression qu’il a été imaginé à partir du lexique des charlatans.
Il n’en reste pas moins que la métaphore, si métaphore il y a, est tout à fait justifiée, et que l’on aurait pu l’inventer sans passer par le détour sulfureux de la chiromancie. Nous parlons de « la ligne du temps ». Nous pouvons le faire parce que — nous n’en doutons pas — les instants se suivent les uns les autres comme les points sur une droite pour géomètres. On ne vit pas deux instants à la fois. On ne voit jamais revenir un instant passé.
Mais le critique dont nous sommes partis suggère, d’un tour bizarre, qu’un biographe a su « rendre visible » une ligne de vie, en l’occurrence celle de Tolstoï. Le biographe n’a évidemment pas rendu visible chacun des instants de la vie de l’écrivain. Il faut entendre, selon toute vraisemblance, qu’il a su organiser la masse des informations dont il disposait pour en faire non seulement une chronologie, mais une biographie. En fait, il a choisi certains éléments, il en a oublié d’autres. À cette étape de son travail, il avait devant lui une ligne discontinue. Mais ensuite, il a reconstruit, d’une autre manière, la continuité, en montrant qu’un événement pouvait être mis en relation avec un élément antérieur. À côté de la ligne chronologique, il en a tracé une autre, interprétative.
En dehors du monde littéraire, l’occasion est souvent offerte d’écrire une biographie ; quiconque a vécu, prince ou simple artisan, peut prétendre à avoir la sienne. Quand il est question de littérature, le lecteur, et l’écrivain lui-même, ont facilement l’impression qu’une œuvre donnée, publiée à une date donnée, réalisée pendant une période donnée, est l’aboutissement d’un processus qui commence peut-être à l’enfance. Le critique est fondé à rechercher dans les Récits de Sébastopol ce qui annonce Guerre et Paix. Il emploie souvent des métaphores empruntées à la botanique ; il parle de germes, d’éclosion, de floraison, de croissance. Et il donne, par ce moyen, à son récit une apparence de logique. C’est parce qu’il a cru apercevoir un but, un sommet, qui donne sens à tout le reste.
Quand il s’impose le devoir de juger — péché mignon des critiques — il suggère que la ligne souffre de quelques défauts. Il voit une ligne qui, peu à peu, s’élève. Mais il n’aime pas Résurrection. Il aime encore moins tous ces petits traités que Tolstoï écrivait, à la fin de sa vie, sur des questions morales ou religieuses. La ligne s’incurve, se met à descendre. L’image, ici, joue sur la hauteur, dans un plan vertical.
On peut la voir jouer sur un plan horizontal. La ligne est une route qui conduit au chef-d’œuvre. Il arrive qu’elle s’écarte, pense le critique, de ce qui serait sa vraie direction. Tolstoï est trop têtu pour pouvoir ici servir d’exemple. D’autres sont plus souples ; il leur arrive de s’engager dans des voies qui ne leur conviennent pas. Un de mes amis estime que Dickens n’aurait jamais dû s’essayer au roman historique. Sa carrière n’est pas une ligne droite.
La ligne peut présenter des inflexions définitives. L’homme change de religion. Sa pensée politique évolue, il tourne le dos aux camarades avec lesquels il a longtemps milité. Il abandonne la ligne claire du parti, pour s’égarer en traçant une autre ligne, tordue, absurde.
Quand on parle d’une ligne de vie, on invoque, sans peut-être le dire, une simplification, une stylisation. La poussière chaotique se mue en un dessin harmonieux. C’est la ligne mélodique du hautbois qui s’élève au-dessus des clapotis de l’orchestre.
Que de métaphores, dites-vous, toutes aussi imparfaites les unes que les autres ! Chacune d’elles demande à subir la critique, c’est-à-dire la définition de ses limites.
Il reste que je n’envie pas les biographes, s’ils ont en tête le souci de donner une unité à leur récit. Les chiromanciens ont plus de chance ; leurs clients sont moins exigeants ; ils veulent savoir s’il vivront longtemps, et d’une vie sans encombres. C’est qu’ils préfèrent, en général, être eux-mêmes et le rester.

 

Voir

FAUSTA PERANDA ET L’OPÉRA SELON ORPHÉE, autre réflexion sur les problèmes de la biographie.

Voir également LIGNE DE VIE, recueil d'essais, et les textes qui le composent, notamment RUTILIUS ET LE LIVRE

Voir CHRISTOPHE LANGLOIS

LABYRINTHE

 

Voir surtout THÉORÈME DE BUKKLE