MARIE-MADELEINE

Je demandai à Théophile Saran :

— Avez-vous eu d’autres occasions de scandaliser votre respectable famille ?
— Oui, dit-il, et je m’en veux. Je repense à une circonstance où sainte Marie Madeleine, ou, si vous préférez, Marie de Magdala, m’a attiré de gros ennuis, autant que la Trinité. Cette fois, j’étais moins logicien que philologue. J’avais dix-sept ans. Dans ma tête s’était construit un petit commentaire de texte. C’est lui qui m’a appris à mettre un bœuf sur ma langue.

Tous les quinze jours, le dimanche, la tante Madeleine recevait l’ensemble de la parenté. C’était pour moi une occasion de bavarder longtemps avec mes cousines.
Le rituel du grand déjeuner comportait, au début, un épisode très désagréable : les représentants de ma génération étaient loués, les uns après les autres, pour leurs succès scolaires ; les mères vantaient chacune son rejeton. J’étais le plus âgé ; on commençait par moi ; on s’attardait. Puis on passait à ma cousine Anne, celle qu’on s’était accordé à appeler « Anne-aux–chansons », pour la distinguer de l’autre cousine Anne, « Anne-aux-bouquins ». Celle-ci avait ensuite son tour. Nous étions de bons élèves, nous obtenions d’excellents résultats, nous serions plus tard des étudiants brillants ; nous décrocherions en nous jouant nos licences. Le discours à plusieurs voix (ma mère, ma tante Geneviève, ma tante Solange, l’oncle Arsène, l’oncle Odilon, qui encore ?) se poursuivait jusqu’au moment où les domestiques retiraient les assiettes des hors-d’œuvre.
L’entrée détournait heureusement la conversation, dont je ne sais plus sur quoi elle porta ce jour-là. Vint le plat principal : trois poulardes bien grasses sur un lit de choux frisés. L’oncle Arsène, goguenard, glissa quelques équivoques. D’autres plaisantins lui firent écho. Les oiseaux devinrent des demoiselles de petite vertu. Il fut question de filles repenties, de la rue des Repenties, de sainte Marie-Madeleine. Plusieurs visages s’assombrissaient. Quelqu’un, je ne sais plus qui, sauta sur l’occasion de donner à la conversation un tour plus décent. Quel rapport le culte de la sainte pouvait-il avoir avec ces ignominies ? 
C’est moi qui, à titre de brillant élève, fus chargé de donner les explications indispensables. J’étais excédé. Je dis brutalement : « Un pape distrait a voulu que Marie de Magdala soit une prostituée qui avait fermé boutique. Du coup Marie de Béthanie, la sœur de Lazare, parce qu’elle portait le même prénom, est supposée avoir pratiqué le même métier. Ses cuisses étaient offertes à qui payait. Ainsi en décida le pape, dont on se demande s’il savait lire. Le clergé l’a suivi. C’était pour la plus grande gloire de Dieu. »
Ces derniers mots furent évidemment prononcés en latin. Ils provoquèrent un silence consterné.
La tante Madeleine pleurait à chaudes larmes.
L’oncle Arsène, tout rouge, lança d’une voix rauque : « Va faire un tour dans le jardin. »
Puis, s’adressant à un domestique : « Retirez le couvert de monsieur Théophile. Retirez sa chaise. Aidez mademoiselle Odile et mademoiselle Françoise à rapprocher leurs chaises et leurs assiettes. »
Un vide se fit. Je n’existais plus.
Pendant que je gagnais la porte, mon regard a saisi celui de ma cousine Anne, Anne-aux-chansons. Elle souffrait affreusement. Je ne me suis jamais pardonné ma violence. Voilà comment j’ai appris à me taire.
Je me suis confessé, j’ai reçu l’absolution, après des admonestations féroces. J’ai fait pénitence, médité sur mes errements. Je regrettais sincèrement d’avoir scandalisé des âmes pieuses.
Notez qu’on n’a jamais exigé que je renonce à ma petite déduction. Il suffisait que je l’inhumasse dans le silence. 
Notez qu’une autre fois, une de mes tantes a parlé de nous, je veux dire de mes deux cousines et de moi, en disant : « la trinité ». On lui a fait des reproches. « Solange, enfin ! »
De fait ce mot de « trinité » a quelque chose d’étonnant. C’est un nom commun, comme le laisse deviner l’étymologie. On en a fait un nom propre. Il se produit le même phénomène avec le labyrinthe. Une majuscule suffit pour affirmer une singularité.

 

L’anecdote a un tour désuet. Il est vrai qu’elle se déroule dans un milieu de bonne bourgeoisie, avant la guerre. Théophile est largement plus âgé que moi.
J’ai vécu assez longtemps en France pour deviner tout ce qu’a détruit la défaite de 1940, la « débâcle », comme ils disent. Cette guerre est pour nous autres Russes une tragédie, mais une tragédie exaltante. Elle a humilié les Français, leur a fait perdre quelque chose de leur assurance, de leur confiance en l’éternité de leurs maximes.

 

Voir

DÉDUCTION

SAINT-GERMAIN-DES-FOSSÉS

ANNE GAVREL

SAINTE FACTICE

 

Voir aussi, pour l’analogie,

RÉCIT DES PREMIERS COMMENCEMENTS