THÉORÈME DE BUKKLE


Tante Lydie ne m’est rien. Je ne l’ai jamais vue. Elle pourrait ne pas exister. Pour moi, c’est un être composé seulement de mots.
Je pourrais, avec des mots, me fabriquer une tante Lydie. Je l’appellerais Svetlana Fiodorovna. Elle fréquenterait les belles dames d’Arkhangelsk, celles pour qui ma mère brodait des nappes et des chemisiers. Elle nous rendrait parfois visite, par charité, par sens de la famille ou par besoin de parler.
Je connais une des nièces de tante Lydie. Elle s’appelle Sibylle Roussillon.  Elle m’a fait de la bonne dame un portrait assez pittoresque, que j’essaie de transposer dans la Russie de mon enfance.
Il faut se représenter une personne bien emparlée, demoiselle, ou veuve, qui vit en visite, et colporte en tous lieux des informations inutiles. Elle possède à fond la parenté, familles alliées comprises, et peut vous apprendre à chaque instant que Colombe et Stanislas viennent d’avoir une délicieuse petite Amandine, que la dernière-née des Savart doit se marier à la fin d’avril, que ce pauvre Amédée supporte héroïquement sa triste maladie… Vous ne voyez pas très bien qui est Colombe, ni de quoi souffre Amédée. Le nom de Savart vous dit bien quelque chose, mais quoi ? Tant pis pour vous. Vous vous consolerez en pensant que, si vous arriviez à retenir tous ces détails, vous auriez l’impression que le monde est en ordre.
Je me figure donc avoir une tante Svetlana, grâce à qui je sais que Olia et Kostia viennent d’avoir une délicieuse petite Illa, que la dernière-née des Pobiéda doit se marier à la fin d’avril, que ce pauvre Liova supporte héroïquement sa triste maladie… Un être composé de mots, pourvu qu’il soit bavard, peut fabriquer en grande quantité des êtres qui lui ressemblent.
Tante Lydie est-elle un mythe, une allégorie, un personnage typique ?
Elle m’a beaucoup instruit, grâce à une faille qui l’affecte, sa seule faille peut-être : elle connaît le théorème de Bukkle, le cite avec enthousiasme quand la circonstance le requiert ; et pourtant, sans se le dire, elle regrette son existence ; il l’offense et l’humilie.
Tante Svetlana a la même attitude devant le théorème de Petlioura.
Comme on sait, quel que soit le nom qu’il porte, le théorème s’énonce : « Quand deux parfaits inconnus se rencontrent, dans un cas sur quatre, ils se découvrent une connaissance commune. »
Bien entendu, il ne s’agit pas d’un théorème. On peut tout au plus parler d’une constatation statistique. Mais les bavardages mondains sont rarement soucieux de précision. Et ils pratiquent ce qu'il faudrait nommer, à l'image du « grandissement épique », le « grandissement scientifique ».
C’est une observation qu’on a souvent l’occasion de faire, surtout lorsqu’on voyage un peu. Il suffit d’être confronté, avec ou sans présentation, à des gens qu’on n’a jamais vus, et la coïncidence se produit. « Ah ! vous connaissez Denis Lambert !…  Ah ! vous connaissez Bligny-sur-Drouve !...  Ah ! vous connaissez Sacha Savine !...  Ah ! vous connaissez Pogorelovo !... » La rencontre réjouit  d’autant plus qu’elle paraît moins probable. Et la scène donne lieu à rituel.
Le Bukkle-Petlioura échappe évidemment à toute démonstration. C’est une observation, fondée sur des statistiques douteuses : « dans un cas sur quatre », « dans vingt-cinq pour cent des occurrences »… L’interprétation va son train. C’est trop peu pour les uns. Beaucoup trop pour les autres. Selon l’humeur du moment, on se dit : « La coïncidence est banale ; elle se produit une fois sur quatre », ou « La coïncidence n’est pas banale ; elle ne se produit qu’une fois sur quatre ». Derrière ces remarques toujours désagréables, se profile une autre pensée : bien accueillie ou méprisable, la coïncidence devrait ne pas se produire ; elle rompt l’ordre du monde. C’est pourquoi, si certains s’en enchantent, d’autres s’en méfient.

