LAÂ

(Article publié dans Lagban)

Des lecteurs m’écrivent pour me demander quand et comment les humains ont appris à parler. Je ne sais pas si cette question aura jamais une réponse. Tout ce que je peux proposer aujourd’hui, c’est une espèce de conte.
Imaginez une femme, vaguement vêtue d’une peau d’ours. Une peau d’ours et rien d’autre. Elle en est assez fière. C’est elle qui a tué l’animal et qui l’a dépouillé sans rien déchirer.
Sur le front elle a une énorme cicatrice. L’ours n’y est pour rien. La femme, en courant la nuit dans la forêt, s’est heurtée au moignon d’une branche cassée. Elle a beaucoup saigné. Elle a failli mourir. Sait-elle qu’elle a failli mourir ? Peut-être, mais elle ne le dit pas. Elle ne sait pas parler. Dans sa tribu, personne ne sait parler. On geint, on grogne, on hurle. On ne parle pas.
Dans la tribu, on distingue une belle fille ; elle est plus grande que les autres. Elle porte un collier de coquillages qu’elle a fabriqué elle-même. On l’admire. Elle a souvent l’air malheureux. À ces moments-là, elle pousse un cri particulier, un cri très doux. La voix traîne. On entend quelque chose comme : « laâ ». Elle répète : « laâ, laâ ». C’est sa manière à elle de geindre, de grogner.
Un jour, pendant une chasse, elle disparaît. On est surpris, inquiet, de ne pas l’avoir vue revenir. Des hommes l’ont cherchée, ont poussé des cris dans la forêt. Elle n’a pas répondu. Tout le monde a compris : on ne la reverra plus. Mais personne ne dit rien : personne ne sait parler.
Des jours passent. Combien ? On ne peut pas le dire ; on ne sait pas compter.
Un soir, toute la tribu est réunie autour d’un feu, près de la caverne. À quelque distance, la femme à la cicatrice fait le guet.
Et soudain elle se précipite vers les autres. Et elle crie : « laâ, laâ ! » On se lève, on regarde. De fait, la belle fille au collier est là ; elle s’approche ; elle a l’air épuisée. On lui donne à boire, on la caresse, on rit.
La femme à la cicatrice vient d’inventer le nom propre. Elle ne le sait pas.
Elle mériterait des statues, comme Galilée, comme Einstein. Elle n’aura jamais de statue, pas plus que celle qui, longtemps avant, a maîtrisé le feu ; pas plus que celle qui, longtemps après, va construire une roue.
Laâ sourit. Elle ne dit pas comment elle s’est perdue, quels dangers elle a courus, comment elle a retrouvé son chemin. Elle ne le dit pas. Comment le dirait-elle ?
Les autres l’entourent, posent la main sur ses bras, sur son dos, sur ses jambes. Ils disent : « laâ, laâ, laâ ! » Ils rient, et ils pleurent aussi, en même temps.
Un jeune homme s’est approché. Il la baise sur les lèvres. Il la serre dans ses bras. Elle a l’air heureuse. Elle lui donne son collier.
Des jours passent. Combien ?
Le jeune homme au collier revient de la source. Il marche dans la forêt. Une femme s’est cachée derrière un arbre. Quand il passe près d’elle, elle s’élance, le prend par le cou, essaie de le renverser. Il se débat. Il lui arrache une oreille. Il lui donne un coup de genou dans le ventre. Elle se plie en deux. Elle hurle. Il la jette par terre. Il dit « laât ! » Elle s’enfuit.
Il a inventé la dérivation.
Depuis, quand elle le voit passer près du feu, la femme dit : « laât. »
Il y a dans la tribu une fille qui sait tresser des nattes de jonc. Un jour, elle marche dans la forêt ; tout en marchant elle travaille à une longue tresse. Elle s’aperçoit soudain que quelqu’un la suit. C’est un gentil garçon, qui n’a pas de nom, pas plus qu’elle. Elle se retourne. Ils sont à deux pas l’un de l’autre. Il est tout rose ; elle aussi. Il s’approche ; il hésite. Et elle, elle reste plantée là, debout, avec sa tresse à la main.
Alors il dit : « laâlaât ».
Elle fait un pas. Elle le prend dans ses bras. La tresse devient une ceinture qui les attache l’un à l’autre.
Qu’a-t-il inventé ? Le verbe ? La comparaison ? L’identification ? La syntaxe ?

Voilà mon histoire. Elle n’est pas vraie. Une chose est sûre pourtant : il s’écoulera bien des années avant que quelqu’un se trouve en mesure de dire quelque chose d’aussi simple que : « ils se marièrent et ils eurent beaucoup d’enfants ».

