PORTRAITS

(Article publié dans Lagban)


Un lecteur m’écrit pour me faire part de son étonnement. Il se rappelle avoir, pendant ses études, appris à commenter les descriptions que réussissent les grands romanciers, et les portraits détaillés qu’ils font de leurs personnages. Or, relisant récemment Les Trois Mousquetaires, qu’il tient pour un chef-d’œuvre, il est tombé, dès le début, sur une phrase qui l’a perturbé. « C’était une pâle et blonde personne, aux longs cheveux bouclés, tombant sur ses épaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lèvres rosées et aux mains d’albâtre. » Et il pose une question gênante. Il ne se demande pas si cette peinture est bien ou mal faite. Il s’interroge seulement sur son efficacité : est-ce que réellement un lecteur, avec cette énumération, peut se faire une idée du visage de Milady ? Est-ce qu’un artiste, peintre ou graveur, a des chances de transcrire en images visibles ces notations dont un policier ne pourrait pas faire grand-chose, s’il prétendait s’en servir pour identifier une personne particulière ? À quelle réalité ces mots correspondent-ils ?

J’aurais l’audace que s’interdit mon correspondant. Je porterai un jugement, et sévère : cette phrase me fait penser à un coloriage pour petits enfants. Il faut un crayon jaune, une crayon bleu, un crayon rose. Pour l’albâtre, on se débrouille comme on peut. Réellement, ce portrait n’est pas une des plus belles réussites du genre. Je lui opposerais volontiers quelques phrase de notre Tourguéniev, qui est un orfèvre en la matière.


« Elle était grande, bien faite, quoique son buste un peu creux fût surmonté d’étroites épaules ; elle avait une carnation mate, rare à son âge, claire et unie comme la porcelaine, des cheveux blonds et épais dont quelques touffes étaient plus foncées que d’autres. Admirablement réguliers, les traits de son visage n’avaient pas encore tout à fait perdu cette expression de candeur inhérente à la première jeunesse ; mais dans l’inclinaison nonchalante de son beau cou, dans son sourire moitié languissant, moitié distrait, on devinait une nature nerveuse ; et dans ces lèvres minces, s’entrouvrant à peine, dans ce nez bien proportionné, aquilin, mince, il y avait quelque chose de résolu, de passionné, quelque chose de dangereux pour les autres et pour elle-même. Fascinateurs étaient réellement ses yeux gris foncé à reflets verdâtres, longs et voilés comme ceux des divinités égyptiennes, avec des cils  rayonnants et des sourcils altiers et fins. L’expression de ces yeux était étrange : ils semblaient regarder au loin, attentivement, mélancoliquement. »


Malgré l’apparence, il faut convenir que les deux textes procèdent de la même manière : c’est un voyage qu’ils proposent. Le regard se pose successivement sur les cheveux, sur les lèvres, sur le nez, et, évidemment, sur les yeux. Chez Tourguéniev, les détails se multiplient, finement observés, comme on dit. Les adjectifs délicatement choisis suggèrent des nuances originales, peut-être inattendues. L’art est admirable.

Mais, du point de vue qui nous occupe, le résultat est le même. Un artiste se sentirait tout à fait libre d’interpréter les informations qu’il a reçues. Avec elles, il pourrait réaliser cent portraits différents. J’ai envie de me rappeler que j’ai fait des études à l’Académie des Beaux-arts de ma ville, que j’ai pratiqué la gravure. Je devrais m’atteler à cette tâche qui ne me parait pas impossible : réaliser soixante portraits du personnage, en ne laissant de côté aucune des indications que donne l’écrivain.

En fait, ce que décrit Tourguéniev, ce n’est pas l’anatomie de la princesse, c’est le sentiment qu’éprouvent ceux qui la regardent. Ils ne peuvent pas ne pas éprouver une « fascination ». Autour de cette émotion se construit l’idée d’un caractère. On s’imagine comment la jeune femme peut vivre en relation avec le monde où elle évolue ; le narrateur, supposé pourtant extérieur et objectif, s’insinue lui-même dans une histoire possible ; il a déjà compris qu’il va se trouver en face d’un élément « dangereux », dangereux « pour les autres », donc pour lui. À son admiration se mêle une inquiétude.

La finesse de l’analyse s’oppose à la grossière simplicité d’Alexandre Dumas. Et pourtant, du portrait bâclé que l’écrivain français fait de sa « Milady », on pourrait dire aussi qu’il met lui aussi en jeu moins les caractéristiques d’un visage que les sentiments du lecteur : cette beauté, conforme à de certains canons, donc admirable, est donnée comme pâle et languissante. Quelle forme de compassion doit-elle inspirer ? S’agit-il, là encore, d’une fascination ? La suite du roman joue de cette fascination. Mais l’être fragile se révélera bien différent de ce que laissait attendre une première esquisse.
Je serais tenté de pousser très loin la généralisation. Dans quelles circonstances parvenons-nous à décrire avec précision un objet visible ? Voyez quelle peine nous avons à revêtir de mots l’organisation d’une façade ou la disposition des pièces dans un appartement. Plus nous sommes précis, plus nous sommes ennuyeux.
Par le jeu d’adjectifs et autres ornements, nous voyons revenir, dans une description qui se voudrait géométrique, des mouvements de sensibilité qui s’exprimeraient aussi par des cris, des soupirs, ou des gémissements, pour ne rien dire des mimiques.

Notre langage articulé est encore tout baigné de ce que nous avons en commun avec les chiens ou les ours : des sons qui ne parlent pas du monde, mais de ce que ressent l’individu. L’individu est aussi un monde, mais fermé.

Il faut bien de la présomption pour prétendre décrire un visage, un corps. Pour ma part, je me sens obligé de m’abstenir, par respect.

 

Béloroukov semble n'avoir jamais changé d'avis. On s'en rend compte en lisant, par exemple, son article FILS DE L’IMPRIMERIE. Le lecteur voudrait un portrait. Il sera déçu.

Je comprend cette pensée. J’en glisse un mot dans ma note APPARITION DE LUZ