LABYRINTHE

(Article publié dans Lagban)

 

Un lecteur m’écrit pour me faire part de son indignation.
« Je m’intéresse aux labyrinthes ; nous allons en construire un dans notre ville, pour amuser les enfants. J’ai lu pas mal de choses sur le sujet. Il y a des géomètres très sérieux qui ont écrit de bonnes pages. Là-dessus je regarde un dictionnaire, et qu’est-ce que je trouve ? Une définition par la mythologie. Est-ce que ça a un sens ? Pourquoi déranger ces vieilles fariboles, alors qu’on pourrait être rigoureux, et même scientifique ? »
Je suis allé voir un dictionnaire, deux dictionnaires, trois dictionnaires. En russe et dans d’autres langues. C’est vrai : on commence par faire venir, sortis du royaume de la fiction, Thésée, le Minotaure, Dédale et autres ectoplasmes. Pourquoi ?
Je suis allé voir un géomètre, un vrai savant. On m’avait dit qu’il était spécialisé dans la théorie des graphes et qu’il s’intéressait particulièrement aux labyrinthes.


« Pouvez-vous me donner, de votre point de vue, une vraie définition du mot « labyrinthe », une définition objective ? 
— Oui. C’est un ensemble de chemins, tous reliés entre eux, avec des boucles et des impasses. 
— Des impasses ?
— Des culs-de-sac, si vous préférez. Vous vous engagez dans une voie, et vous finissez par tomber sur un mur. Vous n’avez plus qu’à faire demi-tour. Si vous avez sous la main un moyen de marquer votre passage, vous indiquez que cette voie est sans issue. On ne devrait jamais entrer dans un labyrinthe sans se munir d’une bombe de peinture.
— Vous avez parlé de « s’engager sur une voie ». Est-ce que ça veut dire qu’on a le choix ?
— Évidemment. Dans un labyrinthe, il y a des carrefours. À chaque carrefour, il y a au moins une voie qui vous conduira vers la sortie. Il peut y en avoir plusieurs, qui offrent des itinéraires plus ou moins longs. Mais il y en a toujours une. Ce qui vous intéresse, c’est bien de sortir, n’est-ce pas ? »
J’avais l’impression qu’il me regardait comme un grand timide pas très malin. Malgré tout, j’ai continué à poser des questions.
« Les voies qui ne conduisent pas vers la sortie sont toutes des impasses, des culs-de sac ?
— Non. Il y a les boucles.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous vous engagez dans une voie. Au bout d’un certain temps, vous revenez à votre point de départ. Vous avez fait le tour d’un îlot.
— Il faut encore faire marcher la bombe à peinture ?
— C’est conseillé. Quand vous aurez peinturluré toutes les entrées d’un carrefour, sauf une, vous entrevoyez le salut.
— Je récapitule : des carrefours, des impasses, des boucles, des îlots. Les boucles font le tour des îlots.
— Je vous ai parlé de boucles simples. Il y en a de complexes. Plusieurs boucles reliés entre elles. Vous avez plusieurs moyens de tourner en rond.
— Bon. Et qu’est-ce que vous faites du centre ? Il faut un centre dans un labyrinthe.
— Ce n’est pas nécessaire. N’importe quel carrefour peut jouer ce rôle. Il suffit qu’on le prévoie assez spacieux, qu’on y ajoute de belles statues. C’est l’affaire de l’architecte ou du jardinier. Le géomètre n’a rien à dire. »
Il s’était levé de son fauteuil ; il allait me mettre dehors. Je lui faisais perdre son temps. Pourtant, j’ai eu le toupet de risquer :
« Je vous ai dit que ce qui m’intéresse, c’est le mot « labyrinthe ». Le mot. Si je vous demande de définir le mot « parallélogramme », ce que vous me direz sera net : un quadrilatère dont les côtés sont parallèles deux à deux. Condition indispensable, qui en implique d’autres : côtés égaux deux à deux, angles égaux deux à deux. Vous m’avez donné quelques éléments d’une définition pour le labyrinthe : carrefours, impasses, boucles. Vous vous passez très bien du centre. Est-ce que les culs-de-sac sont inévitables ?
— Non, on peut très bien concevoir un labyrinthe sans culs-de-sac.
— Et les boucles ?
— On peut s’en passer.
— Allons bon ! Bientôt il ne restera plus rien. Peut-on aussi se débarrasser des carrefours ?