 

VOÏ

Des lecteurs m’écrivent pour me demander quand et comment les humains ont appris à parler. Je ne sais pas si cette question aura jamais une réponse. Tout ce que je peux proposer aujourd’hui, c’est une espèce de conte.
Imaginez un homme, vaguement vêtu d’une peau d’ours. Une peau d’ours et rien d’autre. Il en est assez fier. C’est lui qui a tué l’animal et qui l’a dépouillé sans rien déchirer.
Sur le front il a une énorme cicatrice. L’ours n’y est pour rien. L’homme, en courant la nuit dans la forêt, s’est heurté au moignon d’une branche cassée. Il a beaucoup saigné. Il a failli mourir. Sait-il qu’il a failli mourir ? Peut-être, mais il ne le dit pas. Il ne sait pas parler. Dans sa tribu, personne ne sait parler. On geint, on grogne, on hurle. On ne parle pas.
Dans la tribu, on distingue un beau garçon ; il est plus grand que les autres. Il porte un collier de coquillages qu’il a fabriqué lui-même. On l’admire. Il a souvent l’air malheureux. À ces moments-là, il pousse un cri particulier, un cri très doux. La voix traîne. On entend quelque chose comme : « voï ». Il répète : « voï, voï. » C’est sa manière à lui de geindre, de grogner.
Un jour, pendant une chasse, il disparaît. On est surpris, inquiet, de ne pas l’avoir vu revenir. Des hommes l’ont cherché, ont poussé des cris dans la forêt. Il n’a pas répondu. Tout le monde a compris : on ne le reverra plus. Mais personne ne dit rien : personne ne sait parler.
Des jours passent. Combien ? On ne peut pas le dire ; on ne sait pas compter.
Un soir, toute la tribu est réunie autour d’un feu, près de la caverne. À quelque distance, l’homme à la cicatrice fait le guet.
Et soudain il se précipite vers les autres. Et il crie : « voï, voï ! » On se lève, on regarde. De fait, le beau jeune homme au collier est là ; il s’approche ; il a l’air épuisé. On lui donne à boire, on le caresse, on rit.
L’homme à la cicatrice vient d’inventer le nom propre. Il ne le sait pas.
Il mériterait des statues, comme Galilée, comme Einstein. Il n’aura jamais de statue, pas plus que celui qui, longtemps avant, a maîtrisé le feu ; pas plus que celui qui, longtemps après, va construire une roue.
Voï sourit. Il ne dit pas comment il s’est perdu, quels dangers il a courus, comment il a retrouvé son chemin. Il ne le dit pas. Comment le dirait-il ?
Les autres l’entourent, posent la main sur ses bras, sur son dos, sur ses jambes. Ils disent : « voï, voï, voï ! » Ils rient et ils pleurent en même temps.
Une jeune fille s’est approchée. Elle le baise sur les lèvres. Elle le serre dans ses bras. Il a l’air heureux. Il lui donne son collier.
Des jours passent. Combien ?
La jeune fille au collier revient de la source. Elle marche dans la forêt. Un homme s’est caché derrière un arbre. Quand elle passe près de lui, il s’élance, la prend par le cou, essaie de la renverser. Elle se débat. Elle lui arrache une oreille. Elle lui donne un coup de genou dans le ventre. Il se plie en deux. Il hurle. Elle le jette par terre. Elle dit « voya ! » Il s’enfuit.
Elle a inventé la dérivation.
Depuis, quand il la voit passer près du feu, l’homme dit : « Voya. »
Il y a dans la tribu un garçon qui sait tresser des nattes de jonc. Un jour, il marche dans la forêt ; tout en marchant il travaille à une longue tresse. Il s’aperçoit soudain que quelqu’un le suit. C’est une jolie fille, qui n’a pas de nom, pas plus que lui. Il se retourne. Ils sont à deux pas l’un de l’autre. Elle est toute rose ; lui aussi. Elle s’approche ; elle hésite. Et lui, il reste planté là, debout, avec sa tresse à la main.
Alors elle dit : « voyavoï. »
Il fait un pas. Il la prend dans ses bras. La tresse devient une ceinture qui les attache l’un à l’autre.
Qu’a-t-elle inventé ? Le verbe ? La comparaison ? L’identification ? La syntaxe ?

Voilà mon histoire. Elle n’est pas vraie. Une chose est sûre pourtant : il s’écoulera bien des années avant que quelqu’un se trouve en mesure de dire quelque chose d’aussi simple que : « ils se marièrent et ils eurent beaucoup d’enfants ».

 

NOTE DU TRADUCTEUR

Le lecteur remarquera facilement que « Voï  » est une variante de « Laâ », à moins que « Laâ » ne soit une variante de « Voï  ». Les deux articles ont paru dans le même numéro de Lagban (octobre 1977). Dans ce numéro les textes étaient rangés par ordre alphabétique. « Laâ » venait juste après une recette de cuisine (« Koulybiaks de toute espèce »), que précédait une notice d’histoire littéraire (« Joukovski, poète de l’espérance »). Suivait une étude de caractère philosophique(« Lénine et le chamanisme »).
Cette manière de faire n’était pas habituelle dans Lagban. Une note de la direction, sur la première page, laissait entendre qu’on avait eu des raisons contraignantes de recourir à l’ordre alphabétique, tout conventionnel et partant dépourvu de signification.
Il n’est pas interdit de penser que les deux articles de Béloroukov avaient pesé dans la décision : on voulait éviter un inconvénient. Si l’ordre avait paru significatif, et non fortuit, certains auraient pu croire qu’on proclamait la supériorité des semblables de Laâ sur les analogues de Voï, ou l’inverse. Or l’inverse eût été encore plus fâcheux, en ce temps-là.

 

Voir LAGBAN

On pourrait trouver un écho de ces contes dans

SOUTERRAIN

INTERJECTION