ANGE
(Article publié dans Lagban)
Un lecteur m’écrit pour me poser une étrange question :  « pourquoi, en russe, le mot « diable » a-t-il un féminin, alors  que le mot « ange » n’en a pas » ?
  Je dois l’avouer : je n’avais jamais remarqué ce détail.  J’ai feuilleté les dictionnaires, j’ai interrogé mes amis. Aucun doute n’est  possible.
  Je suis allé plus loin : qu’en est-il dans d’autres  langues ? Il semble qu’il en aille partout de même, au moins en Europe.  Deux exceptions : le hongrois et le finnois. Mais ce sont des  langues dont la grammaire ne connaît ni masculin, ni féminin.
  Bien entendu, un Hongrois peut toujours voir, en rêve ou les  yeux ouverts, un diable féminin ; mais il ne dispose pas d’un mot pour la (le)  nommer. Il est condamné à la périphrase.
  Le mot « diablesse » est tout de même bien commode.  On le glose par « mégère » ou « sorcière », comme s’il  était plus prudent de le diluer dans la métaphore.
  La diablesse est une femme, une simple femme, mais acariâtre,  mais méchante, mais horrible. Nous en avons tous rencontré. 
  La sorcière n’a jamais existé que dans le cerveau dérangé de  certains prêtres qui menaient par le nez les braves gens et leur faisaient  voir la lune en plein midi. Mais cette idée absurde, appuyée sur un mot bien  sonore, a conduit réellement des femmes réelles dans les flammes réelles d’un  bûcher tout à fait réel.
  À la fin d’un parcours analogue, des êtres humains ont pu  voir, en rêve ou les yeux ouverts, une véritable et surnaturelle diablesse,  sœur de Lucifer et de Belzébuth. Ils ne s’en sont pas vantés, et l’affaire n’a  pas eu pour eux de conséquence.
  Les mêmes personnes, ou d’autres, étaient capables d’appeler  « mon ange » leur bien-aimée. Il ne leur semblait nullement nécessaire  de mettre le mot au féminin. Était-ce une manière de se voir eux-mêmes comme  des êtres de douceur, de se fondre dans cette grâce qui les  attendrissait ?
  On peut invoquer toutes sortes de raisons. Il suffit de  penser à des icônes, à des fresques, à des sculptures. Même quand, bien  musclés, ils pourfendent de diaboliques dragons, les anges n’ont pas un poil  sur le visage. Il est vrai par ailleurs que, même lorsque la douceur de leurs  traits leur donne un air féminin, aucun artiste ne s’est jamais soucié de les  pourvoir d’une poitrine protubérante. De toute façon, ils n’apparaissent que  vêtus de robes vagues.
  Les diables au contraire portent souvent la moustache et la  barbiche pointue. Et l’on ne répugne pas toujours à souligner leur ressemblance  avec les satyres païens. Aussi sont-ils rarement équipés de pantalons.
  Pour analyser ces images, un historien de l’art serait, me  direz-vous, plus indiqué qu’un linguiste.
  Heureusement, à la fin de sa lettre, mon correspondant a mis  le doigt sur l’essentiel : « Est-ce que ma question peut intéresser  un linguiste ? » J’aurais pu croire à une mauvaise plaisanterie. Je  ne me sens pas pope le moins du monde. La théologie n’est pas du tout mon fort.  Certes, j’ai autrefois collaboré à un manuel d’histoire des religions, mais je  ne m’y suis occupé que de mythologie grecque.
  J’allais donc répondre, in petto, par la négative, et,  par voie de conséquence, renoncer à rédiger la présente chronique lorsque,  feuilletant d’antiques bouquins qui dormaient au fond d’une cave, je suis tombé  sur un curieux développement. L’auteur du livre, saint Agathon de Souzdal,  traite de l’iconoclasme ; il est donc amené à parler de la représentation  des anges. Il écrit :
  « Si tu prêtes des traits humains à ces créatures  surnaturelles, tu devras te demander : ressembleront-ils plus à des hommes  ou à des femmes ? C’est une question absurde puisque, comme tu le sais, il  s’agit de purs esprits. La contrainte d’aucun corps ne les divise en deux  genres différents. Où serait la différence ?
  Et pourtant il est écrit que certains d’entre eux ont  recherché les filles des hommes et en ont eu des enfants, qui sont les géants.  Et pourtant, quand nous pensons à l’Archange Michel aux prises avec le Dragon,  nous ne pouvons pas ne pas voir en lui une force, que nous supposons virile, et  qui n’est pas indispensable aux anges consolateurs.
  Nous ne sommes pas les seuls, nous autres humbles humains, à  imposer aux anges des caractères qui sont les nôtres. Qui nous empêche de  croire qu’ils seraient les premiers à l’avoir fait ?
  Ils sont apparus dès le début de la création. Ils n’avaient  pas de corps. Ils n’étaient ni mâles ni femelles. Leur langue n’avait besoin ni  d’un masculin ni d’un féminin. 
  Et puis le Tout-Puissant a créé la femme. Étonnés,  émerveillés, ils ont cru devoir inventer de nouveaux mots, donc de nouvelles  catégories. Ils se sont alors aperçus que ces catégories étaient utiles pour  parler des animaux. 
  Et ils se sont posé des questions sur eux-mêmes.
  Beaucoup d’entre eux ont répondu. Aucun critère ne guidait  leur décision. C’est l’obscurité de leur libre vouloir qui les a menés. Les  unes ont voulu être femmes. Les autres préféraient être virils. Aussi ont-ils  poursuivis les filles des hommes. Ils les ont même fécondées. »
  Le théologien délire sans doute, comme beaucoup de ses  semblables. Mais le linguiste ne peut qu’être ému : on a rendu hommage à  la puissance du langage. Même les êtres fantastiques trouvent un accord avec le  monde, avec eux-mêmes, parce que des mots leurs sont donnés, parce qu’ils en  font un libre usage.
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Voir aussi SCALPEL
Un ange apparaît, fugitivement, dans IPHIGÉNIE