STÈLE


J’ai rencontré Joël Cauchard au Caire, où j’ai passé quelques mois pour les affaires de mon Mécène. Je voyais alors surtout des gens d’argent. Quand j’arrivais à me libérer, j’allais visiter des musées ou des temples. J’ai passé pas mal de temps dans un quartier inconnu d’Héliopolis, où subsistent quelques ruines du grand sanctuaire. Il me fallait me persuader que flottait encore, entre les maisons poussiéreuses, quelque chose de la pensée des grands prêtres. Les touristes n’y mettent jamais les pieds.
J’allais aussi, avec leur foule, au Musée. Pourquoi ai-je été attiré par la stèle de restauration ? Couverte d’écritures, — entendez : de hiéroglyphes, — elle n’a rien qui séduise le profane.
C’est un grand morceau de grès rose, défiguré par quelques trous. Je me figure qu’on l’a utilisée comme paroi dans une maison ou dans une étable, qu’on y a ménagé des cavités pour y introduire le bout de poutres ou de planches, qui pourraient avoir formé une barrière. D’autres prétendent qu’un vandale a voulu briser la pierre et que, dans ces trous qu’il avait creusés, il envisageait de placer des pièces de bois qu’il aurait fait gonfler en les mouillant abondamment. Choisissez l’hypothèse qui vous  convient : de toute façon, on devine qu’il y a eu méfait, et méfait de stupide sauvage.
Méfait comparable à celui qu’elle raconte. Un pharaon avait prétendu effacer tous les dieux du pays au profit d’un seul.
Nous ne pouvons plus guère comprendre ce qu’il avait en tête. On en fait aujourd’hui le premier des monothéistes ; on lui attribue sans hésiter un mode de pensée qui nous est familier, — que nous soyons ou non croyants, — et dont il n’avait peut-être aucune idée.
Un point demeure : sur son ordre il est arrivé qu’on martèle sur des pierres, dans des temples, le nom d’Amon. Il paraît que ce nom veut dire « caché ». Amon est un dieu mystérieux.
Le pharaon s’appelait Amenhotep  (les Grecs l’avaient déguisé en  « Aménophis »). Autant dire « serviteur d’Amon ». Il a rejeté le mot. Il a préféré « Akhénaton », qui le voue à un autre dieu, Aton, le plus grand, selon lui, peut-être le seul, ou encore (mais sommes-nous sûrs de pouvoir comprendre ?) celui qui contient en lui-même tous les autres.
Ce sont là choses bien connues, bien que toujours insaisissables.
La stèle répète sur tous les tons que, sous ce roi, la détresse régnait en Égypte : les dieux s’étaient enfuis. « Les temples de dieux et des déesses étaient sur le point de tomber en ruine… C’est dans le chaos que le pays se trouvait.  » Toutankhamon, heureusement, fils d’Akhénaton, avait rétabli les cultes anciens.
J’avais lu la traduction de ce texte un peu bavard ; il m’était impossible de savoir, — telle est mon ignorance, — où les mots de nos langues modernes rencontraient les petites images à demi effacées.
Ce jour-là, un autre visiteur s’était arrêté devant la stèle. Nous étions comme deux statues rituelles, deux officiants. Assez semblables l’un à l’autre : deux hommes déjà en train de vieillir, cheveux de plus en plus gris, stature un peu voûtée. Vêtus par analogie : chemisette écrue, pantalon blanc, sandales. Ce qui convient à un Européen au cœur de l’été cairote.
Nous étions là depuis longtemps, devant cette écriture opaque. Depuis trop longtemps. Habituellement les visiteurs passent en jetant à peine un regard.
« Pardon ! Pouvez-vous me montrer où il est dit que les dieux ont fui ? »
Je le jure : de Joël Cauchard ou de moi, je ne sais pas lequel a posé la question. Peut-être avons-nous parlé ensemble. L’équivoque a duré quelque temps.
Et puis il nous a bien fallu l’avouer. Malgré nos airs graves et contemplatifs, nous étions ignorants autant  l’un que l’autre ; chacun de nous avait pris l’autre pour un expert.
Nous avons fini par en rire. Il y avait là du cocasse. Et nous sommes allés dîner dans une guinguette sur les bords du Nil.
Il y avait du cocasse. Mais aussi du tragique. Joël Cauchard avait à peine déplié sa serviette qu’il se prit à lamenter le sort de Toutankhamon. Et soudain il m’a ému.
« Il est mort jeune, très jeune. Moins de vingt ans. Ils l’ont peut-être assassiné.
— Croyez-vous ?
— Je ne sais pas. On le dit. Mais il y a pire.
— Pire ?
— Ils ont voulu voir en lui un enfant sans ressort, que l’on mène en lisière. Une figure de rhétorique met en contraste la richesse de son tombeau et la pauvreté de ses idées propres. Cela ne les empêche pas de déclarer immédiatement après que cette richesse est de pacotille. »
J’admirais in petto comme Joël Cauchard confondait dans une même réprobation les ministres qui avaient, dit-on, forcé la main du jeune roi, et les savants qui ne sauraient parler de lui sans une certaine commisération. Pour faire bonne mesure, dans cette troupe réprouvée, il introduisait les demi-savants qui vendent de l’histoire mollement romancée.
« Pourquoi n’aurait-il pas respecté Amon, celui qui est caché ? Inversement, pourquoi n’aurait-il pas souffert de devoir condamner tout ce que son père avait fait ? »
Sa soudaine amitié pour un jeune homme calomnié, Joël Cauchard se promettait d’y rester longtemps fidèle. Rentré à Paris, il apprendrait l’égyptien des temps passés, il dessinerait des hiéroglyphes. Il reviendrait capable de savoir à quel endroit, sur la pierre rose, il était dit que les dieux s’étaient réfugiés dans le mutisme.
Les professeurs ne lui reprocheraient peut-être pas d’ignorer le grec et de n’avoir jamais bien su le latin.
« Je suis comptable ; il y a bien longtemps que j’ai rompu avec Virgile, que j’ai d’ailleurs fréquenté sans fruit. J’étais un élève des plus médiocres.
— Les pharaons, autant que je sache, tenaient vos collègues en haute estime. Un empire court à sa ruine si sa comptabilité n’est pas bien faite.
— Un empire court à sa ruine quand il commence à effacer les noms des dieux. Mais il n’est pas mauvais que les registres soient en ordre. »
Il fit l’éloge de son patron. L’entreprise était saine. Des dimensions modestes. Des ouvriers fidèles. Des clients satisfaits. Un souci très modéré de s’étendre.
« M. Bontempi est un homme sage. »
Bontempi, plomberie, chauffage, électricité, 91 bis rue Croulebarbe.
Le nom me disait quelque chose.

 

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JOËL AU COLLÈGE

AKHÉNATON

JE LIS BONTEMPI DANS LE TRAIN