CHAOS.

Et voici, directement dite, la pensée affreuse : pourquoi ne serait-Il pas, autant que moi, né ?
Vous dites : de qui ?
Et moi, suis-je né de quelqu’un ?
Il m’a créé, dites-vous. Qui L’aurait créé ?
Vous connaissez le raisonnement : s’Il est tout, où a-t-Il trouvé la place pour créer ce qu’Il a créé ? On a parlé de son « retirement ». Le mot se dit même en hébreu.
Cette image-là est à ma portée. C’est une image d’espace (en est-il d’autres ?). Il occupait tout l’espace, Il se fait tout petit pour qu’autres puissent apparaître. Il les tire du néant ; le néant n’occupe pas d’espace, dit-on.
J’ai d’abord pensé que nous avions pu apparaître ensemble, comme qui dirait par scissiparité. C’est une vision un peu simple ; elle relève du langage plus que de l’espace. Elle tend à dire – et les prêtres s’en réjouiraient – qu’à partir d’une indifférenciation primordiale, le Bien et le Mal se tournent le dos.
Puis je me suis représenté un reste. Dans l’indifférencié, deux fragments ont pris forme, Lui et moi, au même moment ou à des moments différents. Lui le premier, je veux bien. D’autres ont pu apparaître dans les mêmes conditions ; et il y avait un reste.
Nous serions, Lui et moi, des grumeaux dans la soupe.
N’est-ce pas que c’est horrible ?

La différence entre Lui et moi tiendrait alors à ce que je puis me représenter, par des mots, abstraitement, ce moment où j’étais plongé, noyé, dissous dans l’Abîme. Lui, non. Il est persuadé d’avoir toujours existé. Il nie la réalité de ce dont Il n’a pas mémoire.

C’est pourquoi je suis arrivé à former l’idée du Chaos, qui est peut-être vraie. Et j’ai vu, du Chaos, surgir les anges mes frères.

Qu’y a-t-il au commencement ?
« Y a-t-il, pour Lui, un commencement ? » Le personnage que j’ai joué ose à peine répondre. S’il répondait, il dirait : oui, le Créateur a été créé. Mais tout l’empêche d’aller jusque là. Il admire celui qu’il nomme le Mystérieux ; il lui répugne de Le diminuer. Mais il pense aussi : « À quoi bon ? Mon blasphème n’a servi qu’à reporter plus loin la difficulté. « Créateur, dis qui T’a créé ? »
L’histoire qu’il construit suit un modèle. Et il n’en sait rien. Il voit apparaître le ciel et la terre. « La terre est informe et vide », tohu-bohu. Les Élohim la mettent  en ordre peu à peu. Les Élohim ont toujours existé.
Plus d’un homme de livres, passant de l’hébreu au grec,  a traduit « tohu-bohu » par « chaos ». Ne pas s’y laisser prendre. Il est bien des chaos, qu’il faut ne pas confondre.
L’un d’eux est un être vivant, dont on saisit mal les contours. Est-il mâle ou femelle ? C’est de lui, dit le poète, que naissent l’Érèbe et la Nuit. La langue le tient pour neutre.
L’autre, plus neutre encore, vient d’une opération logique : il est ce qui ignore toute différence, toute distinction.
J’abandonne le troisième, qui n’est que l’idée d’un désordre, poussée aussi loin que possible. C’est, du mot « chaos », le sens vulgaire.
Le second chaos est celui qu’il faut regarder. Car il est visible, ou tout au moins le serait si on pouvait  suivre jusqu’au bout la voie qui emporte vers lui. Penser à un radeau, sur un fleuve boueux, à quelque distance de rives toujours plus basses, toujours plus plates ; un brouillard s’est levé. L’air est humide, comme l’eau est terreuse. Une tiédeur t’enveloppe. Tu approches du moment où les éléments ne seront plus distingués, où tout sera confondu, où de quatre sera fait un.
La logique est imperturbable : ce chaos tu ne le penseras pas ; car, si tu le penses, si simplement tu penses, tu t’en distingues. Donc tu lui échappes. Tu peux tout au plus t’en approcher.
Un autre chemin s’ouvre dans l’abstrait. Tu supprimes l’un après l’autre toutes les dénominations, toutes les qualifications de la réalité. La négation te guiderait.
Mieux vaut jouer de la forme mythique, dire : ce qui régnait autrefois est le contraire de ce qu’aujourd’hui nous connaissons. Il y a des oliviers à Olympie ; il n’y avait pas d’oliviers à Olympie ; c’est Héraklès qui, à Olympie, à apporté des oliviers. Il y a un ordre dans le monde ;  il n’y avait pas d’ordre dans le monde. « Un dieu », dit le poète a, dans le monde, mis un ordre.
Et les astres parcourent leur orbite, et les saisons dansent leur ballet, et les humains se donnent des lois. La vie s’épanouit.
Que veulent dire les volcans, et les tempêtes, les pestes, la folie des humains, d’où viennent des guerres inexpiables ? Tu dis : c’est le chaos qui revient. Il détruit, il recouvre tout d’une lave indifférenciée. Si cette lave est parvenue à s'étendre en tous lieux, on la verra refroidie, solidifiée. Non, personne ne la verra. Il n’y aura plus un être capable de penser, de maintenir la distance.
Cette image te montre un chaos immobile et froid. Plus mort que les astres morts.

