MULTIPLICATION DES TRINITÉS


Il y a très longtemps, je rédigeais dans un journal de province une petite chronique sans prétention, où il était surtout question de langue. Les lecteurs m’écrivaient, me faisaient part de leurs inquiétudes. Ils abordaient les sujets les plus divers : orthographe, grammaire, sémantique… L’un d’eux un jour m’a demandé comment se répartissaient les emplois de deux mots proches : troïtsa et troïka. (1) En fait, il avait l’air d’en savoir plus long qu’il ne voulait bien le montrer. De cette modeste question de vocabulaire, il glissait vers des observations plus ambitieuses. Comment se faisait-il que, dans les religions polythéistes, les divinités se groupent si souvent par ensembles de trois ou, si l’on préfère, par trinités ?
J’admire, soit dit en passant, que, à des fins de propagande antireligieuse, les autorités académiques aient, en Union soviétique, si bien favorisé l’enseignement de l’histoire des religions — les étudiants parlaient non sans raison de « cours d’athéisme » — que le grand public avait acquis, dans ce domaine, une assez étonnante culture.
C’était le cas de mon lecteur, qui m’écrivait en substance : « Pour éradiquer la conception chrétienne du monde, qui a si longtemps dominé en Russie, il a fallu montrer que le dogme de la Trinité, dogme fondamental, n’avait rien de véritablement original. Il existe des trinités dans le plus grand nombre des religions constituées, le judaïsme et l’islam étant évidemment à part. Les savants ont procédé à de vastes enquêtes dont ils ont mis les résultats à la portée de tous. L’entreprise, menée avec succès, a produit cependant une étrange conséquence. Une idée nouvelle est apparue, qu’on pourrait formuler ainsi : puisque la trinité est partout, le dogme chrétien a beau relever de la faribole, les schémas de pensée qu’il utilise sont peut-être naturels. Spontanément les hommes estimeraient que les dieux vont par trois. »
Et il m’invitait à considérer cette autre superstition : dans nombre de civilisations, on admet  comme évident que le côté gauche est funeste, et que la droite apporte le bonheur. Proposition dénuée de sens, mais qui reste ancrée dans les cervelles. Proposition qui nous paraît tout à fait compréhensible, même si nous nous gardons d’y croire. N’en allait-il pas de même avec l’idée de trinité ?
Comme pour m’épargner d’avoir à consulter les ouvrages des spécialistes ; il me donnait une liste. Le monde entier était convoqué, de l’Égypte ancienne à la Chine, sans oublier l’Amérique précolombienne. On rencontre, il est vrai, des divinités groupées par deux, par sept, par douze… Mais le nombre trois l’emporte, et de loin.
J’ai répondu brièvement, en me bornant au problème de vocabulaire, qui est simple. (2) J’ai préféré me taire sur le chapitre des dieux. Je pouvais avoir affaire à un provocateur. Et je préférais ne pas attirer l’attention des censeurs. Je connaissais trop bien ceux du district. Ils étaient trois, pas malins,  et féroces.

Notes du traducteur.

(1) Le mot « troïka » (тройка) est bien connu du public français. On sait qu’il désigne une manière d’atteler les chevaux, mais qu’il est susceptible d’extensions métaphoriques diverses. Après la mort de Staline, trois dirigeants ont, pour lui succéder, formé une « troïka » : Beria, Malenkov, Molotov. Il y a eu dans l’histoire russe bien d’autres occasions d’employer le mot.
Le mot « troïtsa » (Троица) appartient à la langue religieuse. Il désigne la Trinité, Père, Fils et Esprit, et aussi la fête qui lui est consacrée. Cette fête correspond à la Pentecôte de l’Église romaine.

(2) Il ne m’a pas paru utile de traduire cet article. Il est bref, sa teneur  n’a rien d’original, mais, pour en rendre la traduction intelligible à quelqu’un qui ne saurait pas le russe, il faudrait une montagne de commentaires.

 

Outre le présent article, le recueil comprend :

PRASCOVIA ET LES DIEUX

CONVERSATION SOUS UN SAULE.

LIBERTAS LOQUENDI  

MARIE MADELEINE

TROIS FEMMES SUR LA TERRASSE

DISCOURS DOUBLE

SAINTE FACTICE

DÉDUCTION

SABELLIUS