FILS DE L’IMPRIMERIE


On m’avait conseillé d’écrire à Lucile Saran. Ce que je fis. Elle me répondit sur-le-champ, si bien que je l’allai voir avant d’avoir pris le temps de consulter les encyclopédies. J’arrivai chez elle innocent. De Bontempi, je ne savais rien.

Je ne savais pas non plus combien elle était belle. Belle d’une beauté grave, sombre et sereine. Apparition éblouissante. Je me suis soudain rappelé que j’avais été peintre et graveur. Comme j’ai regretté d’avoir perdu la main !

Elle me dit :

« Bontempi est fils de l’imprimerie ».

Et, comme je restais interrogativement muet :

« À la fin du XVIIIe siècle, on ne savait presque plus rien de l’ancienne musique. Mais  Bontempi  n’avait pas été oublié. Certes, on ne jouait plus ses œuvres. Mais il avait laissé deux livres. Et il s’est trouvé des gens pour les lire.

En 1662, à Dresde, Melchior Bergen a imprimé l’opéra Pâris, sous trois formes différentes : livret en italien, livret en italien avec traduction allemande, et partition intégrale, avec musique, ce qui, à cette époque, est tout à fait exceptionnel. Quelque trente ans plus tard, à Pérouse, Constantini a publié l’Historia musica, ouvrage théorique très ennuyeux

— Que vous avez lu, évidemment.

— J’ai beaucoup souffert.

— Ce n’est pas tout plein d’anecdotes pittoresques ?

— Il y en a fort peu. »

Elle prit, dans la bibliothèque, un volume assez mince.

« C’est une réédition moderne, une reproduction anastatique. »

Elle l’ouvrit. Je vis des diagrammes rébarbatifs, des tirades interminables, un peu de musique, que je ne savais pas lire. Spectacle désolant. Je levai les yeux. Un vers français me revenait en tête.

« Dieu, qu’il la fait bon regarder. »

Elle semblait accepter ce regard insistant et respectueux. Elle dit :

« On a prétendu qu’il s’agissait d’une histoire de la musique, de la première du genre.  C’est presque absolument faux. »

(Que j’ai aimé cette expression : « presque absolument » !)

« Pourquoi « absolument » et surtout pourquoi « presque absolument » ?

— Parce que vous ne trouverez pas ce que vous attendez : des informations sur les grands compositeurs et sur leurs œuvres. Il y a, c’est vrai, une perspective historique très générale : tout se construit sur une opposition entre la musique de l’antiquité, résolument monodique, et la polyphonie des temps modernes. L’idée n’était pas alors tout à fait banale. Il y avait toujours des savants pour prétendre que les Grecs chantaient à plusieurs voix. Bontempi leur dit vertement leur fait.

— Et l’opéra ?

— Même chose. On a dit et répété que c’était le premier opéra jamais joué en Allemagne.

— Proposition « presque absolument » fausse ?

Elle sourit. Est-il permis d’être aussi belle ?

« C’est le premier opéra italien jamais joué à Dresde. Trente ans plus tôt, Heinrich Schütz a donné une Daphné dont le livret est en allemand.

— Et dont la musique est sublime…

— Schütz est un artiste extraordinaire. Mais sa Daphné est perdue.

— Perdue ?

— C’est le sort de bien des musiques, à cette époque. Elles restaient manuscrites. Il suffit d’une étincelle. »

Le silence a pesé soudain. Daphné s’enfuyait. Le dieu se désolait. Les musiques flambaient, devenaient cendres.

« Je suppose qu’il existe des biographies.

— J’en connais une, très sûre. Mais son auteure ne l’aime pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle a l’impression de rester toujours très loin de ce qui importe. Elle donne des faits, des dates ; elle cite des documents. Mais du musicien, elle ne peut rien dire. Elle ne sait pas s’il a aimé sa musique, s’il l’a aimée vraiment, ou s’il s’est contenté d’appliquer des recettes. A-t-il pris plaisir à travailler ?

— On peut le supposer.

— Justement, c’est ce que Fausta refuse. Elle ne veut pas supposer. Elle ne pourrait faire, dit-elle, que des hypothèses convenues. Des hypothèses pâles.

— Mais, sans hypothèses, que sait-on vraiment ?

