SUPERLATIF

(Article publié dans Lagban)

Un lecteur m’écrit pour me demander de l’éclairer sur un point de grammaire. En étudiant l’italien, tout seul, avec un petit manuel, il est tombé sur deux expressions qui l’étonnent : « superlatif relatif », « superlatif absolu ». Pourquoi ces expressions ne sont-elles pas employées dans les grammaires russes ?
Je suis, à mon grand regret, hors d’état de répondre à cette question. Il m’arrive parfois de rester sans voix devant les manies des pédagogues. Celle-ci n’est pas bien grave. Car, en fait, tout le monde comprend qu’il n’y a pas toujours une limite. Le champion du monde d’haltérophilie est l’homme le plus fort du monde, au moins dans son domaine. Il est le plus fort par rapport à tous les haltérophiles, relativement à eux. Il est la limite. Superlatif relatif donc.
Mais si je dis qu’il est très fort, extrêmement fort, inimaginablement fort, je laisse tomber toute comparaison avec les autres. Donc je ne m’intéresse pas à savoir s’il est ou non la limite.
Plus clair, peut-être. Je peux dire « un nombre très grand ». Les petits enfants demandent : « si je compte un, deux, trois, etc. quand est-ce que je vais m’arrêter? »  Nous répondons : «  Jamais ». Il n’y a pas de nombre qui soit plus grand que les autres. Il n'y a pas de limite.
Tout cela va de soi ; et nos bons pédagogues russes ont sans doute raison de ne pas nous farcir la tête inutilement avec des mots de trente-sept syllabes.
Le mot « absolu » voudrait simplement dire que celui qui parle ne tient pas à savoir s’il existe une limite. Je vous dis que Dimitri est très fort. Y a-t-il plus fort que lui ? Je ne veux pas le savoir.
Cette réponse banale méritait-elle un article ? Non, sans doute. Mais la question posée amenait mon lecteur à en formuler deux autres, plus retorses : « tout-puissant » est-il un superlatif ? « tout-puissant » a-t-il un superlatif ?
Dans un régime politique heureusement disparu, les gens avaient peur du gouverneur, parce qu’il était tout-puissant. Il était libre, comme on sait, de leur faire donner le knout parce que l’envie lui en était venue. Mais le tsar était plus puissant que le gouverneur. Rien, en principe, ne l’aurait empêché de faire donner le knout au gouverneur.
Première remarque, remarque de linguiste : le gouverneur n’est pas vraiment tout puissant. Cette qualification lui est concédée par hyperbole. Il n’est en fait que relativement tout-puissant. Mais cette expression comporte une contradiction dans les termes. Si quelqu’un était tout-puissant, dans un emploi strict de la langue, sans clowneries rhétoriques, il pourrait tout, absolument tout. Donc, par lui-même, l’adjectif « tout-puissant » est un superlatif, et  même un superlatif absolu.
Qu’en est-il du tsar. Était-il ou non tout-puissant ? Le lui disait-on pour lui faire plaisir ? Je crois qu’on hésitait. Le mot était réservé à Dieu. Mais peut-être une maîtresse, dans un moment de tendresse…
Le vrai problème est là : on se représente une échelle, qui monte au ciel, qui se perd dans les nuages ; y a-t-il un dernier barreau ? Y a-t-il un nombre qui soit plus grand que tous les autres ?
Il paraît qu’en arabe, les grammairiens ne distinguent pas le superlatif relatif du superlatif absolu, et que même ce que nous appelons comparatif et ce que nous appelons superlatif sont réalisés par une même forme. À qui se fier ?

 

Note du traducteur.
Cet article est de traduction malaisée, à cause de ses aspects techniques. Ce que Béloroukov ne sait pas, ou tout au moins ce qu’il ne savait pas quand il l’a rédigé, c’est que les grammairiens occidentaux n’arrivent pas à se débarrasser de la grammaire latine, qui leur colle aux chausses. Ils se croient obligés d’expliquer pourquoi « maximus » se traduit tantôt par « très grand » et tantôt par « le plus grand ». Les Russes échappent plus facilement à cette obligation.

 

Voir

HYPERBOLE

FUITE DES ROIS