KIRCHER.

 

Il a pour prénom Athanase. Il est né avec le siècle, ou peu s’en faut (c’est du dix-septième siècle que je parle). Il sait tout.

On peut trouver dans les bibliothèques, mais seulement dans les bibliothèques, d’énormes volumes qu’il a remplis d’une prose latine abondante, fluide et tiède. Personne, à ma connaissance, n’a osé le rééditer.

Il connaît la musique, les volcans, les hiéroglyphes, les Chinois, l’ésotérisme, la catoptromancie, la cabale et, naturellement, la mathématique. C’est elle qu’il est censé enseigner au Collegium Romanum, qui est à Rome, tout près du Gesù.

Faut-il dire qu’il appartenait à la Société de Jésus ? Il a connu tout le monde. Il a connu Galilée. D’aucuns prétendent qu’il approuvait ses thèses, qu’il pensait, lui aussi, que, « malgré tout, elle tourne  », qu’il avait convaincu à son tour ses supérieurs, mais que la prudence jésuitique a jugé bon de ne pas intervenir. Il s’agit là, sans doute, d’une calomnie.

En général on n’est pas tendre aujourd’hui pour Kircher. On répète à tous les échos qu’il n’a jamais compris ce que c’est réellement qu’un hiéroglyphe ; il ne lisait pas, il inventait. C’est malheureusement vrai. La mélodie grecque qu’il a publiée, cette strophe de Pindare qu’il déclare avoir trouvée dans un très antique manuscrit, on l’accuse de l’avoir fabriquée lui-même ; il y aurait faux et usage de faux. C’est malheureusement vrai.

En son temps, il était fort respecté.

Bontempi l’admirait, rêvait de lui ressembler un jour, de réussir à dominer une masse comparable de connaissances, de dévoiler à son tour quelques secrets inconnus.

On se demande pourtant : lui resterait-il quelque chose à déchiffrer ? Kircher n’avait-il pas tout percé à jour ? Avait-il eu égard à la postérité, à tous ceux qui voudraient, eux aussi, être les premiers à franchir une porte mystique ? Il parlait de toutes choses avec une parfaite sûreté, donnant toujours le sentiment de l’évidence. On le voyait arriver près de l’un de ces obélisques que la Rome des empereurs a fait venir pour orner quelques places. Là où d’autres ne voyaient que des oiseaux, des crocodiles et des signes insignifiants, il lisait, d’une voix égale, sans la moindre hésitation, des préceptes de profonde sagesse. La vérité habitait sa bouche. La vérité allait de soi.

Œdipus Ægyptiacus. Tel est le titre d’un de ses livres. Kircher est lui-même un Œdipe, mais détendu, mais souriant, se jouant de toutes les énigmes. On ne le voit pas s’irritant, comme Œdipe, s’emportant contre un voyageur, l’invectivant, le frappant. Il est au-dessus de ces passions minimes. Les savants de ce temps-là écumaient souvent de fureur, traînaient dans la crotte leurs adversaires. Pas lui. Tout est pour lui limpide. C’est d’une humeur égale qu’il consigne, dans ses livres interminables, des subtilités, des banalités, d’énormes sottises et des analyses d’une justesse confondante.

Bontempi buvait ses paroles.

Le siècle que nous appelons « baroque » n’a cessé de rêver d’Orphée. Athanase Kircher était de son siècle. Bontempi aussi.

Cela veut dire que dans leur imagination la perfection de la vie humaine était à chercher dans un passé lointain, presque immémorial.

On a joué, depuis, à d’autres jeux. On s’est félicité de vivre dans une époque où triomphait la raison. Ou bien on a voulu se donner les moyens de la faire triompher dans un avenir proche. Parfois on pleure sur sa disparition, et l’on dit : tout s’en va.

L’enseignement de Kircher évoquait, à l’aube du monde, des êtres admirables, tout pénétrés de musique. Parmi eux, Orphée, sans doute le plus grand, le plus beau de tous. Jamais il ne reviendrait. Jamais la terre ne le reverrait accomplir des miracles, faire s’accorder le loup et l’agneau, faire se mouvoir les pierres et les arbres. On ne contemplerait plus jamais son visage. On n’entendrait plus jamais sa voix.

