VISIONS

 

J’ai écrit, dans ma jeunesse, des monologues  à réciter devant un public restreint. C’étaient de petits poèmes en prose. Dans chacun d’eux, un personnage prenait la parole, le plus souvent un personnage historique, en tout cas n’importe qui, sauf moi. Ma réputation de tchoudak repose en grande partie sur cette manie que j’avais.


Tous ces textes sont perdus, à part certain Récit des premiers commencements, que je sais toujours par cœur.
J’ai voulu essayer si je parviendrais encore, trente ans plus tard, à me composer un nouveau rôle, pour revivre cette expérience toujours confondante : prononcer, comme si c’étaient les miennes, des phrases qui ne m’appartiennent pas.
Puis-je construire un Bontempi très âgé, libéré de toute tâche, seul dans sa roseraie de Brufa ? Non pas seul. Car il s’adresse à quelqu’un, peut-être à un jeune homme, à un voyageur qui est passé lui rendre visite, avec une lettre de recommandation.
J’avais mille raisons de m’attacher à Bontempi, que je devine à travers ses écrits, à travers les études sérieuses de Lucile Saran et de Fausta Peranda, à travers les clowneries des loustics. C’est peut-être lui qui me souffle les mots que j’écris. Il avait bien cru noter sous la dictée la musique de Pindare.

 

« Béni soit le café ! c’est lui qui me console d’avoir vécu dans un siècle aussi grotesque, aussi mesquin. J’aurais aimé naître au temps des aèdes. Un destin féroce en a décidé autrement.
«  Ce siècle, au moins, nous aura donné le café. Je doute qu’il laisse un autre souvenir, quoi qu’en pense votre roi, dans son château de Versailles.
« Voilà mon plus grand bonheur : boire du café, près d’un buisson de roses, et contempler le campanile de Saint-Hermès. Saint Hermès fut un pieux évêque ; il porta héroïquement le nom d’un dieu païen.
« Vous voyagez pour vous instruire. On vous a conseillé de me rendre visite. Ma roseraie passe pour une curiosité. Moi aussi, d’ailleurs, encore que, à tout prendre, le mot « antiquaille » soit plus approprié. Mes compatriotes ont dû vous rompre la tête avec ma gloire : n’ai-je pas composé le premier opéra jamais joué en Allemagne ?
« Et maintenant je ne compose plus rien. Je me contente de noter des bouts de mélodies qui me passent par la tête. Parfois ces fragments s’accordent à des vers d’Homère. Je ne sais d’où ils viennent. Je les arrange pour le clavecin, ou pour le luth. Mais je préfère la viole de gambe : la mélodie y est pure, libre de tout accompagnement. Ainsi se passent mes journées.


« Les nuits ?
« Elles sont affreuses. Un cauchemar me poursuit, toujours semblable à lui-même.
« Un long couloir obscur. Ils m’attendent, cachés dans les encoignures des portes. Ils m’entourent soudain. Ils me disent : Qui es-tu ? Je réponds : J’aime la musique. Alors ils me battent.
« Ils me battent, me frappent au ventre, disent qu’ils vont me briser les doigts. Ils parlent de m’arracher la voix.
« Je me réveille, épuisé. Vent et pluie dehors. Les cyprès souffrent. Froid pénétrant.
« Je suis vieux.

« Autre cauchemar.
« Le Prince Électeur est arrivé. Toute la Cour, réunie, m’attend. On doit jouer Orphée, mon Orphée. Il y a trois ans qu’ils en parlent. Je me suis promis que ce serait très beau.
« Je dois chanter moi-même le rôle. Dans trois minutes, j’entrerai en scène ; premier récitatif. Mais je ne me rappelle plus les paroles. La musique non plus.
« Les paroles sont de moi ; j’ai composé la musique. Je suis maître de chapelle et poète de cour. Décorateur, chanteur, acteur. Tout. Je ne me rappelle plus mon rôle ; je ne me rappelle aucun de mes rôles.
« Ai-je vraiment écrit ce texte, tracé ces notes ? En fait, j’ai toujours remis l’ouvrage à plus tard. En vérité je n’ai rien fait. L’Orphée n’existe pas. On doit le jouer dans deux minutes. Dans deux minutes je dois entrer en scène, et chanter.
« Le Prince Électeur est arrivé. Il s’impatiente.
« Je me réveille.

« Je me suis réveillé en hurlant. Calme absolu au dehors ; pas un souffle de vent. Froid vif. L’impression de n’avoir jamais eu aussi peur. Mais je ne me rappelle rien, aucune image. J'ai mal, un mal aigu, au bas du ventre. Je devrais essayer de me rendormir. Mais je crains ce qui m’attend, dans le sommeil. Je vais errer, comme un spectre, dans cette maison soudain trop grande.
« Nuit noire. Pas une étoile.
« J’ai les yeux qui brûlent. Je ne devrais pas écrire si longtemps à la bougie.

