APPAREIL


« Il faudra quelque jour que je vous dise, Sofia Émélianovna, ce qui a été ma plus grande audace, au temps où j’étais encore toléré. L’objection que j’ai formulée s’est heurtée à un simple refus, un peu trop sec. Il m’a semblé ce jour-là que, si le Mystérieux se taisait, c’était faute de pouvoir répondre. Il m’a semblé ce jour-là que son désir le plus cher n’était pas de créer le plus beau des mondes, mais d’avoir absolument raison. Or je lui avais respectueusement suggéré, non pas tout à fait qu’il se trompait, mais au moins qu’il avait trop vite étudié certaine question, trop légèrement négligé un point délicat. »
« Je Lui dis : « Vous allez les rendre fous. »
« Il ne voulait rien entendre.
« Je voulais Lui suggérer que ce qui avait convenu, peut-être, aux animaux, et même aux animaux supérieurs, ne serait plus viable s’il était question des humains. C’était alors de ma part une simple inquiétude, assez obscure, et j’aurais eu de la difficulté à en rendre compte. Il me semble que j’ai mieux compris maintenant.
« Pour Lui, Il était assez fier de la solution qu’Il avait inventée. Il disait : « L’organe de la génération, saillant ou creux, ne sert qu’à de rares occasions. Il en va de même pour l’organe de la miction. »
« Je Lui répondais, avec tout le respect possible : « Vous étiez pourtant en train d’imaginer que, chez les êtres humains, les opérations de procréation pourraient avoir lieu en tout temps, et non seulement à l’automne, comme chez les cerfs. »
« Cette objection ne valait rien, à L’en croire. De toute manière les sujets auraient à choisir entre deux activités ; ils n’auraient pas l’idée de pratiquer à la fois la miction et le coït. Naturellement, Il s’est servi de termes plus nobles, dont les équivalents m’échappent sur le moment. Mais je maintiens qu’Il a expressément prononcé la formule : « n’auraient pas l’idée de… » Je me suis attaché à cette formule ; et j’ai essayé de Lui faire admettre que, puisqu’Il laissait aux humains mille libertés, celle, par exemple, de faire en tout temps l’œuvre de chair, celle, par exemple, de construire en assemblant des mots toutes les phrases qui leur passeraient par la tête, il se pourrait qu’un jour l’un d’entre eux, particulièrement bizarre, ait justement l’idée de… Ce que je dis alors n’avait, paraît-il, pas de sens, était physiologiquement impossible. Je n’insistai pas.
« Pourquoi tenait-Il, Lui qui pouvait en inventer mille autres avant même que vous ayez formulé le problème, à cette solution que vos médecins désignent d’un terme évidemment composé : « l’appareil génito-urinaire » ? La trouvait-Il particulièrement heureuse, « élégante », pour emprunter aux mathématiciens leur expression ? On aurait juré qu’ayant pris un brevet –  mais auprès de quelle instance ? – Il tenait absolument à faire respecter l’originalité de son droit.
« Je Lui disais : « Les bisons répandent n’importe où leur fiente et leur urine. Il en va de même pour les lions. Je ne dis rien des pigeons et autres volatiles, qui ne distinguent pas, d’ailleurs, entre leurs deux productions. Je ne sais pas pourquoi je me figure que les humains n’en feront pas autant. Dès qu’ils auront un séjour fixe – et Vous le leur suggérez, puisque Vous voulez installer les premiers d’entre eux dans un jardin – ils répugneront à y rester au milieu de leurs déjections. »
« Il approuvait cette idée ; Il y voyait une preuve nouvelle que l’être auquel Il allait donner vie aurait des sentiments délicats, des attentions fines et signalerait ainsi sa supériorité non pas sur nous, les anges, évidemment, mais sur tous les animaux quelle que soit leur espèce. Oui, l’homme ne consentirait point à vivre au milieu de ce que son corps avait rejeté comme inutile, voire nuisible.
