SAINTE FACTICE

 

Encore une histoire que m’a racontée Théophile Saran :


« On m’avait dit, au collège Saint-Exupère : « Ces trois femmes n’en font qu’une. » Trois femmes, c’est-à-savoir Marie de Magdala, Marie de Béthanie et une femme anonyme. La chose allait de soi pour mon professeur de doctrine chrétienne. Le curé de la paroisse n’aurait pas imaginé qu’on pût la mettre en doute : sainte Marie-Madeleine était la patronne de son église. Dans ma famille, aucune hésitation n’était possible. C’est pourtant avec réticence qu’on abordait le sujet, parce que Marie-Madeleine est, dit-on, la patronne des filles repenties. C’est aussi, par ailleurs, la patronne des parfumeurs. Pourquoi ? Et qu’est-ce qu’une fille repentie ?
Il y a dans la ville, comme à Marseille, une « rue des Repenties ». Par un curieux paradoxe, elle se trouve dans le beau quartier. Ce n’est pas contre elle, mais contre certaines venelles  proches de la gare que l’on met en garde les jeunes gens des familles honnêtes. Fardée sans discrétion, parfumée sans modération, vêtue sans respect pour la pudeur, la victime des sept démons attend le chaland sous un réverbère de l’impasse Jules Guesde. Ou bien elle est enfermée dans une maison infréquentable, remarquable à sa lanterne rouge. Je vous parle d’une époque lointaine, quand les lanternes rouges avaient encore une existence et une signification.
Le Christ a délivré Marie de Magdala des sept démons qui l’habitaient. Ces démons ne pouvaient loger que dans le bas ventre, si l’on en croit les théologiens. Marie de Magdala s’est donc repentie, comme l’autre, celle qui n’a pas de nom, et qui pleure. De ces deux femmes, peut-on n’en faire qu’une ? Oui, disait le missel, intrépide, dans son commentaire sur la fête du 22 juillet. Oui, disaient, sûrs d’eux-mêmes, les théologiens.

— Pour autant que je sois bien informé, dis-je, les orthodoxes récusent ces théologiens-là. En Russie, on distingue les deux femmes et Marie de Magdala n’est jamais traitée de « pécheresse ». Ce serait une calomnie et un blasphème.

— Vous avez tout à fait raison. Mais je ne le savais pas alors. J’ai dû analyser tout seul les textes, mettre par moi-même au jour le jeu d’analogies qui conduit à la confusion. Marie de Magdala était au pied de la croix ; elle est la première qui ait couru au tombeau, le surlendemain, une fois passé le sabbat. Elle est la première à avoir vu le Christ ressuscité ; elle a failli ne pas le reconnaître. Et pourtant elle le suivait depuis plusieurs années, depuis qu’il l’avait délivrée de ses sept démons. Que veut dire cette formule ? Nous ne la comprenons plus. Nous ne rencontrons plus de possédés. Ou nous ne les reconnaissons plus comme tels. Qui étaient ces démons ? On n’hésitait guère autrefois. Une femme possédée ne pouvait être que folle de son corps. Les démons de l’envie ou de l’orgueil s’en prenaient de préférence aux hommes. Dire d’une femme qu’elle était pécheresse ne pouvait avoir qu’un sens : elle ignorait toute pudeur. Or, peu avant le verset où il est dit que Marie de Magdala avait été habitée par sept démons, le texte parle d’une « pécheresse » anonyme, qui était venue pleurer aux pieds du Christ.
 Un pape respectable — on célèbre en lui le promoteur du chant grégorien — a cru pouvoir l’identifier à Marie, et se renforcer dans l’idée que Marie avait abusé de son corps. Mais la rencontre du Christ l’avait métamorphosée. Elle était devenue une image du repentir.
 On ne s’est pas arrêté là. Il est question, ailleurs, d’une autre Marie, une Marie de Béthanie. On raconte qu’un jour, alors que le Christ était chez elle en visite, elle buvait ses paroles, au point que plus rien ne lui importait. Et c’était Marthe sa sœur qui se donnait de la peine, pour que l’hôte soit convenablement reçu. Toutes deux avaient un frère, Lazare. Il mourut et le Christ le ressuscita. Il n’est dit nulle part que cette femme collectionnait les amants. Mais un détail la perd : alors que le Christ était à table dans la maison d’un certain Simon, Marie de Béthanie est entrée dans la salle ; elle tenait un vase de parfum, qu’elle a versé sur la tête du Seigneur. Or la « pécheresse » anonyme, alors que le Christ était à table dans la maison d’un certain Simon, est entrée dans la salle ; elle tenait un vase de parfum, qu’elle a versé sur les pieds du Seigneur. Les deux Simon seraient-ils une seule et même personne ? Rien ne le dit. Les deux événements n’ont-ils pas eu lieu à des moments différents de l’histoire ? Ce n’est pas improbable. Mais surtout — et le texte le souligne — les deux gestes ne se confondent pas et ils n’ont pas la même signification. Marie de Béthanie accomplit un rite funèbre ; elle annonce la mort du Seigneur. La femme sans nom veut rendre hommage à quelqu’un qu’elle admire : depuis qu’elle l’a vu, elle souhaite vivre autrement. Et elle pleure.
Il y a des théologiens qui lisent trop vite. Ils en viennent à confondre la tête et les pieds. Et ils ont fabriqué une sainte factice, comme disent les gens de bibliothèque des recueils où ils ont rassemblé sous une même reliure et sous une même cote plusieurs brochures minuscules, qui ont vaguement trait à un même sujet. 

 

Voir MARIE-MADELEINE

Béloroukov fait aussi référence aux « recueils factices » dans son analyse du travail de Fausta Peranda. Voir FAUSTA PERANDA ET L’OPÉRA SELON ORPHÉE.

S’il faut en croire les loustics, Marie-Madeleine inquiétait Lothar Wassermann. Voir MERETRIX