SOUTERRAIN

« L’un de ces messieurs de l’ABC, » m’a dit un jour maître Melchior, « citait une phrase qui m’a étonné  : « Rentre en toi-même » ; et il ajoutait : « comme dit le poète ». Je ne sais pas qui est « le poète », mais sa phrase me laisse perplexe. « Rentrer chez soi », évidemment. Mais « rentrer en soi ». Il me semble que les gens de mathématique ont quelque chose à dire là-dessus. »

Nous étions dans son jardin, près de l’érable, face à la fontaine aux glaïeuls jaunes. La nuit tombait.

Il ferma les yeux et se lança dans une improvisation inattendue. À qui parlait-il ? Sans aucun doute pas à moi.



Rentre en toi-même. Prends un flambeau, prends une torche. Tourne le dos au monde extérieur. Engage-toi dans la caverne.
Tu suis un long couloir, qui descend en pente douce. Le sol est égal et tu marches sans crainte. Sur des aspérités du rocher tu vois se refléter la lumière du dehors. Puis ces taches de clarté se font plus rares. Un léger tournant t’en prive peu à peu. La torche faiblit. Le bruit du monde s’éloigne.
C’est une manière de rêve. Tu t’enfonces dans l’obscurité et le silence. Tu laisses derrière toi des présences lointaines. Le lieu est de plus en plus simple. Suis la galerie qui te mène toujours plus profond. Laisse s’éteindre, si tu veux, la torche.
Rentre en toi-même. Descends en toi-même. Sais-tu ce que tu y trouveras ?
J’ai envie de répondre : rien.
Le silence efface tous les mots. Il n’y a plus de paroles. Ne va-t-il pas te sembler que ce que tu crois être, ce que tu saisis comme ton essence, est le simple effet des discours qu’on tient sur toi ? On te parle, on parle de toi, mais ailleurs, à la surface, à la lumière, dans le bruit.
Rentre en toi-même. Tu continues à être, sans aucun doute. Mais tu ne sais plus ce que tu es. Tu as perdu ton nom. Tu n’en as plus besoin.

C’est le nom qui te rattachait à ce qui s’agite là-haut. D’autres l’ont prononcé. Tu ne les entends plus. Tu ne les comprends plus.

Peut-être as-tu perdu, en même temps, ton visage.

 

Il rouvrit les yeux, me regarda en souriant, comme s’il devait s’étonner que je sois là. Il poursuivit.

Ce nom était là-haut pour toi une menace. Il te fixait dans un réseau de relations. Il te distinguait de tes frères.

Et pourtant il tendait à n’avoir pas de sens. Le vrai nom propre est dépourvu de sens.

Si tu rentres en toi-même, si tu descends au fond du souterrain de l’initiation, tu trouveras l’image d'un non-sens. Et tu comprendras que la mort n’est en relation avec rien que tu puisses nommer.

 

Après un long silence, il sembla revenir au monde. Sur le ton le plus simple, il me dit — et cette fois il s’adressait vraiment à moi :

 

Il y a des noms absurdes, et dont l’origine reste à jamais obscure. Ce sont des cris, tout juste capables de dire : « Je ne suis pas lui. » D’autres font semblant de suggérer des relations possibles. « Philippe » veut dire « qui aime les chevaux ». « Christophe » se traduit pas « qui porte le Christ ». Il n’y a pas de raison de me l’appliquer.

— Vous êtes aussi maître Melchior. Et dans « Melchior », il y a « Malek », qui est « roi ».

— Je suis aussi Monsieur Langlois. Ai-je l’air d’un Engliche moyenâgeux?

 

Il alla chercher, dans la cuisine, la cruche de carcadet.

 

Voir

INHUMATION

LAÂ

HIÉROPHONÈMES

MÉDITATION

Voir aussi, par contraste

THÉORÈME DE BUKKLE