— Presque rien, des dates. 1625, il naît. À Pérouse. Quand il a  douze ans, il part pour Rome, y apprend son métier de chanteur. De 1643 à 1650, il est à Venise, dans le chœur de la basilique Saint Marc. De 1650 à 1680, il exerce à Dresde, chez le Prince Électeur,  les fonctions de maître de chapelle. Il revient ensuite à Pérouse, s’achète une maison dans une petite ville voisine, qui s’appelle Brufa. Il y compose son livre théorique, et y meurt en 1705. Il a quatre-vingts ans. Voilà. »

J’ai du mal à mémoriser cette notice, que Lucile a récitée le plus vite possible, avec un sourire narquois. Mon Dieu ! Ce visage ! Et cette bouche ! Et ces mains ! Il ne faut pas essayer de la décrire. Cela n’aurait aucun sens. Mais que j'aimerais les dessiner. Dessiner leur caresse.

J’avoue :

« J’ai retenu des nombres ronds. 1650 : notre homme monte en grade, juste au milieu du siècle. 1680 : on l’envoie promener. C’est cela ?

— Oui. Les Italiens coûtaient trop cher à la cour de Saxe.

— Et l’opéra ? A-t-il aussi droit à un nombre rond ?

— Pas vraiment. 1662. Aucune signification symbolique. Un nombre plat. Mais c’est la même année qu’on a joué à Paris l’Hercule amoureux de Cavalli. Pour les noces de Louis XIV.

— Il y a un rapport ?

— Peut-être. Un rapport d’analogie. Les loustics s’étaient beaucoup divertis. 

— Les loustics ?

— Il y a longtemps, j’enseignais dans un collège, très loin de Paris, où j’étais pourtant contrainte d’habiter, pour des raisons familiales. Je passais des heures dans le train. À Beaufort-en-Tarlais, je me suis vite fait toute une bande d’amis, qui m’ont aidée à ne pas désespérer. Ils avaient découvert que je prétendais faire une thèse. Bontempi leur a paru un nom bizarre. Ils m’ont posé des questions sur sa biographie ; et ils se sont mis à broder à partir de ce que je leur racontais. Au réfectoire, ils inventaient des épisodes à dormir debout.

— Si bien qu’on pourrait écrire une vie fantastique de notre homme.

— On l’a écrite. On a écrit aussi une « vie vraisemblable ». Vous lisez l’allemand ?

— Je me débrouille. Mais pourquoi l’allemand ?

— Avec son nom italien, Fausta Peranda est en réalité allemande. C’est l’allemand qu’elle enseignait comme lectrice au collège. Nous sommes restées en correspondance, elle et moi. Elle m’a un jour envoyé, manuscrite, la biographie dont je vous parlais. Déçue par ce travail, persuadée comme moi que les biographies scientifiques manquent par définition leur objet, que les biographies intuitives sont arbitraires tout en prétendant insolemment à une vérité, elle s’est amusée à composer deux fantaisies : sa « Vita verisimilis » — le latin sonne mieux — ne met en scène que des personnages dont l’existence est attestée, mais à qui elle prête des actions imaginaires pour construire un tout cohérent ; la « Vita fantastica », au contraire, presque toute d’invention, indifférente aux données historiques, n’a pas vraiment d’unité ; puisqu’elle juxtapose les fantaisies des loustics, elle  se disperse en chapitres à peine liés. Voulez-vous une photocopie de la « Vita » sous son triple aspect ? »

Si je le voulais ? Parbleu.

               

NOTE DU TRADUCTEUR.
Ébloui par Lucile Saran, Zossima Béloroukov a docilement lu ces textes, dont il a, dans ses Tchoudaks, cité d’importants fragments. Naturellement il les a traduits en russe. Le traducteur doit avouer qu'il a renoncé à lire l’original allemand de la triple « Vita ». C’est donc une traduction de traduction que le lecteur aura sous les yeux.

FAUSTA PERANDA et L’OPÉRA SELON ORPHÉE

 

Voir

BONTEMPI

AB OVO

LOUSTICS

DAPHNÉ

PROLOGUE met en scène le grand Heinrich Schütz

Pour l'analogie, voir FILS DE LA DÉBÂCLE