« Il est une autre image qui me poursuit.
« J’ai traversé, dans la nuit noire, un labyrinthe de corridors, d’escaliers,  des enfilades de salons obscurs, des cours sans nombre, glaciales. Soudain je suis assis devant un clavecin. La sonorité en est ronde, chaude, presque tendre.  Je pense : « morbido ». « Morbido comme un velours ». Une dame est là, vêtue de velours, drapée de velours.
« Il faut jouer une ariette. Je déchiffre. Je déchiffre et j’improvise des ornements. Car c’est toujours la même mélodie qui se répète. Combien de strophes ? La dame chante. Le velours glisse. Les strophes se succèdent. Le velours glisse. Je passe en majeur quand apparaissent les épaules. Je reviens au mineur quand apparaissent les seins.
« Je ne sais pas qui est cette dame.
« Et je pense à ma  sœur Magdalena. Magdalena porte une robe de velours noir. J’appuie ma tête contre sa cuisse. Je suis tout petit.
« Le velours sur ma joue, et la chaleur de la grande sœur.
« Je crois qu’elle chante.
« Le velours a glissé jusqu’au nombril. Je vois une statue, une idole. Une statue dont la chair serait vivante, parcourue de veines bleues. Chair où l’œil voit des parfums et des tiédeurs. Chair qui se mêle à la musique, à la ligne du chant, aux arpèges du clavecin. « Morbido »..
« Magdalena me dit : « Ne reviens plus me voir. On te chasserait de la basilique. » Je voudrais la supplier, à genoux.
« La dame rêve de chanter sur une scène. Cela ne se fait pas chez nous. La Princesse Électrice ne le supporterait pas.
« Je pousse la porte. Elena se regarde dans son grand miroir de Venise. Elle dit : « N’aie pas peur. » Elle est nue. Je vais m’asseoir au pied de la cheminée. Je la regarde. Son ventre est tout rond.
« Elle va me dire le conte qu’elle aime, le conte de Daphné. Je m’assiérai sur ses genoux.

« Je m’éveille. J’ai soif, mais je me sens bien. L’aurore paraît.
« J’essaie de retrouver, sur le clavecin, la mélodie qui a fui.

« Je vis de la musique. C’est seulement en sa présence que j’ai le sentiment d’exister. Et pourtant, lorsque je joue, lorsque j’écoute, je ne sais plus bien qui je suis.
« Mais je suis.
« Des fragments viennent me visiter. En mineur, en majeur, dans tous les modes d’autrefois. Je n’ai aucune envie de les mettre en ordre. Chaque phrase renvoie à vingt autres ; ce sont ces transitions qui m’intéressent, ou qui me divertissent, ou qui me font trembler. Mes rhapsodies se déroulent comme des rêves.

« Pourquoi dire « la musique », alors qu’il en existe mille sortes : des fanfares, des danses, dont je n’ai nul souci ; de savantes polyphonies ; d’éblouissantes acrobaties, qui font valoir la main. Mille amas de notes auxquels on donne le nom de « musique ».
« Il en est une, que  j’appelle « musique des Muses ». J’avais une jolie voix et je rêvais, par amour pour les Muses, d’être un de ces chanteurs qui font pleurer les belles dames. La fable a été ma passion, parce que les Muses m’étaient chères.

« Les Galilée ont causé mon malheur. L’un, le fils, m’a fait savoir qu’il n’y avait pas de centre à cet univers ; aucun lieu où revenir s’installer, toutes errances accomplies. L’autre, le père, m’a mis en tête qu’il existait une musique pure, dont dérivaient toutes les autres ; cette patrie de tout repos est à jamais perdue.
« Il en est des mélodies comme des planètes. Elles ne cessent d’échapper. Si vous tracez leur route, avec de l’encre sur un papier, vous croirez les tenir : c’est la ligne seule qui vous reste. Et vous ne possédez le monde qu’en idée.
« Je crois aux rêves. Ce que j’y vois existe dans un autre monde. J’ai vu des dieux, quelques dieux, et les Muses. Mais je sais ceci : celui que je suis en rêve est autre que moi ; autre que celui qui se rappelle et, maintenant, écrit.

« Est-ce que je crois aux Muses comme d’autres croient en Dieu ? Quand apparaît leur musique, elles sont là. Je suis en leur présence. Je ne les vois pas. Elles écoutent, elles sourient.
« Derrière moi. À travers moi. Elles se nourrissent de mélodies, comme certains dieux, qui hument la fumée des sacrifices ; comme les morts, dans l’Odyssée, qui reprennent force en buvant du sang.
« Si je joue, il me semble que je leur donne vie.

« Et maintenant, oubliez mes paroles. Ne les répétez à personne. On enchaîne les fous et les blasphémateurs. »

 

Voir

SOUTERRAIN

FAUSTA PERANDA ET L’OPÉRA SELON ORPHÉE

LUCILE SARAN

URSULA VON HARSTENBERG

et, pour l’analogie, APPARITION DE LUZ