SCALPEL

(Extrait de la Vita fantastica)

Le Catalogo degli Insensati donne à voir, sur l’une de ses belles images, la rencontre du futur génie et de son futur protecteur. Le futur sculpteur du futur tombeau pourrait moins s’en inspirer que la reproduire.
Cesare Bontempi l’Illustrissime est assis au centre, sur une manière de trône. Il a posé sur un tabouret le casque à panache qu’il vient sans doute de quitter. Un grand manteau le drape, que l’on devine de pourpre. Devant lui, un jeune garçon, une lyre à la main, chante de manière à combler d’admiration tous ceux qui se sont massés, à droite de l’image, près d’un rideau sombre, ou à gauche, près de la fenêtre. Une bande de lumière vient frapper au visage le jeune prodige. Des cithares, des syrinx, avec des rouleaux de papyrus, occupent une longue table.
On dirait une variation sur l’éternel motif de l’enfant merveilleux.
Cette image a sa réplique.
Cette fois, les costumes sont modernes. Une immense perruque ombrage Bontempi, le vrai, le noble. Les assistants exhibent des pourpoints brodés, des hauts-de-chausses volumineux, des cols de dentelle. Deux d’entre eux se distinguent, parce que vêtus de noir. Le petit collet et le cheveu court signalent le chanoine Capraserena, à qui l’enfant doit d’être devant cette assistance. Un large col, un chapeau pointu prêtent un air médical à l’autre personnage qui se tient debout près de la table. Sur celle-ci les instruments de musique ont fait place à des outils d’acier, tranchants, pointus, féroces, que dissimulent presque d’énormes in-folio.
L’enfant merveilleux tient la bouche fermée, comme s’il craignait de pleurer. Il n’est pas revêtu, comme sur l’autre image, de la courte tunique qui lui donnait l’air d’un berger d’Arcadie. On l’a visiblement paré pour la circonstance. Un petit bonnet de velours s’orne d’une plume légère. Le col de fine dentelle s’étale sur ses épaules. Le pourpoint semble fait du velours le plus moelleux. Mais,  plus bas, aucune trace de vêtement ; le ventre est exposé à tous les regards, et singulièrement à celui de l’homme au chapeau pointu.
En marge, ces simples mots : « Vox angelica ».
A quel sculpteur Bontempi destinait-il cette cruelle parodie ? Espérait-il qu’on se tromperait, qu’on réaliserait pour l’éternité non point la scène solennelle, mais l’autre ? Se flattait-il que ce tombeau, auquel il savait ne pouvoir échapper, proclamerait à jamais que des hommes de goût et de savoir, en l’honneur de l’art dont ils se disaient les dévots, ont martyrisé des petits garçons, ont fait couler le sang, les ont voués toute leur vie aux ricanements et au mépris ? Il avait suffi d’une métaphore et d’un trait de scalpel. « Tu vas garder ta voix d’ange ».
Tu es un ange du Ciel ; ceux qui te voient, ceux qui t’écoutent sont tout attendris ; tu les conduis par ton art à la vertu et à la vérité. Alors enlève ta culotte.
Sur l’image de dérision, les personnages ont l’air grave. N’imagine pas que l’Illustrissime contemple avec gourmandise les fesses de sa victime ; ne prête pas au chanoine Capraserena un visage de tartuffe ; ne cherche pas sur la bouche du chirurgien le rictus qui sied aux bourreaux. Si tu n’as pas identifié, sur la table, les instruments de son métier, la scène te paraîtra innocente. Encore, diras-tu, une nudité de convention. Ou tu penseras que l’enfant porte un collant, et que tu as mal interprété certains détails.
Cette relative retenue dans le jeu de la caricature n’est pas toujours le propre de Bontempi. On le voit avec la forte bacchanale qui fait pendant à la représentation de son triomphe. La discrétion me semble ici exprimer une immense souffrance.
Il n’a pas, semble-t-il, parodié l’image de sa vocation.

 

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