APPARITION DU CAPORAL

Je ne crois pas savoir par expérience ce que c’est que l’apparition. Je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé ce coup au cœur qui vous métamorphose. Il en est question dans la littérature. J’ai rencontré des hommes et des femmes qui avaient vécu cet instant de feu. Et je voudrais comprendre.

Je fais la liste : Joël Cauchard, Gilles Deslandes (et sans doute aussi Ginevra), Julien de Porcayragues (a-t-il existé ?), quelques héros de la mythologie. Au fond, c’est peu.

Il y a aussi des parodies : Marie-Adélaïde de Saint-Roman, par exemple.

Marie-Adélaïde de Saint-Roman semble avoir constamment vécu dans l’hyperbole. C’est ce qui ressort des récits de son fils, qui sont ma seule source.

Marie-Adélaïde de Saint-Roman a vu apparaître son sauveur. Je suis presque sûr, non seulement qu’elle a prononcé le mot, à diverses reprises, et même longtemps après l’événement, mais aussi et surtout qu’elle y mettait mentalement une majuscule.

Marie-Adélaïde de Saint-Roman était en proie à l’extrême détresse.

En juin 1940, au moment de l’invasion allemande, les Parisiens et bien d’autres encore se sont précipités sur les routes, provoquant des encombrements inimaginables : des colonnes de voitures, de camions, de  charrettes restaient parfois bloquées des heures entières. Soudain, on ne sait pourquoi, le mouvement reprenait, pour se figer à nouveau vingt kilomètres plus loin.
C’est la raison pour laquelle Marie-Adélaïde de Saint-Romain se retrouva seule dans un champ. La voiture de son marquis de père avait fait un bond en avant, entraînée par toute la colonne, au moment où la demoiselle était descendue pour un instant.
Marie-Adélaïde de Saint-Romain ne s’était jamais trouvée seule où que ce soit. Elle n’était jamais allée à l’école sans être accompagnée par un domestique, mâle ou femelle. Mâle, du temps où le marquis roulait sur l’or. Femelle, depuis que les revenus avaient baissé.
Le marquis avait encore une voiture, et s’en félicitait. Mais il lui fallait la conduire lui-même. Il y avait beau temps qu’il avait remercié son chauffeur. Quand la colonne redémarra, il n’essaya pas de manœuvrer pour attendre sa fille. Il fonça. La marquise poussa un gémissement, puis se tut ; elle était accoutumée à ne jamais manifester quelque désapprobation que ce fût.
Mademoiselle de Saint-Romain fut immédiatement prise de panique. Au lieu de revenir vers la route pour tenter d’amadouer un conducteur quelconque, elle s’enfonça dans le bois où elle avait déjà pénétré.
Quelque temps après, elle vit arriver Gilbert Cauchard. Il s’était peut-être écoulé une heure, peut-être dix, peut-être trois jours. Elle n’en avait aucune mémoire. Elle se rappelait seulement qu’il était parvenu au moment où elle se trouvait, un peu dévêtue, dans une posture on ne peut plus humiliante.
Il est vraisemblable qu’il rougit au moins autant qu’elle.
C’était une manière de colosse un peu mou, blond et vaguement bouclé ; il portait un uniforme taché, ayant renoncé à tout souci de propreté depuis que, quelque part dans l’Yonne, il avait perdu son régiment. Les autres s’étaient-ils rendus à l’ennemi ? avaient-ils tous succombé ? Il ne le savait pas. Il s’était retrouvé soudain tout seul, dans un champ de seigle. Et il avait marché vers le sud, sans jamais rencontrer personne, sinon des fuyards.
La demoiselle se rajusta, songea à s’enfuir. Mais, finalement, elle s’approcha de lui, et, dans un murmure, lui dit : « Sauvez-moi ! »
Il la sauva. Il l’aida à marcher, entra avec elle dans un gros bourg presque vide, à l’écart de la route. Il frappait en vain aux portes. L’une d’elles enfin s’ouvrit. Il y avait dans la maison une femme seule, qui n’avait pas voulu partir : tout, dans la vie, lui était indifférent. Elle dit :
« Entrez, Madame ».
Marie-Adélaïde rougit, au comble de la confusion. Oui, elle avait trente ans ; oui, elle montait en graine ; oui, elle était vieille fille. Comment expliquer à cette dame, qui avait l’air bien convenable, que le gros soldat sale n’était pas son mari ?
Le gros soldat sale se rendit utile. Depuis que le domestique était parti, abandonnant la dame, personne n’avait scié le bois, personne ne l’avait fendu. Personne n’avait recueilli les légumes du jardin. Personne n’avait visité ni le poulailler, ni les lapins. Gilbert se chargea de tout. Il tua même un poulet, fit la cuisine. Adélaïde trouva le bouillon divin.