Et pourtant il était là, guidant d’une invisible main ceux qui se vouaient à la Connaissance. Il avait laissé en héritage des secrets à méditer. Il avait inventé ce que nous appelons les « mythes ». Comme tous ses contemporains, Kircher disait : les « fables ». Chacune de ces histoires, parfois cruelles ou frivoles, avait pour fin de bercer les naïfs et d’exercer la patience de ceux qui ne se résignent pas : l’image reflétait une image plus haute. On ne cesserait de traduire. Tout était jeu de révélation, révélation indéfiniment prolongée.(1)

Ne l’oublions pas : pour Bontempi, pour ce malheureux qui n’avait pas eu d’enfance, les fables des Grecs avaient été comme des contes de nourrice. Il s’en était enchanté, en italien, en latin, en grec ; il leur trouvait un tour romanesque et les relisait comme on relit Amadis ou Les Trois Mousquetaires.

Et voici que, grâce à l’éloquence d’Athanase Kircher, ces aventures capricieuses devenaient des icônes de haute pensée. Orphée  les avait dessinées à cette fin. C’était, disait le maître, une « théologie allégorique ».

Ce traitement, sans doute, tendait à les réduire en idées, en formules abstraites, en sentences dépourvues de vibrations. Mais la musique ne les abandonnait pas. On voyait sur les gravures Orphée en proie à l’enthousiasme. La cithare résonnait sous ses doigts. Ou bien il tenait un violon, en tirait des accords célestes.

Ce violon est sans doute un affreux anachronisme.(2) Songeons seulement que, mieux que la cithare, il imite la voix humaine, la pression du son continu, la force d’une passion intense.

Bontempi a vécu obsédé par cette image, pendant ces quelques années qu’il a passées à Rome. Sans doute ne faut-il pas oublier toutes les fêtes auxquelles il a pu assister. Attaché au cardinal Francesco Barberini, il a chanté dans des palais, dans des jardins, dans des églises. Ses yeux ont été éblouis par les lumières, les marbres, les étoffes, les pierreries. Il a regardé des tableaux, des statues, de belles formes humaines.

On ne sait pas s’il a entendu parler de Galilée.

Mais on ne le comprendrait pas si l’on voulait effacer Orphée, ces hymnes étranges qu’on lui attribue, et qui chantent tous les dieux en litanies mystérieuses.

Le père Kircher commentait ces hymnes. Il expliquait chacun de ces mots rares, qu’on avait crus d'abord inintelligibles, et qui, soudain, s’illuminaient. En ce temps-là, pour peu que le maître ait une belle voix, la philologie était une mystique.

C’était aussi une musique. Des poètes anciens on passait sans peine aux compositeurs d’aujourd’hui, et d’abord à Monteverdi, maître du récitatif. Lui seul avait su trouver pour le personnage d’Orphée les accents qui convenaient.

Beaucoup d’autres s’y étaient essayés. Jamais ils ne parvenaient à donner comme lui l’impression que leur musique naissait de la parole même, par une métamorphose comme naturelle. Jamais ils n’avaient maîtrisé cette lumière intérieure qui transforme les phrases en un chant. Un chant qui se libérait des rythmes trop nets, des cadences trop appuyées, de la mesure mécaniquement battue ; qui laissait loin derrière lui ces musiques dont on se sert pour danser, ou pour faire marcher une troupe de soudards, ou pour que se démènent, savants,  les singes et les ours.

Ce chant, Bontempi le retrouvait à l’Église Saint-Pierre, quand Frescobaldi tenait l’orgue.

C’était peut-être, malgré tout, quelque chose de la musique antique, quelque chose de la voix d’Orphée.

 

NOTE DU TRADUCTEUR.

(1)J’espère n’avoir pas, par maladresse, défiguré cette page étrange. Béloroukov partage-t-il la méfiance générale que suscite Kircher ? À de certains endroits, on l’imagine fasciné. A-t-il été pris par la flamme de Fausta Peranda ? Ou son admiration s’adresse-t-elle, au-delà du savant jésuite, à la belle Lucile Saran ?

On se pose pourtant sur Kircher d’innombrables questions. Il arrive que son honnêteté soit mise en doute.

 

(2) Lucile Saran m’a confirmé que ce violon, qui est en réalité une viole à bras, est représenté souvent sur les gravures de l’âge classique. Je suis convaincu pour ma part qu’elle l’a dit également à Joël Cauchard et que c’est la raison pour laquelle il s’est mis à l’étude de l’instrument.

Voir

PINDARE

FAUSTA PERANDA ET L’OPÉRA SELON ORPHÉE

LUCILE SARAN