«  Je disais alors : « Si ces choses-là sont inutiles, voire nuisibles, à quoi bon lui imposer de les produire ? »
« Encore une question mal venue, semblait-il. J’imagine que le pouvoir de choisir, parmi les aliments, entre ce qui est nutritif et ce qui ne l’est pas, était à considérer comme un symbole de cette liberté dont devait disposer l’être nouveau.
« Mon imagination allait galopant : « Si l’humain apprend à se détourner de ce qu’il a répandu à terre quand il a vidé ses entrailles et sa vessie, il aura sans doute envie de communiquer à ses petits ce haut dégoût qui l’anime lui-même. L’enfançon aura-t-il naturellement de l’aversion pour ces substances malodorantes ? Faudra-t-il l’instruire ? »
« La chose, me rétorqua-t-On, allait de soi. Déjà les animaux savaient comment s’y prendre pour préparer leur progéniture à la vie indépendante. L’ours, la sarcelle, le mouflon ont le sens pédagogique. Et c’est là leur grandeur. C’est pourquoi nous devons les considérer comme des êtres supérieurs. L’homme ira encore plus loin dans ce sens, puisqu’il sera maître du Logos, ou langage. C’est avec des mots, avec des phrases harmonieuses qu’il fera comprendre aux plus jeunes pourquoi il est plus beau d’être propre.
« Je m’inquiétai : « Avec des mots, ou avec des coups ? L’ourse distribue des tapes ; l’humain n’en fera-t-il pas autant ?
—  Il est possible de supposer qu’il oubliera bien vite cette pratique brutale. »
« J’insistai : « Avec des phrases harmonieuses, ou avec des hurlements ? »
« J’entendais en moi-même – et pourquoi en moi-même ? – une voix suraiguë, ou affreusement rauque : « Oh, le vilain ! Oh, le sale ! Et qui est-ce qui va encore avoir à laver tout ça ! Ah ! elle est contente, maman. Oui, elle est contente ! Mais, espèce de petit… va donc dire à papa ce que tu as fait ! Il va être content, papa ! » Pourquoi cette voix résonnait-elle en moi ? Je n’ai eu pourtant, que je sache, ni père ni mère.
« Je répétais, sans vergogne : « Avec des phrases harmonieuses, ou avec des hurlements ? »
« J’avais l’impression de parler dans le vide, de n’être pas entendu. Je poursuivis néanmoins : « L’image du sale va s’attacher à cet appareil uro-génital. Il apprendra à le cacher. On le lui apprendra, mais il en aura peut-être par lui-même l’idée. Puis-je suggérer qu’il découvrira la pudeur …
—  La Sainte Pudeur.
— …sous la forme de la honte ? »
« Non, non, j’allais chercher trop loin.
« Et, ce jour-là, de fait, je suis allé trop loin. J’ai provoqué une ombre de courroux. C’est peut-être alors qu’a commencé ma rébellion. C’est peut-être alors qu’a commencé mon exil.
« Je fis un dernier effort : « S’ils sont voués à découvrir l’amour, comme les chardonnerets ou les colombes, ils se sentiront arrêtés par ce sentiment du sale qui leur restera de leur enfance. »
« Je fus invité à me taire. « D’où me venait, me dit-Il, cette propension à tout rabaisser, à tout noircir ? »
« A part moi, je pensais que cet amour devait avoir, dans le plan général de la Création, une immense valeur symbolique. Je ne rabaissais rien du tout. Au contraire, je me faisais de l’idéal une image trop belle. Cette intuition était vague encore, et légèrement ridicule : est-ce à moi qu’il revient d’élever la plus haute exigence ?
« Plus tard, ma vision a légèrement changé. C’est parce que j’ai entendu les humains jouer du logos, ou plutôt du langage.
« C’est aussi parce qu’Eve est venue à la lumière. »

 

 

Ce texte, dont l’authenticité est controversée, fait partie de ce qu’on appelle les « fragments réprouvés » de l’ENTRETIEN.

Voir ENTRETIEN, note 11.

 

Voir également :

APPARITION DU CAPORAL

INTERJECTION