SABLONS

(Extrait de la Vita fantastica)

Les loustics avaient raconté à leur manière l’enfance de Bontempi.
Voici comment Fausta Peranda résumait le récit :
« Bontempi a vu le jour dans une cave obscure. Il ne s’appelait pas Bontempi.
Le père, porteur d’eau, immense, naïf et brutalement tendre, marchait dans les rues de Pérouse avec ses seaux. Il avait nom Pandolfo Angelini. À sa femme il avait fait beaucoup d’enfants. On ne sait pas combien. Quinze ? Dix-huit ? Bontempi était l’un des derniers, puisqu’il ne se rappelait pas sa mère, qui était enfin morte, hébétée. Il avait dix ans quand il quitta la cave du viccolo degli Sabbioni, où toute la tribu dormait dans la boue.

A l’église Saint André, où il avait reçu le baptême, on avait tôt remarqué sa jolie voix. « Gian Andrea », lui dit un vicaire, « tu pourrais devenir un grand chanteur ». Le chanoine Capraserena, alerté, prit toutes les dispositions nécessaires. Il vint même, dans sa chaise, à l’entrée du viccolo et fit appeler Pandolfo Angelini. « L’Illustrissime prendra soin de tout, et ton fils connaîtra la félicité. » « Oui, Excellence », répondait Pandolfo.
L’Illustrissime, c’était le seigneur Bontempi, Cesare Bontempi. Il avait dans la ville un palais grandiose, où il protégeait les arts. Gian Andrea serait sa créature, apprendrait grâce à lui la musique, et porterait évidemment son nom. C’était l’usage. Bontempini ? Bontempelli ? Pourquoi pas, tout simplement, Bontempi ? Personne ne confondrait le sérénissime patricien et le famélique musicien à grand peine issu de sa cave.
Debout à côté de la chaise, Pandolfo Angelini tournait son bonnet entre ses mains. Avait-il compris ce qui se jouait ? Aurait-il osé s’inquiéter ? Il se tut quand il vit briller les ducats. « Va chercher l’enfant. » Dans le viccolo, on était perspicace. On disait : « Poverino ». Et l’on grondait. Magdalena serra très fort, contre son cœur, un Gian Andrea éberlué. « Poverino », dit-elle.
Magdalena portait une jupe de velours noir. Depuis toujours, l’enfant avait aimé frotter sa tête contre l’étoffe, contre la cuisse chaude, contre le ventre frémissant. On disait, dans le viccolo que cette jupe était le cadeau d’un amant assez riche ; on disait dans le viccolo que cet amant n’avait pas été le premier, que le père était passé d’abord. On disait bien des choses, que Gian Andrea n’avait jamais bien comprises. Pour lui Magdalena avait été comme une mère.
Il baisa la main du chanoine, et suivit vaillamment la chaise que les porteurs, des hercules, mais moins géants que Pandolfo, menaient au pas de course vers le palais Bontempi.
Gian Andrea avait une voix d’ange. Il la garderait toute sa vie.  On l’avait revêtu de beaux habits, simples, mais neufs. Un jour il dut les enlever en présence d’un homme imposant. La faconde de l’inconnu s’adressait à divers personnages, dont le seigneur Bontempi. « Foin des méthodes barbares ! tout imbécile est capable de trancher, de retrancher, de mutiler la nature. Nous autres, nous possédons l’art : et l’apparence sera sauve. Quand il sera portraituré, sur la toile ou dans le marbre, le favori de Votre Excellence n’aura pas besoin de feuille de vigne. Et l’imitation ne sera pas mensongère. » Gian Andrea toujours devait se rappeler une souffrance aiguë. »
Lucile Saran trouva l’histoire pittoresque, mais évidemment inacceptable. Les testaments que Bontempi a rédigés, à différentes époques de sa vie, ne font aucune mention de frères ou de sœurs qu’il aurait eus. Le contrat que son père a passé avec les prêtres de l’Oratoire, pour qu’il soit pris en pension et instruit dans toutes les sciences, prouve que le père Angelini n’était pas dans la misère. Pour ce qui est de la castration, il y avait peu de chances qu’elle ait été inopérante. Et, à supposer même qu’elle l’ait été, comment cacher que la victime avait mué ? Calembredaines que toutes ces histoires de pâtes à épiler la barbe, de gommes à attendrir la voix. Et surtout, aucun dilettante n’aurait confondu un castrat avec un hautecontre.
Les loustics ne cessèrent pas pour autant de se raconter l’histoire du couac. Elle permettait de montrer Bontempi sous l’emprise d'une absolue terreur.

À Venise, il avait retrouvé sa sœur Magdalena, devenue courtisane de haute volée.(1) Il lui rendit visite. Elle le pria de ne plus revenir : la fréquenter, c’était pour lui se perdre de réputation; on le chasserait du chœur de Saint-Marc. Il souffrit de ne pas la voir.

Elle ne lui dit pas que, parmi ses protecteurs libidineux, figurait le chanoine Capaserena lui-même. Une rencontre eût été fâcheuse.

Lorsque les émissaires du prince de Saxe prirent sur lui des renseignements, il crut sa perte assurée. Rasséréné quand il comprit ce qui était en jeu, transporté à Dresde, où on parlait de lui en disant « l’eunuque Bontempi », il vécut des années dans la hantise que son secret soit découvert. Que se serait-il passé si l’on avait compris que la princesse Erdmuthe, sous prétexte de leçons, passait des heures en compagnie d'un castrat mal châtré?

 

(1) Une malédiction pèse-t-elle sur toutes celles qu'on a baptisées Madeleine, Magdelen, Magdalena...? Voir

MARIE-MADELEINE

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