CORROMPRE L’INCORRUPTIBLE

 

J’ai rencontré Bontempi. Un homme d’affaires russe est entré en relations avec un musicien italien, mort depuis presque trois siècles. Il est possible, quoique bizarre, de présenter les choses de cette façon. À force de lire, et de rêver, j’en suis venu à percevoir, non loin de moi, la présence du défunt. Je lui parle, lui pose des questions ; j’invente les réponses, m’étonne de leur justesse, du tour piquant qu’elles prennent.
Le hasard a œuvré curieusement.
À l’origine, il y avait un contrat à faire signer. Une affaire de plusieurs centaines de millions. Peu importe le détail. Pour mener à bien l’entreprise, il valait mieux s’assurer la bienveillance d’un haut fonctionnaire, dont je tairai évidemment le nom.
Je m’en ouvris à Sibylle Roussillon, qui sait tout (j’en suis persuadé). « Attention, » me dit-elle. « Ce personnage est parfaitement incorruptible. Le moindre cadeau vous l’aliène sans retour. 
— N’a-t-il pas quelque faille ?
— Il vit au XVIIe siècle. Vous trouverez difficilement plus janséniste. »

À quelque temps de là, sur les instances de Sibylle, j’allai au concert. S’y produisait un certain Jonathan Whitehand, fort beau garçon, qui chante en hautecontre. Jonathan est l’amant de Sibylle.
« Avez-vous aimé cette manière de chanter ?
— Elle m’a paru un peu baroque.
— « Baroque » est le mot. Mais comment l’entendez-vous ? »
Je ne l’entendais pas comme il fallait ; je pensait : « bizarre ». On ne sait quoi de vague ; difficile à définir ; une affaire de sentiment. Non. C’était un terme technique, avec des frontières bien tranchées. Jonathan chantait de la musique « baroque ». Il n’allait jamais au-delà de Bach.
Je me découvris un certain goût pour cette musique. Elle était loin de Tchaïkovski. Beaucoup plus émouvante, avec moins de bruit. Je retournai au concert, sans attendre que Sibylle m’y convie.
Un jour, dans une loge d’avant-scène, j’aperçus l’Incorruptible. « On me l’avait dit janséniste. Les messieurs de Port-Royal souffraient-ils les soupirs des violons ? » Sans doute, puisque le personnage se révélait adepte.
C’est lui, l’Incorruptible qui, me croisant dans un couloir, salua le premier. Il m’avait reçu la veille, au ministère, pour discuter du dossier, qui lui paraissait fragile.
Je dis à Sibylle :
« Existe-t-il un opéra baroque qu’on ne joue à peu près jamais ? »
Sibylle fit parler Jonathan. C’était de sa part méritoire. Récemment, il lui avait été lourdement infidèle, et elle avait gros cœur. Il se mit en quatre pour se faire pardonner. Et il dénicha l’oiseau rare.
« Le premier opéra jamais joué en Allemagne, ça te va ?
— Un opéra en italien ?
— Évidemment. »
Cet opéra avait une grande vertu : la partition avait été publiée à l’époque, phénomène rarissime. Et il existait, dans une université de province, une dame aimable qui en avait réalisé la transcription.
Sibylle transmit le renseignement, avec tous les détails. Seraient-ils de quelque utilité ?
Parbleu ! Oui ! J’organiserais la représentation d’un opéra baroque. Ce serait peut-être plus divertissant que de mettre sur pied un colloque international. J’en dirais quelques mots à l’Incorruptible, quand je le croiserais dans le couloir d’une salle de concert. Nous avions accoutumé d’échanger quelques remarques, en passant. J’attendrais que le personnage me pose des questions : où le spectacle aurait-il lieu ? serait-il renouvelé ? comment se procurer des entrées ?
J’avouerais ma gêne : il s’agirait d’une représentation unique, d’une soirée privée, sur invitations. La cérémonie aurait lieu dans un château, au fond d’une province. Quelques sociétés d’amateurs avaient réuni leurs forces pour se donner ce plaisir : revêtir des costumes anciens, se faire jouer, aux chandelles, une musique d’autrefois. Franchir l’abîme du temps.(1) « N’est-ce pas une jolie idée ? »
Le hasard fit bien les choses.(2) Le président de cour d’appel qui dirigeait l’association des « Amis de Frescobaldi » était un cousin de l’Incorruptible. Il lui remit une invitation.
Je n’y étais pour rien. L’enquête avait pris quelque temps. Lucile Saran y avait, sans le savoir, prêté la main.
Ainsi l’Incorruptible se persuaderait que j’étais au service d’un homme de goût.

 

(1) « Franchir l’abîme du temps », n’était-ce pas aussi le vœu de Rutilius ? Voir RUTILIUS ET LE LIVRE.

(2) Si je me fie à certaines paroles que Sibylle a laissé échapper devant moi, Béloroukov n’a pas d’abord cherché une association qui pourrait servir ses projets. Il n’a pas découvert « par hasard » que le président de cette association était parent de l’Incorruptible. Il a d’abord fait le tour des associations de mélomanes, dans l’espoir d’y découvrir un proche de sa victime. « L’enquête a pris quelque temps. » Il a eu de la chance.

Je dois ajouter : il est rare, voire impossible, que Sibylle laisse échapper quelque parole que ce soit sans en avoir conscience. Pourquoi m’a-t-elle parlé, à moi ? (Note du traducteur).

 

 

Voir SIBYLLE ROUSSILLON