— Il n’en est évidemment pas question. »
Il allait se fâcher. Je me dépêchai de lui montrer, épinglé sur le mur au-dessus de son bureau, la photo d’une mosaïque romaine, qu’on voit en Tunisie. Au centre, – car il y a un centre, – Thésée pourfend le Minotaure. Le chemin qui l’a amené jusque là est long, tortueux, plein de replis et de détours. Il ne comporte ni cul-de-sac, ni carrefours. Pas de boucles non plus.
« Est-ce que c’est un labyrinthe ? »
Il demeura pensif un long moment ; puis, soudain, il éclata d’un rire énorme.
« Vous m’avez mené par le bout du nez. Je ne sais pas si c’est vraiment un labyrinthe, mais ça s’appelle couramment un labyrinthe. Vous avez raison. Cette mosaïque n’est pas isolée. On en trouve des centaines comme celle-là. Il y a même une variante religieuse, sur les pavés de certaines cathédrales, en Occident. On parle encore de « labyrinthe ». On dit aussi : « chemin de Jérusalem ». C’est une représentation du pèlerinage. Une entrée, un centre ; pas d’impasses, pas de boucles, pas de carrefour. Simplement des détours presque infinis. Si on pouvait déplier la figure, on aurait une ligne droite, toute simple, toute nue. On ne peut pas s’y perdre.
— Un labyrinthe où l’on peut ne pas se perdre ?
— Non. Un labyrinthe où l’on ne peut pas se perdre. Notez la nuance. Pour moi, elle est capitale. Encore que…
— Encore que… ?
— Boris (c’est mon petit-fils, il a dix ans) prétend que, dans ce labyrinthe à voie unique, s’il est très grand, si le trajet est très long, il peut arriver que le voyageur soit pris d’un doute : il marche, il marche, et il n’est toujours pas arrivé ; il a entendu déclarer que, dans un labyrinthe, on peut se perdre. Il se dit qu’il a peut-être manqué le bon chemin. Il est si fatigué qu’il ne sait plus s’il a déjà rencontré un embranchement, une fourche, un carrefour. Il finit par se persuader que oui, il a traversé une espèce de place, il a pris à gauche, bêtement… L’illusion est si forte qu’il décide de retourner sur ses pas. S’il répète la manœuvre plusieurs fois, il finira par mourir d’épuisement sans avoir atteint ni le centre ni la sortie.
— Mais comment en arrive-t-on à cette idiotie ?
— On lui a dit qu’il pouvait se perdre ; on lui a dit qu’il fallait choisir la bonne voie. On ne lui a pas dit qu’il y avait labyrinthe et labyrinthe, que le même mot désignait des réalités différentes.
— Ce serait donc une affaire de langage ?
— Pas uniquement. J’ai travaillé sur les problèmes du labyrinthe d’un point de vue très particulier. Disons, pour rester intelligible, que je voulais savoir comment sortir de ce genre de lieu quand on n’a pas de bombe à peinture. Les labyrinthes à voie unique ne m’intéressent pas ; quand vous êtes arrivé avec vos questions, j’avais parfaitement oublié qu’ils existent aussi. Et pourtant il y a cette photo au-dessus de ma tête. Vous êtes déjà allé en Tunisie ? »
La conversation allait basculer, prendre une autre direction. Mais moi, je voulais sauver mon sujet.
« Vous ne voulez pas me donner une définition ? 
— Je voudrais bien. Mais j’hésite. En fait, je devrais vous dire : ce qui définit le labyrinthe n’a rien qui intéresse un géomètre. Ce qui définit le labyrinthe, c’est la trouille. Élément désespérément subjectif. Ça vous va ?
— Il faut bien. C’est un peu décevant. Merci tout de même.
— C’est comme le diable. Il n’existe pas. Personne ne sait rien sur lui. On raconte des milliers d’histoires. Mais au fond, il suffirait de dire : c’est quelqu’un dont on a affreusement peur, parce qu’il ment. »
J’ai descendu l’escalier, légèrement vacillant. Le géomètre me regardait, avec un vague sourire.
Partir de la mythologie au lieu de tracer des figures géométriques, c’est peut-être avouer que le langage n’est pas seulement un instrument de connaissance, bien qu’il semble à beaucoup n’être rien d’autre. Est-ce qu’il ment ?

 

Le labyrinthe a fait réfléchir Théophile Saran.

Voir SAINT-GERMAIN-DES-FOSSÉS

Pourquoi le labyrinthe fait peur.

Voir THÉORÈME DE BUKKLE