À chaque fois que, dans un salon, tante Lydie-Svetlana assistait à l’événement — deux inconnus se découvrent une relation commune — elle se hâtait de réciter la formule. Elle la récitait avec componction, mais non sans autorité, de peur sans doute que quelqu’un n’aille plus vite qu’elle. Il fallait qu’elle soit la première à évoquer Bukkle-Petlioura.

Embelli par le théorème de Bukkle-Petlioura, modelé par les maximes de l’algèbre élémentaire (« les amis de nos amis sont nos amis »), le monde de tante Lydie-Svetlana est en ordre. Et pourtant, parfois, la bonne dame éprouve on ne sait quoi, un regret, une vexation.
Elle adore faire se rencontrer des gens qui ne se connaissent pas. Dans cette utile activité d’intermédiaire, elle voit un plaisir et un devoir. Plaisir et devoir coïncident. Elle y réfléchit dans ses heures de solitude : Hilaire et Célestin ont tous deux du goût pour les céladons. Pourquoi devraient-ils continuer à s’ignorer ? Elle les invite ensemble à sa table.
Elle a, naturellement, la fureur des mariages. Aux jeunes filles tout juste épanouies, aux malheureuses divorcées, aux veuves qui craignent de vieillir seules, elle fournit des prétendants. Elle organise de petites réceptions pour mettre en présence ceux qu’elle destine l’un à l’autre.
C’est à elle que Charlotte doit d’avoir connu Irénée. Tante Lydie avait eu, comme souvent, une intuition juste. Les futurs époux —ils ne se doutaient pas qu’ils le seraient un jour — s’étaient lancés dans une conversation animée. La vieille dame aurait dû avoir la sagesse de s’éclipser. Elle tarda. Elle les entendit évoquer des souvenirs, découvrir qu’ils avaient autrefois, indépendamment l’un de l’autre, dans une ville lointaine, rencontré la même personne, qui s’appelait, je crois, Antonin-César. Elle prononça donc la formule rituelle : « Lorsque deux parfaits inconnus se rencontrent… »  Elle avait l’air satisfait qui convient.
Sibylle, qui n’était pas loin, crut apercevoir, dans les yeux de sa tante, l’expression d’on ne sait quel désappointement, peut-être même une ombre d’irritation. On aurait pu croire à une susceptibilité froissée. Et, de fait, qui prépare les mariages ? Qui en prend l’initiative ? Qui les réussit ? À qui doit-on de la reconnaissance ? N’y a-t-il pas comme une impolitesse à découvrir qu’on se connaît déjà, si peu que ce soit, par un lointain détour ?
Elle avait devant elle deux êtres vierges, entièrement soumis à sa bienveillance. Soudain, ils apparaissent liés par Bukkle, c’est comme s’ils avaient péché. Ils étaient coupables de court-circuit, voire — pourquoi pas ? —d’inceste. Ils ne l’ont pas respectée. Ils ont bafoué son omniscience. Ils n’ont pas compris qu’elle était à la fois le Destin et la Providence.
Si Dieu n’existe pas, si c’est un homme qui l’a inventé, cet homme a pris tante Lydie pour modèle. Il lui aurait suffi peut-être de se contempler dans un miroir. Tout être humain connaît cette tentation. Pour tante Lydie, le monde est un arbre dont elle est le sommet. Si d’aventure un lien direct s’est établi entre deux individus, si l’on peut aller de l’un à l’autre sans passer par elle, s’il apparaît une boucle, l’arbre se transforme en labyrinthe. Et la terreur règne.

On raconte, dans certains cercles, que Bukkle a réellement existé. C’était un jeune mathématicien, néerlandais et plein d’avenir. Il avait formulé, dans les recoins de la théorie des graphes, une conjecture qui a porté quelque temps son nom. Quelques séminaires se consacrèrent à son examen. On y formula des objections. Elle n’y résista pas. Elle ne tenait pas debout. Elle perdit son nom parce qu’elle cessa d’exister. Entretemps, déguisée en théorème, elle se répandit dans les dîners, à Paris et ailleurs.
Déconsidéré, le jeune homme eut la chance de faire un petit héritage ; il jeta les maths aux orties ; dans une petite ville de la Frise, il ouvrit une boutique de bandes dessinées.
A-t-il pris Petlioura comme associé ?

 

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LABYRINTHE

LES AMIS DE NOS AMIS

SIBYLLE ROUSSILLON