Il entreprit de se laver. La dame conservait les habits de son défunt mari. Ils iraient tant bien que mal. Gilbert retira ses hardes, remplit un baquet dans l’arrière-cour, procéda à un nettoyage complet. Adélaïde avait un instant quitté le salon, où elle se lamentait avec la veuve. Elle l’aperçut par une fenêtre, et l’on n’imagine pas à quel point elle rougit.
La nuit tombait. La maîtresse de maison, dans son innocence, leur prépara une chambre, une seule chambre. Quand il comprit enfin ce qui se passait, Gilbert, plus rouge que jamais, suggéra qu’il pourrait dormir dans le couloir. Adélaïde de Saint-Romain le supplia de n’en rien faire ; elle aurait trop peur toute seule dans une maison inconnue. Il ne discuta pas : il dormirait par terre aussi bien en deçà de la porte qu’au-delà. Et il se tourna ostensiblement contre le mur, pour qu’ Adélaïde puisse faire sa toilette de nuit.
Elle ne lui avait pas dit comment elle s’appelait, ni quelle était l’antique illustration de sa famille. Sinon, il serait peut-être rentré sous terre. Il se contenta de s’endormir, sans même ronfler.
Ce qui se passa ensuite reste mystérieux. On me dira que ces secrets n’ont pas à être dévoilés. Je partage cet avis. Il arrivait à Adélaïde de Saint-Roman, plus tard, de ne pas croire à la nécessité de cette discrétion. Elle a raconté à son fils, sans même attendre qu’il ait beaucoup grandi, des détails qu’on a coutume de taire. Il n’y comprenait pas grand chose, d’autant que les contradictions se pressaient en foule.
J’étais gêné quand il m’en parla ; mais je compris que tous ces discours de sa mère l’obsédaient depuis longtemps, qu’il trouvait bon de s’en ouvrir à un étranger, et justement parce qu’il était étranger. A son meilleur ami, à Gilles Deslandes, il n’avait jamais rien confié.
On pensera que la demoiselle n’était pas dans tout son bon sens. On incriminera à juste titre l’éducation stupide qu’elle avait reçue, prise entre une mère qui ne cessait de lui promettre un beau mariage, et un père qu’elle devait, selon lui, consacrer sa vie à servir, avant d’entrer au couvent, si d’aventure il mourait avant elle. On se demandera peut-être pourquoi le père ne mettait pas sous clef sa collection de gravures licencieuses, ou tout simplement pourquoi il en possédait une.
Il semble que la demoiselle passa une nuit très agitée, pendant que son sauveur, étalé sur le parquet, goûtait le plus paisible des sommeils.
Fut-ce cette nuit-là, la suivante, une autre encore ? Mademoiselle de Saint-Roman perdit tout droit à s’appeler Mademoiselle.
Elle dit, beaucoup plus tard, qu’elle devait se montrer reconnaissante à l’égard de celui qui l’avait arrachée à la honte et au désespoir. Elle dit qu’il ne pouvait pas en aller autrement, puisqu’il l’avait aperçue déculottée. Elle raconta qu’elle l’avait réveillé, mais doucement, pour lui expliquer ses raisons, et qu’il s’était montré très compréhensif et très délicat. Elle raconta aussi qu’il s’était précipité sur elle comme une brute, alors qu’elle rêvait à sa chambre de jeune fille, et qu’elle avait souffert horriblement. Elle raconta qu’il avait fallu lui forcer la main, et mettre en œuvre des pratiques inavouables pour qu’il fasse son devoir. Car enfin, aurait-on idée de refuser une Saint-Romain qui se donne ?
Une mère raconter tout cela à son fils de douze ans, élevé dans les murs mêmes d’un collège religieux assez strict ? Je n’ai aucun raison de tenir Joël Cauchard pour mythomane.

Marie-Adélaïde de Saint-Romain est en effet la mère de Joël Cauchard. Que nous apprendrait une confrontation entre le récit exubérant de la mère et les quelques paroles échappées au fils ?

Nous nous connaissons depuis longtemps. Mais nous nous voyons rarement. Il est enraciné à Paris, depuis qu’il a quitté l’enseignement pour devenir comptable. Et moi, je ne cesse, pour mes affaires, de déménager. Mais il nous arrive  parfois de dîner ensemble. Nos entretiens, le plus souvent, roulent sur l’Égypte et ses antiquités. Il a dans ce domaine des connaissances bien supérieures à celles qu'on attend d’un amateur. Mais parfois, hanté par des souvenirs sans joie, il se laisse aller à évoquer son enfance grise, sa vie de .

 

 

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JOËL AU COLLÈGE

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JE LIS BONTEMPI DANS LE TRAIN

HYPERBOLE

 

APPAREIL

 

Il est d’autre apparitions, moins sordides.

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APPARITION DE LUZ