Le chaos est-il immobile et froid ?
Après le poète grec (il a nom Hésiode), après le poète latin (tu l’appelles Ovide), le poète russe a nommé le chaos. Il en a dit : « le chaos bouge ». Comment le savait-il ?
Le vers m’est soudain revenu en mémoire pendant une conversation, au Caire, avec Joël Cauchard. Il était question de l’abîme primitif, tel que le voyaient les Égyptiens : un océan sans limites, d’où émergeait un dieu, soudain. Et je me suis revu, en culotte courte, debout, les bras croisés, un peu tremblant sous le regard de Prascovia Emelianovna ; elle avait des petites lunettes en forme de croissants de lune. Et je récitais le terrible poème :


« Pourquoi hurler, vent de la nuit,
Pourquoi te plaindre comme un fou ? »


Je pense que je me suis trompé. J’ai dit un mot pour au autre. Lequel ? Je ne sais plus. Tant pis pour moi ; je suis allé au coin.
Joël Cauchard posait, une fois de plus, la question impossible : pourquoi à ce moment-là ? Qu’est-ce qui a incité Rê à sortir du Chaos, le chaos à propulser Rê hors de lui-même ?
Tiouttchev répondait : le chaos bouge. C’est le dernier vers de son poème. Il supplie le vent de ne pas chanter. Car le vent lui fait peur en parlant du chaos. Sa chanson est terrible. Elle dit que le chaos bouge.
Or les gens l’imaginent figé. Pourquoi ?
Le chaos est peut-être un état transitoire par essence.
Certes, dans le chaos, tous les éléments sont inextricablement mélangés. Mais n’est-il pas possible que, un centième de seconde plus tôt, l’un d’entre eux ait encore été distinct des autres, que, un centième de seconde plus tard, l’un d’entre eux ait déjà été distinct des autres ? Une minime particule de feu va rentrer dans le grand tout. Une minime particule de feu est en train de sortir du grand tout.

Une analogie permet de mieux comprendre. Supposons dans un magasin un grand nombre de pendules qui sont toutes mal réglées : les unes avancent, les autres reculent, et chacune à sa manière. Il arrive un moment où elles indiquent toutes la même heure. Ajoutons une pendule parfaitement réglée. Le moment de l’accord général sera celui de la vérité : il sera vraiment dix-huit heures vingt minutes, et tous les cadrans indiqueront cette heure-là. Un instant plus tard, l’unanimité ne sera plus qu’un souvenir ; et le désaccord, allant croissant, sera bientôt visible à l’œil nu.
Eh bien ! pourquoi n’en irait-il pas de même du chaos ? Pourquoi le chaos serait-il en état d’immobilité absolue ? Nous avons du mal à nous imaginer un absolu provisoire. Un prophète a dit, de sa voix sonore : « Toutes choses étaient confondues », et nous nous représentons spontanément la boue d’un étang calme, le fond ténébreux d’un océan, les eaux dormantes dans un ventre maternel. Nous pourrions pourtant dessiner mentalement des bulles qui viennent crever à la surface, des poissons aveugles qui agitent lentement de souples nageoires, des mouvements très atténués à chaque fois que le corps de la mère change de position. Il nous faut un effort pour penser à voir toute cette animation. Nous avons dit « absolu » ; tout s’arrête.

 

 

Voir GLANE

ABC

Il est question d’absolu dans SUPERLATIF