PRASCOVIA ET LES DIEUX

Les cours d’histoire des religions ou, comme nous le disions tous, les cours d’athéisme étaient-ils au programme de l’école moyenne, ou fallait-il attendre l’université pour bénéficier de leurs lumières ? Il ne m’en souvient plus.
Prascovia Émélianovna s’estimait tenue par devoir à en délivrer le plus tôt possible. J’en ai donc été abreuvé.
Le titre « histoire des religions » n’était pas usurpé. Évidemment, c’est le christianisme qui représentait l’adversaire. Mais, pour le combattre, on disposait d’une arme efficace, et pittoresque. Il suffisait de montrer que ses dogmes, ses rituels, ses pratiques quotidiennes se retrouvaient en mille lieux, à toutes les époques, dans des paysages déconcertants. Tout le monde jeûne, tout le monde édifie des autels, tout le monde donne à la divinité une forme visible et vivante, qu’il s’agisse d’un visage humain ou d’un mufle bestial. Il faut donc qu’un manuel bien fait offre à la vue des illustrations. Il n’est pas mauvais que les élèves s’exercent à reproduire ces illustrations. L’opium du peuple se ramène à des dessins puérils. Telle était, peut-être, la pensée de Prascovia Émélianovna, qui m’aurait donc mené, sans l’avoir prémédité, à l’école des beaux-arts.
J’ai dessiné des trinités sans nombre. J’ai dessiné, mais rarement, un vieillard, un homme jeune et une colombe. Il y avait bien d’autres variantes : trois hommes, trois femmes, une sœur et deux frères, un couple et un fils ou une fille…
À un certain moment, je me suis demandé pourquoi se retrouvait partout le nombre trois, pourquoi il l’emportait largement sur les autres. J’ai fini par oser poser la question, respectueusement. Prascovia Émélianovna ne m’a pas répondu tout de suite. Elle avait besoin d’un délai pour se documenter. C’était une femme sérieuse, exigeante, et c’est pourquoi je pense à elle avec reconnaissance. L’explication est venue quinze jours plus tard : les humains n’ont pas toujours su compter ; ils ne s’étaient pas aperçu qu’ils avaient dix doigts ; dans certaines langues très primitives, on dit : « un, deux, beaucoup ». Les gens qui parlent cette langue, au Brésil, s’appellent les Pirahans ; ils sont quelques centaines.
Quand on ne sait pas compter, quand on dit « un, deux, beaucoup », on éprouve une crainte admirative devant ce qui dépasse le deux.
C’est pourquoi, au long des rivières, ou près des sources, on devine la présence de trois femmes, de trois mères, toutes semblables, à qui on apporte des fleurs. C’est pourquoi, avant l’Islam, on honorait à La Mecque, dans le temple cubique et noir, trois filles aux noms enchanteurs (je n’ai jamais osé faire leur portrait).
Je ne sais pas où Prascovia Émélianovna avait puisé ses récentes connaissances ; je ne sais pas si elle avait raison. Je me rappelle avoir fait attention ce jour-là à une expression chère aux mathématiciens, et à bien d’autres : « deux ou plusieurs ». Pourquoi mettre deux à part ? Comptons-nous toujours comme les Pirahans : « un, deux, beaucoup » ?
Prascovia Émélianovna fit bénéficier toute la classe de son nouveau savoir. Trois jours plus tard, elle procéda à une récitation écrite. Je fus puni, et justement, pour avoir écrit non « Pirahans », mais « piranhas ».

 

 

Note du traducteur.
On sait que le nom de Prascovia, qui vient du grec, désigne le vendredi et notamment le Vendredi Saint ; Prascovia, ou Parascève est féminin. Peut-on qualifier d’allégorie cette sainte toute humaine et fort respectée, dont le nom désigne une abstraction  ? Que dire alors d’Anastasie, qui signifie « résurrection » ?

 

Voir MULTIPLICATION DES TRINITÉS

 

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